Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - Les maisons de retraite Korian sous le joug de la finance

Septembre 2020, par Info santé sécu social

11 SEPTEMBRE 2020 PAR LAURENT MAUDUIT

Comme la Sécurité sociale ne couvre pas la dépendance, les maisons de retraite sont souvent soumises à la loi du profit la plus caricaturale. Exemple avec le groupe Korian, qui a connu une vague spectaculaire de décès liés au Covid, mais qui mime les groupes du CAC 40 : distribution massive de dividendes pour ses actionnaires et d’actions gratuites pour sa directrice générale.

Du groupe Korian, premier groupe européen de maisons de retraite et gestionnaire de nombreux Ehpad en France, on a beaucoup parlé ces derniers mois, au gré du décompte macabre des décès liés au Covid qui n’ont cessé d’augmenter dans ces résidences au plus fort de la crise sanitaire : 356 décès au 10 avril, 606 au 27 avril, sur un total de 23 000 résidents… Au total, le groupe indique sur son site qu’il a décompté dans ses établissements à la fin mai 332 décès liés au Covid et 384 décès avec suspicion de Covid mais non testés.

Mais d’une autre réalité, on parle beaucoup moins. Comme la Sécurité sociale ne couvre pas la dépendance, le « marché » des personnes âgées – terrible formule ! – a été envahi par des groupes dignes d’un capitalisme rapace, ne connaissant qu’une seule loi, celle du profit, des dividendes pour les actionnaires, et des salaires mirobolants pour les cadres dirigeants. Or Korian est aussi l’emblème de ce capitalisme, qui est en passe de privatiser l’un des secteurs clefs de la santé.

Et le plus spectaculaire, c’est que le groupe ne profite pas de l’indifférence de la puissance publique, qui n’a jamais voulu régler ce problème majeur du financement de la dépendance ; il œuvre en ce sens avec son appui. À preuve, ce groupe, qui copie les mœurs financières anglo-saxonnes du CAC 40, a conclu un partenariat stratégique avec Icade Santé, qui est une filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), la très puissante institution financière publique. En clair, l’État n’est pas impuissant, il est complice. Au terme de ce partenariat, il construit les établissements ou cliniques que le groupe ensuite exploite…

Au plus fort de la crise sanitaire, Korian s’est certes appliqué a donné de lui l’image la plus solidaire possible. Le 27 avril, dans Le Parisien, la directrice générale Sophie Boissard cherche ainsi à redorer la réputation de son groupe, visé par de nombreuses plaintes pour mises en danger de la vie d’autrui, et fait ses annonces : « J’ai décidé de baisser mon salaire et mes primes de l’année 2020 de 25 % pour alimenter un nouveau fonds de 1 million d’euros qui financera des recherches thérapeutiques dédiées au grand âge et des actions de solidarité envers les femmes. Le président et les 23 administrateurs et membres du comité de direction y contribueront également [...] Oui. Je souhaite qu’une prime soit versée d’ici la fin du second trimestre à l’ensemble du personnel de nos 308 Ehpad et 83 cliniques qui s’est impliqué dans la crise. Ce sera une prime de 1 000 euros, de type Macron, donc non imposable et sans charges sociales. » Et l’annonce généreuse a fait l’objet d’un communiqué, diffusé à toute la presse – il est ici (pdf, 506.5 kB).

À peine les projecteurs de l’actualité ne sont-ils plus braqués sur Korian, que les choses changent. À la fin de l’été, le 28 août, le plus discrètement possible, la même Sophie Boissard, qui est une digne représentante de l’oligarchie parisienne (énarque, conseillère d’État, ex-directrice adjointe de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances), fait une déclaration à l’Autorité des marchés financiers (AMF), ce qui est une obligation légale, annonçant qu’elle a cédé sur les marchés 11 340 actions à 33 euros l’action. Soit un montant global de 374 220 euros.

Interrogée par Mediapart Sophie Boissard nous a fait valoir que ces titres vendus par elle n’étaient pas des actions gratuites offertes par le groupe mais des actions achetées par elle (au cours à l’époque de 27 euros le titre) en juillet 2017 grâce à un emprunt, et qu’elle avait décidé d’en revendre le 28 août une partie (au cours de 33 euros) pour rembourser cet emprunt.

Mais ce même mois d’août, Sophie Boissard a aussi obtenu du groupe des actions gratuites. Précision du journal Le Revenu, l’une des rares gazettes à rapporter l’ensemble de ces mouvements sur les titres Korian : « La dirigeante de l’exploitant de maisons médicalisées a reçu le 4 août dernier 42 771 actions gratuites dites “de performance”. Elle détenait le 31 décembre dernier 17 510 actions. »

Car tout est là. Korian est l’une des sociétés qui a profité de l’incurie de la puissance publique en matière de financement de la dépendance pour investir massivement dans ce secteur et y importer les pratiques financières spéculatives du capitalisme financiarisé. Pour dire les choses plus brutalement, c’est l’une des sociétés qui du même coup amasse des fortunes sur le dos des personnes âgées. Dans le secteur du « private equity », il y a des fonds qui se sont spécialisés pour siphonner les trésoreries des PME et les dépecer ; le groupe Korian, lui, amasse des fortunes grâce aux maisons de retraite.

Et le premier trait distinctif de ces groupes financiarisés, ce sont les ponts d’or que leurs actionnaires accordent aux mandataires sociaux. Sophie Boissard dispose donc d’une rémunération digne d’un patron du CAC 40 – autrement dit, elle n’a fait qu’un très maigre sacrifice en annonçant une baisse de 25 % de ses rémunérations pour 2020. Il suffit de se reporter au « Document d’enregistrement universel » (pdf, 15.0 MB) de Korian pour l’année 2019, que le groupe a rendu public le 7 mai 2020, pour en prendre la mesure.

Les chiffres témoignent d’eux-mêmes : pour l’exercice 2019, la patronne du groupe a ainsi perçu une rémunération globale de plus de 1 million d’euros, dont 450 000 euros de rémunération fixe et 540 000 euros de rémunération variable, soit 112 749 euros de plus que l’année précédente (+ 12,6 %). Pour 2020, les rémunérations prévues devant être presque identiques, Sophie Boissard a donc perdu 236 250 euros brut, selon les données de ce rapport financier, en subissant une réduction de 25 % de ses rémunérations. À l’aune de ces chiffres, ce n’est donc pas grand-chose. Pour mémoire, la loi plafonne les rémunérations des patrons des entreprises publiques à 450 000 euros brut, soit un niveau très inférieur à ce que percevra, une fois la baisse prise en compte, la patronne de Korian.

Un parachute en or et une clause de non-concurrence
Soit dit en passant, la notion même de rémunération variable apparaît très choquante dans une entreprise qui intervient dans le champ social et qui par mille relations est adossée aux financements de la Sécurité sociale. Car, par construction, une rémunération variable est assise sur des critères de rentabilité financière et non pas de performance humaine ou sanitaire. C’est très clairement précisé, sans la moindre gêne, dans le rapport de Korian : « L’objectif de la rémunération variable annuelle est de favoriser l’atteinte des objectifs annuels de performance fixés par le conseil d’administration en lien avec les objectifs stratégiques de l’année du groupe. Elle permet notamment d’aligner la rémunération de l’année de la directrice générale avec la performance financière annuelle du groupe. »

Le sacrifice consenti par la directrice générale apparaît d’autant plus symbolique que l’intéressée profite de très nombreux autres avantages. À la lumière du même rapport, publié alors que Korian annonçait chaque jour un nombre croissant de décès, on apprend ainsi que la même directrice générale a l’assurance d’empocher un formidable parachute en or, si d’aventure elle était invitée à quitter ses fonctions. « À supposer que Mme Sophie Boissard cesse ses fonctions au cours de l’exercice 2020, sur la base de ses rémunérations des trois derniers exercices (2019, 2018 et 2017), elle aurait droit de percevoir 1 755 000 euros, soit environ 2,62 % du bénéfice annuel 2019 (lequel s’élevait à 66 961 178,31 euros) », lit-on dans le rapport.

La patronne de Korian bénéficie aussi d’une clause de non-concurrence. « La directrice générale bénéficie d’une indemnité de non-concurrence à hauteur de 50 % de sa rémunération fixe brute annuelle (abstraction faite de la réduction exceptionnelle décidée en 2020 en lien avec le coronavirus) perçue au titre des 12 mois précédant la date de survenance du fait générateur du départ (date de notification de la démission à la société, date de la révocation ou du non-renouvellement par le conseil), payable mensuellement sur la durée de l’engagement de non-concurrence et cumulable, le cas échéant, avec l’indemnité de départ, sans que le cumul des deux indemnités ne puisse excéder deux fois la rémunération annuelle de référence », lit-on encore dans le rapport.

En réponse aux questions de Mediapart, la directrice générale du groupe affirme « être la première à comprendre que, dans le secteur de la santé, il est légitime que le problème de la juste rémunération fasse débat ». Mais elle fait valoir que sa rémunération est comparable aux groupes concurrents de Korian, et qu’elle prend soin « pour rééquilibrer la balance » de faire des dons à divers organismes d’intérêt public.

Quoi qu’il en soit, Sophie Boissard profite donc également d’attributions massives d’actions gratuites, dites « actions de performance ». La règle est simplissime : plus elle arrondit les profits du groupe, plus elle arrondit, dans le même temps, le magot des actions gratuites qui lui sont allouées. C’est donc la raison pour laquelle elle obtient le 4 août dernier ces 42 771 actions gratuites dites “de performance”. En imaginant que le cours reste à 33 euros le jour où elle revendra ces titres, cela voudrait donc dire que la patronne de Korian a gagné par cette opération plus de 1,4 million d’euros.

Par parenthèse, la somme qu’elle gagne ainsi est très supérieure à la baisse de 25 % de sa rémunération, qui lui a fait perdre seulement 236 250 euros brut. En clair, la communication publique du groupe a contribué à induire en erreur l’opinion : on a pu croire que Sophie Boissard avait fait un gros sacrifice, alors qu’en réalité il n’en a rien été.

Et ces actions gratuites cédées en ce mois d’août par la patronne de Korian ne constituent qu’une partie du portefeuille d’actions qu’elle s’est constitué au fil de ces dernières années. Il est certes difficile de reconstituer le portefeuille total d’actions gratuites dont elle a profité depuis son arrivée à la tête de Korian, au début de 2016, et sur ce montant, quelles ont été les ventes totales auxquelles elle a procédé. Au fil du rapport, on trouve pourtant quelques informations lacunaires. Ainsi, sous la rubrique « Unités de performance attribuées en 2016 et acquises en 2019 », on lit ceci : « La directrice générale a donc bénéficié du paiement de 8 844 unités définitivement acquises (sur 18 684 unités attribuées), 4 422 actions et 153 616 euros en numéraire, pour un montant total de 307 232 euros. »

Plus loin, sous l’intitulé « Actions de performance attribuées en 2017 (acquisition définitive le 4 août 2020 après application des conditions de performance) », le rapport donne des détails sur l’attribution récente : « En tout état de cause, la rémunération de long terme en actions attribuée à la directrice générale ne pourra excéder 150 % du cumul de sa rémunération annuelle brute fixe et variable maximale due au titre de l’exercice précédent. »

En résumé, ce groupe fonctionne comme un fonds financier spéculatif, dégageant des profits formidables, et couvrant d’or ceux qui le servent, à commencer par sa directrice générale. Il suffit de regarder les marges du groupe, résumées par le tableau ci-dessous, pour comprendre qu’en l’absence d’un pôle dépendance de la Sécurité sociale, le « marché » des plus âgés est une mine d’or pour des groupes qui visent des rentabilités à couper le souffle, avec un taux de marge pour Korian qui dépasse 26 %.

Mais le plus sidérant, c’est que la puissance publique est donc totalement solidaire de cette privatisation accélérée de la santé. Et si l’on en veut une preuve, c’est encore Korian qui l’apporte puisque le groupe a conclu un accord de partenariat avec Icade Santé, filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC).
Pour être plus précis, Icade Santé est détenue à hauteur de 38,8 % par la CDC et pour 18,4 % par Predica SA (la filiale assurance du Crédit agricole). Icade s’est spécialisée sur le marché de l’immobilier sanitaire. Elle possède un portefeuille de 135 établissements de santé valorisé à hauteur de 5,5 milliards d’euros. Elle est déjà partenaire de marques reconnues (Elsan, Ramsay Santé, Vivalto) ainsi que des groupes régionaux.

La privatisation rampante de la santé
Or, au 31 décembre 2019, Predica détenait 24,38 % du capital de Korian, devant Malakoff Médéric (7,68 %) et Investissements PSP (6,53 %). Dans la petite cour de récréation du capitalisme parisien, on retrouve souvent les mêmes acteurs : Predica est actionnaire tout à la fois de Korian et d’Icade Santé. Résultat, l’accord de partenariat a prospéré. Conclu dès 2017, avec un projet de clinique de soins de suite à Toulouse, il se prolonge avec trois nouveaux projets de même nature en mars 2018 en Île-de-France et en Aquitaine.

Cette alliance entre la Caisse des dépôts et le groupe Korian est lourde de sens. La crise sanitaire en apporte vite la triste confirmation puisque le géant du secteur privé des Ehpad ne cesse d’être sous les feux de l’actualité à cause du manque de personnel et de moyens au sein de ses établissements, et du nombre cruel des décès. Ce qui qui ne l’empêche pas d’envisager, en février 2020, juste avant l’accélération de la crise sanitaire, un plan de versement de dividendes au profit de ses actionnaires pour un montant de 54 millions d’euros – plan qui aurait été mené à bien s’il n’y avait eu l’avalanche des décès.

Face à l’émotion suscitée par ce déluge d’or offert aux actionnaires de Korian, alors que la France comptait ses morts, le groupe a en effet été dans l’obligation de faire machine arrière. Le 29 avril, le conseil d’administration annonce donc qu’il a décidé « de retirer des résolutions proposées à l’assemblée générale annuelle du 22 juin 2020, la distribution d’un dividende de 0,66 euro par action, avec option de paiement en actions, tel qu’annoncé le 27 février dernier ».

Mais on devine qu’il en va de ce rétropédalage sur les dividendes versés aux actionnaires comme de celui de Sophie Boissard sur les rémunérations : il s’agit juste d’une mesure de communication temporaire, qui ne changera rien aux stratégies financières de long terme du groupe.

Sophie Boissard ne comprend pas, elle, que l’on puisse formuler ces critiques à l’égard du groupe qu’elle dirige. Elle fait valoir que celui-ci, loin des stratégies financières de long terme, suit une stratégie de long terme, avec des investissements massifs à la clef : « 739 millions d’euros en Europe en 2019 ; et 565 millions pour le seul premier semestre de 2020, dont la moitié en France. » Elle souligne aussi que son groupe a l’emploi pour priorité et fait valoir qu’il a procédé l’an passé à 4 500 embauches en CDI en France.

Selon elle, ces ratios démontrent que le groupe n’a pas pour priorité le rendement pour l’actionnaire. « Pour un euro versé aux actionnaires, dit-elle, nous investissons 29 euros. » Elle va même jusqu’à dire que son groupe, dont les tarifs sont régis par ceux de la Sécurité sociale, et profite de remboursements qui sont aussi ceux de la Sécu, se développe comme s’il profitait d’une « délégation de service public ».

Avec l’ampleur des rémunérations versées aux mandataires sociaux, avec le système de distribution d’actions dites de « performance », la remarque peine pourtant à emporter la conviction.

Ce groupe n’est pas le seul à suivre les dérives du capitalisme financiarisé. Dans le secteur des maisons de retraite, de nombreux autres groupes sont sur la même pente, par exemple en Espagne, comme l’a remarquablement établi dans une enquête en plusieurs volets notre confrère et partenaire Info Libre, par exemple ici ou là.

La morale de cette histoire de gros sous, c’est dans Le Figaro qu’on la trouve. Dressant un portrait hagiographique de la patronne de Korian – « l’ange gardien des seniors », affirme le titre de l’article –, le quotidien de Serge Dassault pense la servir en disant d’elle ceci : « L’ambition de cette femme toujours élégante, souriante et qui a le tic d’appuyer la fin de ses phrases par des clins d’œil, n’est d’ailleurs pas de rebondir dans une entreprise du CAC 40 ou de devenir ministre d’Emmanuel Macron, mais de faire entrer Korian… dans le CAC 40. »

Derrière ces mots flagorneurs, il y a en réalité une maladresse. Car Korian n’a pas encore intégré le CAC 40 mais il en a déjà copié quelques-uns des travers, même si Sophie Boissard conteste que son ambition soit de le rejoindre.

En l’état, Korian n’est pas seul en cause. Car de nombreux acteurs avec lesquels le groupe travaille, d’une part Predica, lié au Crédit agricole, et d’autre part Icade, filiale de la CDC, suivent exactement la même évolution. Comme une grande partie de l’univers mutualiste ou coopératif, Predica est devenu un organisme financier mutant qui migre vers la finance ; et il en va de même d’Icade qui a cessé depuis de longues années d’être une foncière publique, pouvant être un instrument public d’aménagement du territoire, mais qui est devenue quasiment une foncière classique, à l’affût d’abord de lucratives spéculations.

C’est de cette implosion plus large de l’économie sociale à la française et du mutualisme que l’affaire Korian est la borne témoin. Elle révèle combien la privatisation rampante de la santé avance à vive allure.