Europe

Médiapart - Les infirmières anglaises en grève pour la première fois

Décembre 2022, par Info santé sécu social

Salaires insuffisants, manque de personnel, usure post-Covid : les 15 et 20 décembre, les infirmiers et infirmières anglaises entament un mouvement de grève inédit depuis la création du service de santé public en 1948.

Marie Billon
13 décembre 2022 à 16h58

Londres (Royaume-Uni).– Des ambulances formant une file d’attente à l’entrée des urgences. Ce n’est pas une image liée à un événement catastrophique, c’est une scène quotidienne devant de nombreux hôpitaux britanniques depuis plusieurs mois. Selon la BBC, une ambulance a par exemple patienté 21 heures devant le Royal Worcester Hospital au centre du pays. Pour une urgence, une suspicion de crise cardiaque ou d’AVC, le but est que les secours arrivent en dix-huit minutes. L’an dernier, la moyenne était de quarante et une minutes.

« C’est très dangereux de travailler dans ces conditions », explique Ameera, infirmière dans un hôpital de Londres. Cette jeune femme de 30 ans fait partie des équipes qui s’occupent des patient·es à leur arrivée. Mais une fois dans les services, le manque de main-d’œuvre entrave le travail du personnel soignant. « Il y a un ratio de quatre patients pour un infirmier. Mais nous devons parfois nous occuper de deux, voire trois fois ce chiffre. »

Ameera n’est pas assignée à une unité, elle travaille parfois aux urgences, aux soins intensifs ou dans d’autres unités. Où qu’elle soit, elle estime ne plus pouvoir faire son travail correctement. « Nous ratons des choses. Nous n’avons pas le temps de surveiller le rythme cardiaque, de prendre la tension, parfois même de donner les médicaments. Nous sommes si peu nombreux que pendant qu’on est occupé avec un patient, d’autres sont peut-être en train de s’enfoncer sans qu’on le remarque. »

Et pourtant, Ameera travaille avec la pression de faire de la place quand elle est aux urgences. Les files d’attente d’ambulances sont aussi dues au manque de moyens de l’assistance sociale pour les personnes qui seraient autorisées à sortir si elles avaient accès aux soins adéquats chez elles. Sans cela, elles occupent les lits d’hôpital.

« Nous pensons que les difficultés que rencontrent les urgences ont contribué à peu près au quart des presque 900 excédents de décès enregistrés la dernière semaine de novembre », a déclaré le Dr Adrian Boyle, président de l’association Emergency College of Medicine, sur la BBC. Le sous-financement du service public de santé (National Health Service, NHS), surtout depuis la politique d’austérité des conservateurs à partir de 2010, a été mis en lumière pendant et après la crise sanitaire.

Épuisée et traumatisée par la pandémie, durant laquelle elle travaillait dans les services de soins intensifs, Ameera a dû faire une pause de trois mois. « Pour préserver ma santé mentale », dit-elle. Elle travaille désormais trois jours par semaine. Des journées de 12 heures, « souvent plus longues et pendant lesquelles on n’a parfois pas le temps de boire ou de manger ».

Ameera a pensé à démissionner. « Les collègues qui ne l’ont pas fait y ont songé. » Certains sont partis exercer à l’étranger ou ont rejoint le secteur privé, où les salaires sont plus généreux. « Mais ce n’est pas aussi gratifiant », dit-elle.

Alors Ameera a manifesté devant Downing Street et soutient les grèves de décembre. « Une augmentation de salaire serait la preuve que notre travail est apprécié », dit-elle. Mais c’est aussi indispensable : un hôpital anglais sur quatre a mis en place des banques alimentaires dédiées à ses employé·es. « Les infirmiers en ont assez des bas salaires », a résumé le principal syndicat infirmier anglais, Royal College of Nurses (RCN).

Le salaire médian d’un infirmier est de 34 000 livres par an, selon le NHS Pay Review Body, un panel d’experts indépendants mis en place par le gouvernement. Suivant ses recommandations, Londres a accordé, en juillet dernier, une augmentation d’en moyenne 4,5 %, soit 1 400 livres par an, aux infirmières et infirmiers anglais.

Le RCN demande une augmentation d’environ 17 %. Le syndicat estime que le salaire réel des infirmiers et infirmières a baissé de 20 % depuis 2010, à cause de l’augmentation du coût de la vie et de l’inflation qui dépasse 11 %. Une demande qui n’est « ni raisonnable ni inabordable », avait estimé Steven Barclays, ministre de la santé, en novembre. Trois jours avant la grève, il a ajouté que pour « financer ce genre d’augmentation, il faudrait piocher dans les fonds prévus pour les opérations que les patients attendent ». Le gouvernement venait de rejeter l’offre du RCN de mettre les grèves en pause s’il acceptait de discuter des salaires, comme les syndicats ont pu le faire en Écosse, où un compromis a été trouvé.

Des départs massifs de l’hôpital public
« Il faut que le gouvernement arrête de nous applaudir et nous montre qu’il nous prend au sérieux », rétorque Joan Pons Laplana, infirmier-formateur dans la région de Sheffield, dans le nord de l’Angleterre. Il a quitté la front line, la ligne de front, il y a un an. Il travaillait dans les services de réanimation de l’hôpital de Sheffield. Pour lui aussi la pandémie a été trop dure. « Je me suis senti coupable, mais pour rester au NHS, il fallait que je quitte l’hôpital. »

Joan forme désormais des personnes aux handicaps visibles et invisibles à différents emplois au sein du service de santé. « Nous avons besoin de gens dans tous les secteurs : des porteurs aux travailleurs de cantine, jusqu’aux infirmiers », résume-t-il. Selon les derniers chiffres datant de septembre 2022, le NHS avait alors 132 139 postes à pourvoir, soit 10 % des effectifs. C’est aussi 26 000 emplois vacants de plus que trois mois plus tôt, en juin 2022.

« Il y a une crise du recrutement mais aussi de la rétention de la main-d’œuvre », analyse Joan. L’an dernier, plus de 25 000 infirmiers et infirmières ont quitté le NHS, selon les registres du Nursing and Midwiferie Council. Un chiffre que le gouvernement ne prend pas en compte quand il fait le point sur l’objectif présenté dans son programme électoral de 2019 : recruter 50 000 infirmiers et infirmières d’ici mars 2024. Selon le centre de réflexion The King’s Fund, leur nombre a augmenté de 26 000 entre 2019 et 2021, mais « le recrutement n’a pas un impact clair sur le manque d’infirmiers ».

Le problème, selon le think tank, est que « depuis deux décennies, il n’y a pas eu de planification claire pour affronter cette crise, le manque de personnel a continué à s’aggraver ».

C’est une analyse que confirme Anne-Marie Rafferty, professeure à l’université King’s College de Londres et ex-présidente du RCN de 2019 à 2021. « Nous avons besoin d’un programme de ressources humaines de long terme. » De meilleurs salaires permettraient d’éviter la fuite des talents et rendraient la profession plus attractive, assure-t-elle. « L’an dernier, nous avons observé une baisse de 8 % des nouveaux entrants dans la formation d’infirmiers. »

En 2017, le gouvernement a mis fin à la gratuité de ces études en Angleterre. « Les jeunes infirmiers se retrouvent avec 50 000 livres de dettes qu’ils ne pourront jamais rembourser parce qu’ils ne gagnent pas assez », déplore l’universitaire. Il faut aller plus loin, dit-elle : « L’évolution des responsabilités et des salaires doit devenir automatique. Actuellement, beaucoup d’infirmiers sont coincés en bas de l’échelle. Ce n’est pas juste pour eux, et nous savons qu’avoir plus d’infirmiers seniors améliore les chances des patients. »

Tout cela doit se faire « en même temps », affirme Anne-Marie Rafferty, et nécessite des « investissements ». Le gouvernement a annoncé en novembre une rallonge de 3,3 milliards de livres. Selon la Health Foundation, ce montant « accordera du répit à un service surmené de manière chronique mais n’aborde pas les défis profonds auxquels il doit faire face ».

Tout le service public est concerné
Car le manque de main-d’œuvre coûte cher. En 2021-2022, le gouvernement a dépensé plus de 3 milliards de livres pour du personnel provenant d’agences privées en Angleterre. C’est 20 % de plus que l’année précédente, précise le Guardian.

Selon Anne-Marie Rafferty, cela fait beaucoup de « fausses économies » et le gouvernement « parle avec une langue de serpent ». Le ministre de la santé dit que sa « porte reste ouverte mais refuse de parler salaires ».

C’est un positionnement adopté pour tout le secteur public. Décembre est ainsi criblé de grèves : des ambulanciers aux cheminots, en passant par les postiers et officiers de la douane. « Tous les travailleurs du secteur public sont traités avec dédain », estime Anne-Mary Rafferty.

Si une grève générale est « presque impossible », selon le syndicat Unite, les professions coordonnent leurs actions pour qu’elles aient un maximum d’impact. En réponse, le gouvernement prépare un projet de loi visant à limiter encore plus le droit de grève de la fonction publique.

Marie Billon