Les Ehpads et le grand âge

Le Monde.fr : Le groupe d’Ehpad Emera dans la tourmente judiciaire, deux ans après le scandale Orpea

il y a 4 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : Le groupe d’Ehpad Emera dans la tourmente judiciaire, deux ans après le scandale Orpea

Cinq plaintes ont été déposées contre plusieurs établissements Emera, où personnels et familles dénoncent des maltraitances résultant d’une course aux profits à tout prix.

Par Samuel Laurent

Publié le 28/11/2023

« On l’a découverte à cause de l’odeur », confie une aide-soignante. Dans une note transmise en octobre à l’agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France, Mme L., fille d’une résidente de l’Ehpad La Tournelle, un établissement du groupe Emera situé à La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine), a écrit succinctement : « 4 octobre : Restée seule, enfermée pendant vingt-quatre heures dans sa chambre fermée à clé. » Atteinte de la maladie d’Alzheimer, sa mère a été laissée seule durant une journée dans sa chambre verrouillée par le personnel, qui « la croyait hospitalisée ». Un « oubli » qui « n’a pas été porté à la connaissance » de la direction d’Emera. Pas plus que la dizaine d’incidents consignés dans le signalement de Mme L. à l’ARS : vol de vêtements, chambre sale, toilette non effectuée… Le groupe assure pourtant considérer « avec le plus grand intérêt toute réclamation ou plainte effectuée par les familles et résidents ».

Le cas est loin d’être isolé. En août 2022, un résident d’un Ehpad francilien d’Emera a subi un coma diabétique à la suite d’une erreur d’administration d’insuline. Plus récemment, le 26 août, une résidente de l’Ehpad Sophie, situé à Grasse (Alpes-Maritimes), s’est défenestrée. « C’était une dame qui était à bout, témoigne une soignante de l’établissement. Elle répétait qu’elle n’allait pas bien, mais rien n’a été fait. » Le parquet de Grasse, saisi, a conclu à un suicide et s’apprête à classer l’enquête. Le 5 septembre, une résidente de l’Ehpad La Tournelle meurt des suites d’une déshydratation. Le 29 septembre, un homme de 83 ans, pensionnaire d’un autre Ehpad du groupe à Châteauneuf-Grasse, échappe à la vigilance des personnels et disparaît. Son corps sans vie sera retrouvé quelques jours plus tard.

Le 3 octobre, Alice Béranger porte plainte pour les mauvais traitements subis, selon elle, par sa grand-mère, pensionnaire de l’Ehpad Douceur de France, à Gradignan (Gironde), également géré par le groupe Emera. Depuis, « une dizaine de plaintes » se sont succédé contre des établissements du groupe en France, assure Me Farge, conseil de plusieurs familles plaignantes. Le groupe évoque, pour sa part, « cinq plaintes » depuis deux ans – dont deux pour l’Ehpad de Gradignan, confirme le parquet de Bordeaux – et assure diligenter « des enquêtes internes systématiques ».

Des « plats remplis d’eau », des chambres « sales »
Familles, mais aussi personnels et même directeurs d’établissement sont nombreux à dénoncer au sein du groupe Emera une dérive, résultant d’une course aux profits à tout prix, qui rappelle un précédent. « Deux ans après le scandale Orpea, rien n’a changé », s’indigne Me Farge, qui s’étonne également du manque de réaction tant de l’opinion que des élus.

Avec 7 000 employés et une centaine d’établissements, Emera est un acteur majeur du secteur, situé dans le haut de gamme, avec des tarifs qui montent à 4 500 euros par mois pour une place dans ses établissements. Longtemps familial, le groupe, lancé en 1987 par Claude Cheton – l’une des 500 premières fortunes françaises, avec 320 millions d’euros de patrimoine en 2017, selon le classement du magazine Challenges –, affiche un confortable taux de croissance, qui a attiré les fonds d’investissement Ardian et Naxicap, entrés au capital en 2019. M. Cheton s’est mis en retrait, remplacé par Eric Baugas, un ancien de HEC passé par la banque d’affaires, qui s’est, durant les derniers mois, entouré notamment d’anciens cadres du groupe Orpea. « Pas de mystère », ironise Me Fabre, à ce que 2019 soit aussi l’année où, selon de nombreux témoignages de familles, de soignants ou de directeurs d’établissements, les choses ont commencé à se gâter.

Derrière les bâtiments clinquants et la promesse de « faire pétiller la vie au quotidien » pour les pensionnaires, personnels et famille dénoncent une « maison où seuls comptent le chiffre d’affaires et le taux d’occupation », comme le résume une aide-soignante (qui souhaite rester anonyme), en poste depuis cinq ans dans un établissement francilien du groupe. « Je vois les choses se dégrader », témoigne, des larmes dans la voix, cette professionnelle chevronnée. Elle dénonce les « plats remplis d’eau » servis aux résidents, les chambres « sales », sans climatisation où, en pleine canicule cet été, « une dame en fin de vie agonisait dans une chaleur de hammam », au point qu’une soignante a fini par amener sa propre climatisation portable pour lui offrir un peu de confort – un point que le groupe dément, malgré plusieurs témoignages internes appuyés de photos.

Et la liste continue : des perfusions non pratiquées faute de matériel, des « médicaments périmés » trouvés dans les stocks, des résidents à qui on met parfois une protection hygiénique faute de temps pour les accompagner aux toilettes, des soins dispensés à 5 heures du matin, en réveillant les personnes âgées, pour gagner là encore du temps… « Lorsqu’on le signale, on se fait engueuler, assure-t-elle. On est des pions, tout ce qui compte c’est de faire entrer de l’argent. »

Une « campagne de désinformation »
Ce sont ces dérives, mais aussi l’effet du scandale Orpea, qui ont poussé Alice Béranger – l’une des rares personnes à accepter de témoigner à visage découvert – à finalement porter plainte, déclenchant l’ouverture par le parquet de Bordeaux d’une enquête préliminaire pour « violences habituelles sur personne vulnérable ». Une décision prise après « un an à signaler aux encadrants » les « défauts de soins, d’hygiène », dont souffre sa grand-mère de 96 ans, parfois forcée de s’habiller seule ou dans l’impossibilité de manger faute d’aide pour fixer son dentier. Avant de saisir la justice, Mme Béranger a tenté d’alerter la direction de l’établissement. Celle-ci dément en bloc et évoque une « campagne de désinformation ».

D’autres enfants de résidents requièrent l’anonymat, expliquant qu’ils craignent des « représailles » des établissements contre leurs aînés qui y séjournent. C’est le cas de Mme N., dont les parents étaient résidents d’un Ehpad du groupe. « Pendant un an, c’était bien, mais, à partir de 2019, les choses se sont dégradées », poursuit cette femme, qui travaille également dans le secteur de la santé. « Il y a un problème de gestion du personnel », estime-t-elle. Avec des conséquences directes sur les résidents : « Ma mère m’a avoué que mon père n’avait pas été douché depuis quinze jours. »

Après le décès de sa maman, en 2021, le père de Mme N., atteint de démence sénile, est placé en « secteur fermé », à la sécurité renforcée. « A 10 h 15, sa chambre était toujours fermée, dans le noir il n’avait pas eu de petit-déjeuner, (…) on ne lui mettait pas son appareil auditif, on oubliait son appareil dentaire, on lui mettait des couches, alors qu’il était propre. »

Des « équipes démotivées »
Plusieurs directeurs dénoncent eux aussi, sous le couvert de l’anonymat, un groupe en perte de repères, où les enjeux financiers sont prioritaires sur tout le reste. « J’ai pourtant démarré chez Orpea, mais je n’avais jamais vu ça », témoigne une directrice, choquée des « chambres abîmées, des odeurs nauséabondes, du manque de matériel », mais aussi des « équipes démotivées » par un « turnover incessant ». Les difficultés de recrutement sont l’un des problèmes récurrents évoqués dans les témoignages. « Il arrive qu’on nous envoie des gens qui ne connaissent rien au métier, raconte une soignante. On se retrouve à devoir les former sur le tas. » Même au niveau des directions d’établissement, le turnover est la règle. L’Ehpad La Tournelle, dans les Hauts-de-Seine, a ainsi connu quatre directeurs en deux ans.

Mme D., qui dirige un établissement du groupe dans le sud de la France, fustige un manque d’autonomie : « Tout est fait pour nous mettre la pression, on doit justifier ligne à ligne pourquoi on est à moins sur tel ou tel item chaque mois. On nous demande de faire des économies partout, surtout sur la masse salariale », poursuit-elle. « Il n’y a aucune incitation à la réduction des dépenses de personnel », dément le groupe. Selon plusieurs directeurs, pourtant, la pression est forte « pour remplir les chambres coûte que coûte ». Une « prime d’objectif » est d’ailleurs versée si l’établissement atteint un seuil de bénéfices et si le taux d’occupation est conforme aux prévisions, selon un document interne.

Ce contexte délétère était jusqu’ici nié par la direction d’Emera. Les enquêtes journalistiques qui se succèdent – au point que le groupe a édité un document interne pour former ses directeurs à y répondre – semblent pourtant commencer à produire leurs effets. Selon nos informations, confirmées par le groupe, la directrice des opérations d’Emera en France, dont le nom est souvent revenu dans les témoignages, a été remerciée ces derniers jours.

Samuel Laurent