Les Ehpads et le grand âge

Le Monde.fr : Pour Orpea, après le scandale des Ehpad, l’heure des comptes Par Victor Castanet

Mai 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Pour Orpea, après le scandale des Ehpad, l’heure des comptes
Par Victor Castanet

Publié le 31/05/3022

Dans une enquête pour « Le Monde », l’auteur du livre enquête « Les Fossoyeurs », le journaliste Victor Castanet, dévoile des circuits financiers opaques et des documents embarrassants pour certains hauts dirigeants du numéro un mondial des cliniques et Ehpad privés.

Une voiture stationne à proximité du 12, rue Jean-Jaurès, à Puteaux (Hauts-de-Seine). A l’intérieur, deux hommes patientent. L’un d’eux a posé sur ses genoux une sorte de mallette renfermant un clavier et un écran tactile. A 12 h 30, c’est l’heure de la pause déjeuner et c’est aussi le moment, pour le duo, d’entrer en action. Ils sortent de la voiture en tirant deux caisses à roulettes et se dirigent vers le siège du groupe Orpea, numéro un mondial des cliniques et Ehpad privés. Les voilà bientôt à l’entrée, à contre-courant du flot des salariés qui sortent du bâtiment. Une jeune femme les accueille, les fait monter au cinquième étage, puis les conduit au bureau du directeur des ressources humaines (DRH), Bertrand Desriaux, où elle les laisse seuls.

Une fois la porte refermée, l’un des visiteurs ouvre la fameuse mallette. C’est un Oscor Green, un analyseur spectral capable de détecter la présence de micros indésirables. Les deux hommes sont salariés de l’entreprise Æneas, une référence en matière de sécurité privée. Ce jour de 2016, ils sont là à la demande de M. Desriaux. Leur mission : s’assurer que ce dernier, l’un des piliers d’Orpea, n’est pas espionné. Pendant que l’un scanne les fréquences radio, l’autre vérifie les étagères, ouvre les tiroirs, dévisse les ampoules, démonte l’interrupteur de la multiprise. Aucun doute : il n’y a pas de micro, ils peuvent ranger leur matériel et repartir. Dans un an, ils reviendront pour le même travail, dit « de dépoussiérage ». C’est ainsi : le DRH d’Orpea tient beaucoup à cette vérification annuelle.

De qui se protège-t-il ? Non pas de la concurrence, comme on pourrait l’imaginer, mais de son propre groupe. De deux hommes, surtout : le directeur général (DG), Yves Le Masne, et l’un de ses collaborateurs, Victor Rodrigues, le chef de la direction des services informatiques (DSI). Depuis le milieu des années 2010, les tensions vont crescendo au sein de l’encadrement d’Orpea. Le climat est si tendu que les membres du « top management » se mettent à enquêter les uns sur les autres, par le biais de sociétés de surveillance payées par la trésorerie du groupe. Des centaines de milliers d’euros sont dépensées, des milliers de pages de rapports produites. Le Monde a eu accès à une partie de ces documents, en l’occurrence plus de 1 800 pages. Ces éléments inédits éclairent d’une lumière nouvelle les dérives passées de ce groupe en pleine crise depuis la publication, en janvier, du livre Les Fossoyeurs (Fayard, 400 p., 22,90 €).

Le scandale des « implants »
Bertrand Desriaux, qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, est l’un des commanditaires de ces rapports. Il faut dire que le DRH a l’habitude de recourir à des sociétés de surveillance. En 2010, il avait fait appel à l’une d’elles pour espionner des élus CGT. Le contrat, de plusieurs centaines de milliers d’euros, prévoyait la mise en place d’« implants », des comédiens chargés de se faire passer pour des sympathisants du syndicat. L’affaire, révélée par L’Express en 2012, aurait pu lui coûter son poste. A l’époque, un deal de 4 millions d’euros avait été proposé à la CGT pour étouffer l’affaire. M. Desriaux avait même dû négocier financièrement avec un ancien « implant » prêt à tout dévoiler. Le DRH d’Orpea s’était également offert, par le biais d’Æneas, une formation « garde à vue », histoire de se préparer à répondre aux questions des enquêteurs en cas d’éventuels ennuis judiciaires.

Après cet événement, Bertrand Desriaux décide de faire profil bas pendant quelques mois, avant de reprendre contact avec de telles sociétés pour des missions ponctuelles : veille économique, stratégies de développement au Moyen-Orient, espionnage d’individus en Asie. Au début de 2017, la création d’un nouveau poste au sein du groupe va lui donner l’occasion d’obtenir des informations sensibles sur l’équipe dirigeante. Le contexte s’y prête : la loi Sapin 2 a été promulguée quelques mois plus tôt afin de rendre plus transparents le milieu politique et la vie économique. Elle oblige notamment les sociétés employant au moins 500 salariés et générant un chiffre d’affaires (CA) supérieur à 100 millions d’euros à redoubler de vigilance contre les risques de corruption. A l’époque, le « CA » d’Orpea représente déjà près de 30 fois ce seuil (3 milliards d’euros), et le « DG », Yves Le Masne, doit donc se conformer au texte.

Les extraits du livre « Les Fossoyeurs » :
Article réservé à nos abonnés « Déjà, il y avait cette odeur de pisse terrible, dès l’entrée » : extraits des « Fossoyeurs », une enquête sur le business du grand âge
Sans solliciter le DRH, Bertrand Desriaux, dont c’est pourtant l’une des missions premières, M. Le Masne engage une cadre chargée de la compliance, un terme anglais qui désigne le fait de s’assurer qu’une entreprise, ses dirigeants et ses salariés respectent les normes éthiques et juridiques. C’est ainsi qu’au début de 2017 Anne-Laure Lussato est nommée « directrice risques, audit et contrôle interne ». Cette ancienne élève de l’ESCP Business School – cheveux courts, silhouette longiligne, tailleur de rigueur – n’a rien d’une novice : elle a occupé le même poste chez l’équipementier automobile Valeo, de 2010 à 2015.

Sitôt en fonction, Mme Lussato se met au travail. Elle commence par lister les directeurs des pays où le groupe est présent, tente de cartographier les entreprises de la galaxie Orpea, épluche les comptes, réclame des explications et des documents sur des points jugés problématiques. En quelques mois, sa messagerie se remplit de près de 3 000 courriels.

Les dépenses de la DSI
La directrice de l’audit interne s’inquiète de la part laissée aux règlements en espèces dans certains établissements et des risques de vol que cela engendre. On lui remonte au moins trois cas de fraudes commises en 2016 en Allemagne (deux fois dans les caisses d’argent liquide ainsi qu’un cas de détournement d’argent des résidents), représentant plusieurs dizaines de milliers d’euros. Consciente de la sensibilité du sujet, elle conseille par mail à son interlocuteur de rester discret : « Et puis, même si c’est une évidence (mais c’est toujours mieux en le disant !), il convient de mettre au courant de ces sujets le nombre le plus restreint de personnes, afin de protéger les lanceurs d’alerte, les personnes visées par les allégations, et d’éviter la destruction de documents probants… » Dans la foulée, Anne-Laure Lussato mandate un cabinet de conseil, Rödl & Partner, pour poursuivre les investigations.

Les semaines passent. Les anomalies mises au jour prennent de l’ampleur. Rapidement, Mme Lussato concentre ses recherches sur Victor Rodrigues, le directeur des services informatiques. C’est l’un des plus proches collaborateurs du « DG », Yves Le Masne, avec lequel il a intégré le groupe au début des années 1990. En examinant la trésorerie, Mme Lussato découvre, au sein de son service, l’enregistrement de factures à payer aux montants faramineux. L’une d’elles, datée de janvier 2017, s’élève à 2,27 millions d’euros, une autre à 773 000 euros, une troisième à 780 000 euros. En tout, en trois mois seulement, entre janvier et mars 2017, plus de 11,5 millions d’euros de factures pour des dépenses informatiques ont été comptabilisées. Et au moins 7 millions d’euros auraient déjà été réglés par chèques avec la trésorerie d’Orpea.

Ces montants sont d’autant plus étonnants qu’ils ne correspondent pas aux pouvoirs de signature attribués à Victor Rodrigues. D’après un document interne obtenu par la directrice de l’audit, très peu de personnes étaient habilitées à faire fonctionner les comptes bancaires d’Orpea. Bien sûr, il y avait Jean-Claude Marian, le fondateur, de manière illimitée. Yves Le Masne, le DG, avait, pour sa part, tous pouvoirs jusqu’à 15 millions d’euros. Citons encore Jean-Claude Brdenk, le directeur général délégué à l’exploitation, et Sébastien Mesnard, le directeur financier, pour des montants inférieurs à 3 millions d’euros. Selon ce même document, les pouvoirs de signature de Victor Rodrigues étaient alors limités à 100 000 euros.

Comment les services informatiques ont-ils pu procéder à de telles dépenses ? A quoi correspondent ces factures ? Qui en a bénéficié ? Vérification faite, une partie importante des sommes versées l’a été au bénéfice de TMM Software et TMM Integration & Services, deux sociétés de TMM Groupe, présidé par un proche de M. Rodrigues et relié à un autre groupe, Silver IT Finances, domicilié au Luxembourg. Quel rôle a joué le directeur des services informatiques d’Orpea dans ces circuits financiers ? Sollicité par Le Monde, ce dernier n’a pas donné suite.

« Toujours plus de fric »
Consciente de la proximité entre MM. Rodrigues et Le Masne, Anne-Laure Lussato, enrôlée par ce dernier, ne sait plus trop à qui se fier, en interne, au moment où elle fait ses découvertes. Depuis, d’autres personnes se sont intéressées aux circuits financiers ainsi mis en place. Selon nos informations, la mission IGAS-IGF commandée récemment par le gouvernement s’est, elle aussi, interrogée, en mars, sur les mouvements d’argent entre Orpea et TMM Groupe, devenu en 2019 Axeltim, et surtout sur sa filiale TMM Integration & Services, devenue en 2018 Synelience. Les enquêteurs ont auditionné plusieurs cadres de la DSI et récupéré de nombreux documents internes.

A l’évidence, les services informatiques sont donc au cœur de bien des soupçons. A en croire les témoignages de plusieurs salariés, il est notamment question du recours à de nombreux consultants externes, dont le travail était facturé à Orpea – par une société extérieure – à des tarifs très nettement supérieurs à ce que les consultants eux-mêmes percevaient. « On se retrouvait ainsi à dépenser des fortunes chaque mois en consultants », témoigne un ex-cadre de la DSI. D’après des documents comptables internes, ces dépenses mensuelles pouvaient avoisiner les 500 000 euros, et Yves Le Masne validait des budgets annuels de plus de 20 millions d’euros pour les activités de la seule DSI France.

Des millions d’euros ont donc pu être sortis des caisses sans que personne, à la direction, ne trouve à y redire, le tout dans un contexte de course aux gains. L’ex-directeur médical de Clinea, la branche « cliniques » d’Orpea, Patrick Métais, se souvient avoir vécu de l’intérieur cette évolution. « Les choses ont vraiment basculé vers 2007-2008 avec les séminaires d’hiver, dit-il. Nous étions une quinzaine de directeurs de service, toujours les mêmes, à être invités dans les stations les plus chics de la planète, Gstaad, Courchevel ou Megève, pour des séjours tous frais payés. Orpea était en train d’exploser et on ressentait un sentiment de toute-puissance hallucinant. On me parlait souvent de projets de sociétés de conseil ou de gestion informatique qu’on pourrait monter en France ou à l’étranger et qui deviendraient des prestataires du groupe. Le but, c’était de se faire toujours plus de fric. » Personne, à l’époque, ne pouvait imaginer que les premiers contrôles viendraient de l’intérieur, par l’intermédiaire d’Anne-Laure Lussato…

Après celui concernant les services informatiques, un autre dossier mobilise la directrice risques, audit et contrôle interne et va, d’une certaine manière, sceller son sort. En cartographiant les sociétés appartenant à la galaxie Orpea, elle note en effet que certaines n’apparaissent pas dans les comptes consolidés du groupe. Ainsi, la situation en Italie lui paraît opaque. Mme Lussato enquête en particulier sur le rôle d’un homme, un certain Roberto Tribuno, et sur les comptes de plusieurs sociétés, notamment Casamia Immobiliare et surtout Lipany, basée au Luxembourg. Roberto Tribuno est décrit dans l’un de ses courriels comme un ami de Sébastien Mesnard, le directeur financier d’Orpea. Mme Lussato s’inquiète que M. Tribuno ait la possibilité de signer seul, pour des montants illimités, sur six comptes bancaires appartenant à des entités opérationnelles d’Orpea (Orpea Italia, Clinea Holding, Casamia Mestre, Villa Cristina) et également sur les entités immobilières italiennes contrôlées par Orpea et propriétés de la société Lipany.

Tableau troublant
Le 18 mai, Mediapart a révélé l’existence de Lipany, une structure parallèle qui possède plusieurs cliniques d’Orpea. Cette société luxembourgeoise, qui est officiellement la propriété de M. Tribuno, conseiller fiscal et ancien patron d’Orpea en Italie, a effectué plusieurs opérations financières douteuses avec Orpea. Dans ce même article de Mediapart, Orpea reconnaît que ces faits ont été découverts après des audits lancés fin janvier, après la publication des Fossoyeurs, et qu’ils ont fait l’objet d’une plainte pour « abus de biens sociaux ». Or, Le Monde est en mesure d’aller plus loin en révélant que des audits internes menés en son temps par Mme Lussato avaient mis au jour ces éléments dès 2017 et que la direction générale en avait été alertée.

Après ces premières découvertes, Mme Lussato missionne une société spécialisée dans les investigations financières, TD International, pour en savoir davantage sur Roberto Tribuno. Quelques semaines plus tard, le 9 juin 2017, elle écrit au directeur financier, Sébastien Mesnard, pour lui demander d’agir : « L’audit interne alerte la direction financière sur cette situation de conflits d’intérêts : Roberto Tribuno est consultant externe pour Orpea et a la possibilité de signer des virements de trésorerie au nom d’Orpea… Les pouvoirs bancaires doivent être immédiatement retirés à Roberto Tribuno sur l’ensemble des entités italiennes contrôlées par Orpea. »

Ce sera le courriel de trop. Furieux, M. Mesnard serait allé voir le DG, Yves Le Masne, pour lui dire de mettre fin à la mission de la directrice de l’audit interne. Yves Le Masne tranche : il demande au DRH, M. Desriaux, de sortir en urgence Mme Lussato de l’entreprise, peu importe le prix. Anne-Laure Lussato signe un accord de confidentialité et plie bagage. La direction vient de sauver sa tête. Les recherches s’arrêtent là. Ou presque…

L’opacité des montages financiers a intrigué jusqu’aux Etats-Unis. Un important fonds d’investissement américain envisageait, ces dernières années, de prendre une position sur Orpea, qui était, à l’époque, l’une des sociétés françaises les plus réputées du secteur de la dépendance. Ce fonds a alors chargé un cabinet de conseil en stratégie d’examiner le dossier. En 2021, une investigation financière poussée est menée durant des mois. Et de nombreux signaux d’alerte retentissent…

Les enquêteurs constatent ainsi, dans plusieurs pays, des différences entre le nombre d’établissements Orpea existant et celui déclaré dans les rapports financiers du groupe. Au Portugal, le groupe revendique 11 établissements sur son site Internet local, alors qu’il en annonce 37 dans son rapport annuel. En République tchèque 16, alors qu’il en revendique quatre de plus dans ses déclarations. En Italie, 30 établissements sont répertoriés dans les rapports annuels, tandis que 40 sont mentionnés sur le site Internet du groupe et 21 sur le site italien. Ce tableau est d’autant plus troublant que certains cadres dirigeants ont pu occuper des postes dans ces filiales, combiner ainsi plusieurs salaires, voire se placer en situation de conflits d’intérêts. Mais l’élément qui achève de convaincre le fonds américain de garder ses distances concerne une filiale d’Orpea en Italie. Avant son acquisition par le groupe, cette société appartenait, selon le rapport remis au fonds américain, à une chaîne actionnariale ayant des liens historiques avec la Mafia calabraise.

Investigations en Russie
Au fil du temps, Orpea semble donc être passé maître dans l’art de nouer des relations avec des sociétés pour le moins particulières. Ainsi, Une ONG spécialisée dans les investigations financières, Cictar, s’est penchée sur les montages du groupe en Russie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils posent question…

Orpea possède une filiale russe dénommée Orpea Rus LLC. En regardant attentivement son actionnariat, on constate, à côté des 80 % d’Orpea, la présence de Bpifrance International, la banque publique d’investissement, filiale de la Caisse des dépôts et consignations. Celle-ci possède plus de 9 % du capital d’Orpea Rus LLC. A côté de ce partenaire prestigieux, deux sociétés enregistrées aux îles Caïmans (Co-Investment Partnership I, L.P. et Co-Investment Partnership V, L.P.) détiennent chacune 0,91 % des actions. Enfin, les 9 % restants sont détenus par RDIF Investment Management-16 LL, un fonds souverain russe inconnu du grand public mais pas du Trésor américain, qui l’a récemment qualifié de « caisse noire du président Vladimir Poutine ». Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février, les Etats-Unis ont placé RDIF et son PDG, Kirill Dmitriev, sur la liste des « entités désignées », tout en annonçant le gel de leurs actifs. Les ressortissants américains ont désormais interdiction de traiter avec cette société ou ses filiales. Le Canada et l’UE ont pris les mêmes dispositions.

A la direction générale d’Orpea, certains se sont interrogés sur les raisons de l’investissement du groupe à Moscou, en 2018. Le projet a connu des hauts et des bas, des coups d’arrêt inexpliqués et des reprises tout aussi surprenantes. Les doutes étaient si forts que des enquêtes ont été lancées à l’insu du DG, Yves Le Masne. En 2019, alors que Orpea Rus LLC est déjà créé depuis plusieurs mois, une société d’intelligence économique est missionnée pour en savoir plus. Quelques mois plus tard, celle-ci rend un rapport explosif, dévoilant notamment un épisode déroutant, concernant ce même Yves Le Masne. Selon des documents que Le Monde a pu consulter, ce dernier aurait été arrêté, le 22 mars 2016, dans une boîte de nuit moscovite, avant d’être placé en garde à vue. Il aurait alors été mis en cause pour proxénétisme et trafic de stupéfiants. Est-il tombé dans un piège, comme cela peut arriver en Russie ? Sollicité par Le Monde, Yves Le Masne conteste avoir été arrêté à Moscou et poursuivi pour de tels chefs d’accusation, et considère que « de telles allégations fausses sont graves et diffamatoires ».

Les commanditaires de ces investigations tombent des nues à la lecture de cette information, courant 2019. Le groupe se retrouve-t-il pieds et poings liés avec le pouvoir russe ? Dans tous les cas, il n’est plus possible de faire machine arrière. Un ancien militaire français a été nommé directeur à Moscou, l’entreprise commence à former des médecins russes à la gériatrie à la française, et plus de 100 millions de roubles (près de 1,5 million d’euros) auraient déjà été injectés dans cette filiale. Une fois de plus, le rapport sera mis sous le tapis.

Des « dossiers » qui sortent
M. Le Masne aurait donc fait l’objet d’une enquête à Moscou avant d’être mis hors de cause quelques mois plus tard. Et c’est à la même période, sans que l’on puisse établir de lien entre ces deux informations, qu’Orpea décide d’acter son investissement en Russie. Au printemps 2018, Yves Le Masne se rend de nouveau à Moscou. Il vient annoncer l’ouverture, en 2022, d’un premier centre de réadaptation et la création d’une dizaine d’autres d’ici à 2025. Sur une photo en date du 24 mai 2018, on le voit en train de serrer la main de Laurent Viguier, (directeur des affaires européennes et internationales du groupe Caisse des dépôts et consignations, et celle de Kirill Dmitriev, directeur général de RDIF. Deux pas derrière eux, deux présidents : Emmanuel Macron, qui applaudit, et Vladimir Poutine, imperturbable.

Les questions que pose cette photo sont multiples : les services de renseignement français avaient-ils été informés des ennuis, puis de la mise hors de cause, de M. Le Masne ? Qu’est venue faire la Caisse des dépôts et consignations dans cette opération ? Comment le gouvernement français a-t-il pu approuver le montage financier mis en place quelques mois plus tard entre Bpifrance International, Orpea, les deux sociétés des îles Caïmans et le fonds souverain russe ? Interrogé par Le Monde, l’Elysée affirme qu’Orpea avait signé un accord d’intentions lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg, comme d’autres entreprises ce jour-là, et que le groupe ne faisait pas partie de la délégation officielle. Le service de presse de la présidence ajoute que « cet accord comme le montage financier mis en place n’ont pas vocation à être validés par l’Elysée puisqu’ils ne sont pas dans son champ de compétence ». S’agissant des ennuis de M. Le Masne, l’Elysée indique ne pas être « en mesure de répondre sur la période qui précède l’élection de M. Emmanuel Macron ». Bpifrance, de son côté, ne cache pas son embarras d’être associé à un tel montage. Une porte-parole précise que la banque publique n’a pris part à Orpea Russ LLC qu’à partir de décembre 2019 et que son investissement s’est limité à des dépenses de conseils et d’enregistrement. Bpifrance assure « vouloir sortir le plus vite possible » de cette structure.

Russie, Italie, Luxembourg… L’heure des comptes a sonné pour la direction générale d’Orpea. Le nouveau PDG, Philippe Charrier, reçoit quasiment chaque semaine de nouveaux rapports. Certains ont été commandés à sa demande après la publication des Fossoyeurs. D’autres l’avaient été il y a des années, sur ordre de membres de l’état-major, qui avaient pris l’habitude d’enquêter les uns sur les autres. Résultat : des milliers de pages susceptibles, aujourd’hui, de contribuer à leur chute commune.

Depuis son entrée en fonctions, le 31 janvier, M. Charrier a été saisi par l’ampleur des révélations et n’a eu d’autre choix que de porter plainte au nom du groupe, sans quoi il mettait en jeu sa responsabilité pénale au moment où les « dossiers » sortent peu à peu. Une certitude : dans les rapports dont Le Monde a eu connaissance figurent les noms de presque tous les membres du « top management », qui contestent les accusations pesant sur eux. Contactée, l’actuelle direction générale reconnaît, par courriel, l’existence de ces documents commandés par l’ancienne direction, mais affirme n’en avoir pris connaissance qu’au début de l’année 2022. Elle révèle que « ces différents rapports ont été communiqués au parquet de Nanterre en soutien de la plainte déposée par Orpea ».

Système de captation
Alors que les responsabilités pénales restent à établir, les enquêtes judiciaires s’annoncent longues et complexes. Dans ces documents, désormais entre les mains de la justice, des dizaines de sociétés sont passées au crible, à la fois dans les pays déjà cités et dans d’autres, comme le Maroc ou le Portugal. Sont évoqués des cas de surfacturation, des situations de conflits d’intérêts, de potentiels abus de biens sociaux, des montages immobiliers opaques, des rémunérations cachées, des sociétés-écrans…

Les sommes en jeu, susceptibles de se chiffrer en dizaines, voire en centaines, de millions d’euros, sont à mettre en rapport avec les économies réalisées à l’autre bout de la chaîne, dans les Ehpad et les cliniques du groupe : des coûts de repas journaliers de 4,20 euros par résident, des protections rationnées, des postes de soignants supprimés, des heures supplémentaires non payées. Ce système de captation aurait bénéficié en premier lieu à une quinzaine de cadres, le tout au détriment de l’argent public, des milliers de collaborateurs du groupe, des actionnaires et, bien évidemment, des pensionnaires. Aujourd’hui encore, ils en subissent les conséquences.

Pour faire face à la crise, la direction a décidé de geler temporairement les travaux et a mis un coup de frein aux opérations de maintenance. Résultat : plus aucuns travaux de gros œuvre, des étages entiers laissés à l’abandon, des directeurs qui se plaignent depuis des semaines de climatisations ou de chauffages défectueux. Une directrice d’Ehpad a préféré, il y a peu, quitter le navire : « J’ai voulu tenir pour mes pensionnaires et mes équipes. Mais rien ne change. La situation est chaotique sur le terrain. Et le siège ne répond pas à nos demandes. »

Une autre annonce a mis le feu aux poudres : la suppression de la prime d’intéressement pour l’ensemble des salariés rattachés à la partie Ehpad du groupe. Un important dirigeant de l’entreprise a failli s’étouffer quand il a appris la nouvelle : « Ce n’est pas possible ! Ils ne comprennent rien. Pour une aide-soignante qui gagne 1 800 euros, 500 euros, c’est Noël ! C’est ce qui lui permet de partir en vacances. Les équipes sortent de deux années de Covid-19, d’une crise médiatique sans précédent. Elles ont tenu. Et c’est comme ça qu’on les remercie ? En supprimant leur prime ? C’est incompréhensible. »

Pour justifier cette suppression, la direction a invoqué les mauvais résultats de la branche Ehpad et expliqué que décision a été prise de supprimer également les dividendes versés aux actionnaires. Ce qui n’a pas été dit, c’est qu’au début du mois de mai, en pleine crise, des milliers d’actions gratuites ont été données à une bonne partie des dirigeants, ceux-là mêmes qui ont pu, par le passé, prendre part à ces dérives. Face à cette situation, un appel à la grève a été lancé par la CGT pour le 3 juin. Des dizaines de résidences ont déjà répondu positivement. Une première dans ce groupe qui avait fait du contrôle du personnel l’une de ses priorités. Le signe, peut-être, que le système Orpea vit ses dernières heures.

Victor Castanet