Les complémentaires

Mediapart : Pas de complémentaire santé, pas de soins

Février 2017, par infosecusanté

Pas de complémentaire santé, pas de soins

7 février 2017| Par Caroline Coq-Chodorge

Voici l’histoire de personnes gravement malades. Chacune perçoit autour de 1 000 euros par mois, provenant des aides sociales. Elles ont dû récemment retarder des soins urgents, ou y renoncer car elles sont trop riches pour percevoir la CMU, trop pauvres pour se payer un contrat complémentaire pourtant indispensable.

La médecin généraliste Mady Denantes ne pratique pas le même métier que ses confrères récemment épinglés parce qu’ils refusent ouvertement des soins aux patients précaires 3. Dans sa maison de santé située dans le XXe arrondissement de Paris, médecins et infirmières soignent sans distinction, du haut en bas de l’échelle sociale. Mais ils se démènent un peu plus pour les plus fragiles. Mady Denantes est le témoin des inégalités sociales de santé qui se creusent. Depuis plusieurs années, elle prend note des histoires des patients qu’elle ne parvient pas à soigner, la plupart du temps parce qu’ils n’ont pas de complémentaire santé. Engagée, elle milite aux côtés du diabétologue André Grimaldi ou du sociologue Frédéric Pierru pour une reconquête de la Sécurité sociale face aux complémentaires santé.

Mady Denantes © Capture d’écran du site France 5
Mady Denantes © Capture d’écran du site France 5
Sur le fichier Word ouvert pour l’année 2017, elle a déjà collecté les histoires d’un vieux couple – lui aveugle, elle en insuffisance cardiaque sévère – avec une toute petite retraite et sans complémentaire, d’une patiente qui lui a confié sa colère d’avoir « une mutuelle de merde »… Il y a aussi monsieur D. : il paie une mutuelle 76 euros par mois, alors qu’il dispose déjà de la CMU-C, la complémentaire santé gratuite associée à la Couverture maladie universelle (CMU), de bonne qualité. Et il refuse de renoncer à son contrat inutile, car il craint de perdre ses droits à la CMU-C. « Ses revenus sont de 600 euros par mois. Il a une carence en acide folique parce qu’il ne peut pas se payer des légumes et des fruits. C’est absurde ! »

Mady Denantes est exaspérée : « Les complémentaires sont complexes, obscures, les gens n’y comprennent rien, s’y noient, les plus fragiles d’abord. Mais nous aussi, les professionnels de santé ! Il nous est impossible de prévoir le coût des soins que nous prescrivons à nos patients. On voit passer des contrats low cost qui ne remboursent que le forfait hospitalier, mais pas les médicaments, les radios, les frais de laboratoire, les 20 % de frais d’hospitalisation non pris en charge par la Sécurité sociale… »


Parmi les histoires inextricables relevées par Mady Denantes, celle de Sandrine (son prénom a été modifié) est caricaturale. Cette ancienne femme de ménage de 51 ans a de gros problèmes cardiovasculaires. Au cours de l’été 2016, un caillot s’est formé dans l’artère d’une de ses jambes, devenue si douloureuse qu’elle l’empêche de se déplacer. Les médecins parlent d’une ischémie. « Courant juillet, on découvre chez elle un compte-rendu médical qui fait état d’une urgence à réaliser une opération chirurgicale, dans les 15 jours », raconte l’éducateur spécialisé du service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) qui la suit.

L’opération vient tout juste d’être réalisée, soit plus de six mois après cette première consultation. Faute de complémentaire santé, parce qu’elle ne pouvait pas se payer cette opération, Sandrine a manqué perdre sa jambe, ou pire.

Sandrine a longtemps vécu du RSA – un peu plus de 535 euros pour une personne seule –, ce qui lui ouvrait le droit à la CMU-C. Mais elle a des problèmes de santé si sérieux qu’elle finit par obtenir, à l’initiative des professionnels de la maison de santé, l’allocation adulte handicapé (AAH). C’est une bonne nouvelle : les revenus de Sandrine augmentent légèrement, à un peu plus de 808 euros par mois. Mais c’est en même temps une catastrophe pour cette femme qui vit « dans une grande précarité psychique », explique son éducateur spécialisé. « Nous n’avons pas anticipé que Sandrine dépasserait le plafond de ressources de la CMU-C », explique Mady Denantes.

Dans le maquis des problèmes de Sandrine, ses problèmes de santé devient vite ingérables : privée de complémentaire, Sandrine doit désormais payer le forfait hospitalier de 18 euros par jour. Sur son fichier Word, le docteur Denantes note sèchement : « Elle ne comprend pas ce qu’elle doit payer, elle ne comprend pas le forfait journalier, elle nous dit juste qu’elle ne peut pas payer, elle ne veut donc pas retourner à l’hôpital… »

Théoriquement, Sandrine a droit à l’aide pour une complémentaire santé (ACS), réservée aux personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec un peu moins de 1 000 euros par mois pour une personne seule. Mais le dispositif est si complexe que deux tiers des personnes qui y ont théoriquement droit n’y ont pas recours. « Il faut se pencher à deux fois sur le système, explique l’éducateur spécialisé. D’abord, il faut trouver une complémentaire agréée pour l’ACS, comparer les offres en étudiant les taux de remboursement et les franchises, la souscrire, et enfin demander l’ACS, qui est un chèque annuel de 100 à 550 euros par bénéficiaire, selon son âge. C’est compliqué pour nous, alors pour une personne en grande précarité sociale et psychique, comme Sandrine, qui n’a pas de compte bancaire personnel, et qui ne peut pas sortir de chez elle… »

Pour le travailleur social, Sandrine n’est pas la plus à plaindre, car elle est au moins « entourée par l’équipe du Dr Denantes, par une équipe d’infirmiers qui passe trois fois par jour, par des travailleurs sociaux… ».

Daniel Rozier, 57 ans, a lui aussi un peu de « chance » dans sa vie, notamment parce qu’il est « suivi par le docteur Denantes. Elle m’a sauvé la vie en m’envoyant à l’hôpital il y a quelques années. C’est aussi grâce à elle que j’ai eu droit à ma pension d’invalidité alors que mon arrêt maladie touchait à sa fin. Elle m’oriente aussi vers des professionnels de santé qui ne pratiquent pas de dépassements d’honoraires ». Diabétique, atteint d’une insuffisance rénale, il perçoit un peu plus de 1 100 euros par mois de revenus. « C’est presque le SMIC, je suis donc au-dessus des plafonds de la CMU-C et de l’ACS. Je dois donc me payer seul ma complémentaire santé. »

Ses ennuis avec sa complémentaire santé remontent à « trois ans environ. J’ai eu un retard de deux mensualités alors que j’étais hospitalisé depuis deux mois et demi. J’ai tenté de trouver un accord avec mon assurance, mais elle m’a radié. J’ai dû quitter l’hôpital plus tôt que prévu car je ne pouvais pas payer le forfait hospitalier. Pour 10 jours, il me serait revenu à 180 euros ! ». Mady Denantes s’est « battue pour qu’il souscrive de nouveau une complémentaire ». Car Daniel Rozier doit de nouveau se faire opérer s’il ne veut pas perdre ses reins. Mais avant cela, il doit se faire « refaire les dents, car ma mastication est très mauvaise ». Sans complémentaire, le coût de ces soins serait insupportable pour son budget tiré au cordeau.

Il a donc souscrit un nouveau contrat pour « 98,93 euros par mois », mais qui ne couvre que « la moitié des 2 000 euros de l’opération dentaire. Je ne peux toujours pas me la payer. Je réfléchis aujourd’hui à mettre fin à mon contrat, parce qu’il déstabilise trop mon budget. J’ai déjà des arriérés d’impôts locaux, et je fais l’autruche… Je suis conscient que, sans complémentaire, je dois renoncer à des soins, vivre dans le risque. Et si je me retrouve à l’hôpital, qu’est-ce que je fais ? J’essaie simplement de ne pas y penser… »
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Des cas comme ceux de Danier Rozier ou de Sandrine sont le quotidien des coursiers sanitaires et sociaux. « Depuis le début de l’année, je les ai déjà appelés trois ou quatre fois, explique Mady Denantes. Ils se rendent très vite au domicile des patients et dénouent des situations face auxquelles nous sommes démunis. » Sibel Bilal a imaginé ce métier « il y a 22 ans ». Ce dispositif d’assistance est financé notamment par l’Agence régionale de santé Île-de-France. Ce sont toujours les médecins généralistes qui signalent aux coursiers des patients en situation difficile, avec leur accord. Les 14 salariés démêlent des « situations de vie complexes, qui entremêlent souvent plusieurs accidents de la vie : une maladie ou un accident, un divorce, des difficultés professionnelles », explique la directrice Sibel Bilal.

« Lorsque les patients ont droit à la CMU, les situations sont plus faciles à régler, il suffit d’ouvrir des droits. Les plus gros problèmes sont liés à l’accès à la complémentaire santé, ou aux dettes liées à l’absence de couverture. Sans complémentaire, la facture à l’hôpital peut monter très haut : il faut payer le forfait hospitalier de 18 euros par jour et 20 % des frais d’hospitalisation. Les patients qui sont à 100 % pour une affection longue durée (ALD) ne savent pas toujours qu’ils doivent quand même régler le forfait hospitalier. Et s’ils sont hospitalisés pour une autre maladie que leur ALD – par exemple une pneumonie alors qu’ils sont à 100 % pour un cancer –, ils devront aussi régler les 20 % de frais d’hospitalisation. »

Sibel Bilal constate « depuis dix ou vingt ans un recul de la Sécurité sociale, qui est difficile à suivre, même pour des personnes aguerries comme nous. Et la qualité du service rendu par l’assurance maladie baisse : elle est en train de fermer ses agences, de dématérialiser les échanges. Cela devient très difficile pour des personnes précaires, qui ne savent pas utiliser Internet, qui changent sans cesse de numéro de téléphone parce qu’ils fonctionnent avec des cartes prépayées. Et elle attend que vous exprimiez une demande. Mais encore faut-il connaître ses droits ! ».