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Médiapart - Plan de licenciements et alertes répétées sur la santé des salariés : la face cachée de la Mutualité française

Mars 2023, par Info santé sécu social

ÉCONOMIE ET SOCIAL ENQUÊTE

Côté pile, la Fédération nationale de la Mutualité française, qui regroupe la majorité des mutuelles de santé, est généreuse en conseils sur la santé au travail. Côté face, elle organise un plan de licenciement brutal d’un quart de ses salariés et enchaîne les expertises pour « risque grave ».

Khedidja Zerouali
3 mars 2023

« La santé doit trouver pleinement sa place dans le monde professionnel. Face aux inégalités, il convient d’engager une réponse forte en prévention, en prévoyance, sur les inégalités et en faveur des conditions d’emploi des seniors », rappelait Éric Chenut, président de la Mutualité française, lors d’une conférence de presse le 21 janvier dernier.

Une semaine plus tôt, le même Éric Chenut annonçait un brutal plan de licenciements à ses troupes. Il concerne plus d’un quart des effectifs de la structure, qui fédère les mutuelles de complémentaire santé et de prévoyance françaises. Et il se fera en seulement quatre mois. Plus de la moitié des seniors de l’entreprise seront mis à la porte. « Entre 59 % et 77 % des plus de 50 ans sont concernés par le PSE », estiment les membres du comité social et économique (CSE), vent debout contre un plan qu’ils jugent injuste.

Interrogée sur les contours du plan, la direction n’a pas souhaité commenter les chiffres, arguant « une obligation de confidentialité » (l’entièreté des réponses de la Mutualité française est à retrouver dans les annexes en bas de cet article).

À l’occasion de ce plan de licenciements, les salarié·es de la « grande famille » de la Mutualité ont, pour leur part, décidé de s’exprimer publiquement sur l’envers du décor de ce fleuron de l’économie sociale et solidaire. « Ils donnent des conseils à tout le monde sur la santé au travail alors qu’ils nous virent en quatre mois et que, depuis des années, leur propre structure est gangrenée par les risques psychosociaux, s’agace Marc*, élu CFDT. C’est vraiment hypocrite. »

Dans le détail, le « plan de sauvegarde de l’emploi », selon sa dénomination officielle, prévoit 85 suppressions de postes, dont 15 postes vacants. 70 personnes seront mises à la porte et 13 autres verront leurs contrats modifiés, sur un total de 244 salarié·es. « Il y aura aussi vingt-cinq postes créés. Officiellement, ils sont ouverts aux reclassements internes, mais rien ne dit que ce seront les salariés actuels qui seront recrutés, explique la secrétaire du CSE. Et les salaires des postes proposés au reclassement sont extrêmement bas. »

« En responsabilité, tout sera mis en œuvre pour accompagner les salariés et pour assurer cette transformation dans les meilleures conditions », promet la direction de la Mutualité.

Dans la structure, personne ne s’attendait à ce plan. Même la secrétaire du CSE avoue son étonnement : « Il n’y avait pas d’indices particuliers qui pouvaient nous laisser penser qu’il y aurait un PSE. C’est brutal, notamment au regard de toutes les valeurs que porte, publiquement, la Mutualité et qu’elle n’applique visiblement pas en interne. »

En quatre ans, il y a des choses qu’on peut faire pour que des départs se passent bien, pas en quatre mois.

Pour des experts de la santé au travail, le moins que l’on puisse dire, c’est que la méthode interroge. Le plan a été annoncé le 14 février et seulement quatre mois ont été accordés aux organisations syndicales pour en négocier ses contours. Pourtant, lors du conseil d’administration du 8 décembre 2022, la Mutualité avait certes voté le principe d’un retour à l’équilibre, mais pour 2027.

« En quatre ans, on aurait pu se préparer, continue Marc. En termes de reconversion, de formations, de modulation de la charge de travail… En quatre ans, il y a des choses qu’on peut faire pour que des départs se passent bien. Pas en quatre mois. » Plusieurs salariés l’affirment d’une même voix. Devant eux, Éric Chenut aurait clamé son « intime conviction » que plus le plan irait vite, moins il ferait de mal aux salarié·es. Une affirmation qui les a laissé·es pantois·es.

Le motif économique remis en cause par le CSE
Mais c’est surtout le fond que les salarié·es de la Mutualité et leurs représentant·es contestent. La direction insiste sur la nécessité d’un « retour à l’équilibre économique, la fédération accusant des déficits structurels du fait notamment d’une baisse de ses ressources accentuée par la pression inflationniste ». Selon elle, ce plan est « inévitable ».

« Nous sommes déjà à l’équilibre, répond Laurent*, élu au CSE, membre de la commission économique. Le motif économique de ces licenciements ne tient pas. » En lisant de près les rapports de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), organe statistique des ministères sanitaires et sociaux, on peine en effet à percevoir les difficultés économiques auxquelles pourraient être confrontées les mutuelles qui composent la fédération, et en assurent son financement.

Après avoir déduit les frais de gestion et les prestations, il reste aux mutuelles des « résultats techniques ». Autant d’excédents non négligeables : 238 millions d’euros en 2018, 358 millions en 2019, et 596 millions en 2020.

Seule l’année 2021 fait figure d’exception puisque beaucoup de Français·es ont reporté cette année-là les soins non effectués en 2020, année rythmée par les confinements, et ont beaucoup plus sollicité leurs mutuelles que d’habitude. Le résultat technique des mutuelles dans le secteur de la santé a été négatif de 36 millions. Ce qui ne les a pas empêché d’afficher au global, tous secteurs d’assurance confondus, un résultat net de 120 millions d’euros.

En somme, les mutuelles gagnent de l’argent, et même toujours plus, notamment parce qu’elles comptent principalement des contrats individuels, plus rentables que les contrats collectifs passés avec les entreprises.

Interrogée sur les arguments économiques justifiant son plan, la direction de la Mutualité a confirmé le résultat technique déficitaire des mutuelles en 2021, « alors qu’il est excédentaire pour les assurances lucratives » et a insisté sur « la tendance structurelle de perte de parts de marché ». Elle a aussi rappelé qu’« en 2020, malgré le faible recours de soins liés au Covid, les mutuelles ont payé une taxe Covid de 1,5 milliard d’euros ».

Les mutuelles sont concentrées sur des marchés très rentables.

Laurent, membre de la commission économique du CSE

« Effectivement, les parts de marché se réduisent depuis la mise en concurrence avec les assurances et les instituts de prévoyance, rappelle Laurent, mais les mutuelles sont concentrées sur des marchés très rentables. Pendant que les autres perdent de l’argent avec les contrats collectifs, les mutuelles en gagnent. »

L’influence des plus grosses mutuelles

Au sein de la Mutualité française, ce sont les mutuelles qui donnent le ton : elles sont membres de l’assemblée générale, représentée au conseil d’administration et au bureau. Le président Éric Chenut lui-même a fait sa carrière à la Mutuelle générale des fonctionnaires de l’Éducation nationale (MGEN),, puis au sein du groupe VYV, né de l’union de certaines des plus grosses mutuelles, dont la MGEN, Chorum ou Harmonie mutuelle.

Aujourd’hui, le groupe VYV est de loin le plus gros acteur d’un secteur qui ne cesse de se concentrer. En 1995, quelque trois mille mutuelles de même poids contribuaient au financement de la fédération. Aujourd’hui, elles sont environ trois cents. Dont une dizaine de taille très importante, qui apportent la grande majorité des cotisations à la Mutualité.

Si on disparaît, ou si nos effectifs sont durement réduits, on pourra moins bien accompagner les petites et moyennes mutuelles, et elles vont finir par se faire avaler par les grosses mutuelles.
Un élu du CSE

Malgré leurs bons résultats, les mutuelles décident régulièrement de baisser les cotisations qui financent la fédération. Et à en croire plusieurs élus du CSE, cela ne serait pas sans rapport avec l’annonce du plan de licenciements. Selon ces salarié·es, les grosses mutuelles souhaiteraient voir la fédération s’affaiblir, dans un but non affiché : voir la fédération moins bien accompagner les petites et moyennes mutuelles, concurrentes qu’elles préfèreraient absorber.

« Si on disparaît, ou si nos effectifs sont durement réduits, on pourra moins bien accompagner les petites et moyennes mutuelles, abonde un autre élu du CSE, et ils vont finir par se faire avaler par les grosses mutuelles dont le groupe VYV, qui compte plus de salariés pour assurer la gestion que nous n’en avons à la fédération. »

Multiples souffrances au travail depuis 2017
Au-delà de la violence des licenciements, les salarié·es de la Mutualité racontent, rapports d’expertise à l’appui, une souffrance au travail qui dure depuis des années. Fin 2017 déjà, la médecine du travail avait adressé au directeur général une alerte sur le mal-être des salarié·es de deux directions, de la communication et de la santé.

Pendant un an, des audits sont commandés par la direction, mais rien ne change. Au cours de l’année 2018, un salarié de la direction de la communication menace de se suicider sur son lieu de travail, ce qui pousse le CHSCT à ouvrir une enquête. Mais malgré les plaintes de salarié·es qui remontent en permanence, rien ne semble évoluer.

En septembre 2018, le médecin du travail confirme l’état « préoccupant de la situation » et les représentant·es du personnel « déplorent que les facteurs de risque repérés par les différents audits soient toujours à l’œuvre, voire se soient aggravés ».

Épuisés par des audits et enquêtes qui n’aboutissent à aucun changement, les élu·es du CSE décident de faire appel à un cabinet extérieur pour dresser une expertise pour « risque grave, identifié et actuel ». En avril 2019, le cabinet Syndex rend une analyse au vitriol décrivant une structure où presque tout dysfonctionne, au management délétère et laissant ses salarié·es dans des situations de grande instabilité, voire de souffrance. Bref, un tableau bien éloigné de l’image publique de cette entreprise emblématique de l’économie sociale et solidaire.

À la direction de la santé ou de la communication, la charge de travail est mal répartie, assure Syndex, créant des tensions « majorées par le fait de ne pas trouver d’écho favorable quant à la demande explicite de répartition de la charge de travail ».

Toujours selon le cabinet d’expertise, l’organisation du travail pose problème à de nombreux niveaux. Celles et ceux qui sont en temps partiel « culpabilisent » en raison « d’une pression implicite du reste de l’équipe », jusqu’à « revenir sur des journées non travaillées pour des réunions ». D’autres assurent ne jamais prendre de pause et manger en 30 minutes. L’ambiance dans ces deux services est si tendue que « le télétravail constitue une “porte de sortie” qui anime un espoir de diminution des tensions au sein des collectifs… »

Côté pile, la Fédération nationale de la Mutualité française qui regroupe la majorité des mutuelles de santé, s’épanche en conseils sur la santé au travail. Elle vient même de lancer un observatoire à ce propos.

Pour ne rien arranger, les réorganisations à la direction de la santé se multiplient. L’une d’elles, en deux vagues, s’est étalée sur plus d’un an et demi, et a débouché sur une situation floue pour de nombreux salariés, qui se sont retrouvés perdus : « On a tous la même fiche de poste, comme ça on peut nous changer, on est élastiques », déclare un salarié. « La fiche de poste est bidon, toutes les spécificités ont été retirées », poursuit un autre. La réorganisation a aussi donné l’impression à certains salariés d’être poussés vers la sortie, en raison d’« une perspective d’attrition des effectifs », mais sans appel officiel « à des départs volontaires ou contraints », analyse encore Syndex.

Deux nouveaux raports sévères
Dans « la grande famille » de la Mutualité, l’entrelacement entre le privé et le professionnel est tel que des salariés se retrouvent coincés entre leurs amitiés, leurs conditions de travail détériorées et la fidélité qu’ils pensent devoir à leurs supérieurs.

« Il ressort que dans le contexte historique de la fédération, les liens de subordination aient été vécus, dans un premier temps, comme indexés à une apparence d’affectif », certains « ressentent l’apparente sympathie comme une technique d’intimidation et une forme de manipulation », alerte le rapport. Et dans cette « famille » où la culture du secret est très ancrée, chaque information détenur « devient un matériau de pouvoir incontestable qui confère au détenteur une marque d’influence et un statut décisionnel d’envergure ».

Enfin, les temps de discussion avec les managers sont craints par les salariés, au point que la plupart d’entre eux se présentent à leur entretien annuel à reculons : « J’ai pointé des dysfonctionnements et on m’a demandé de me taire », témoigne un salarié. « Lors de mes entretiens, on me demande d’être avec et non contre si on veut une augmentation », complète un autre.

Les deux cabinets décrivent une direction isolée, avec un nombre de chefs impressionnant.

Les élu·es du personnel se souviennent très bien de ce rapport de Syndex, puisque, selon eux, « après sa publication, quasiment rien n’a changé ». Trois ans plus tard, elles et ils ont dû réitérer leur alerte pour « risque grave », à la direction de la communication, mais aussi à la direction de l’offre de soins, de l’autonomie et des parcours (Dosap). Deux nouveaux rapports sont alors commandés, l’un par le CSE au cabinet Syndex et l’autre par la direction au cabinet Eleas.

Là aussi, la situation est explosive. Fin 2021, deux salariés de la direction de la communication ont été placés en arrêt de travail pour « des décompensations psychiques sévères liées à leur environnement de travail ». Une salariée de la Dosap a également été arrêtée « en rapport direct avec ses conditions de travail ». En janvier 2022, la médecin du travail rapportait même avoir reçu en consultation « des salariés en grande souffrance », avant de rappeler à la direction générale ses « responsabilités en matière d’évaluation et de prévention de ces risques psychosociaux ».

Comme en 2019, le second rapport de Syndex met largement en cause la direction. Idem pour le rapport d’Eleas, pourtant commandé par la direction elle-même.

À la Dosap, les risques psychosociaux sont nombreux, et décrit de manière quasi identique dans les deux rapports. Dans cette direction créée en 2019 et où chacun·e ne trouve pas encore tout à fait sa place, la charge de travail est élevée, de 10 heures à 12 heures par jour.

« Les salariés témoignent de temps de travail et de réunion sur la pause-déjeuner, de reprendre le travail le soir, de travail effectué pendant les week-ends, les congés et les RTT. Et y compris de la part des reponsables », constate Syndex. Les nombreux témoignages recueillis sont sans équivoque : « Je suis à la limite de l’épuisement » ; « On vous bombarde des mails à 20 heures et 20 h 30, le dimanche à 23 heures ».

« Ce sentiment de “dépassement” serait majoré par un rythme de travail interrompu au quotidien. Selon la majorité d’entre eux, ces éléments génèrent un sentiment “d’angoisse” », poursuit de son côté Eleas.

Les deux cabinets décrivent une direction isolée, avec un nombre de chefs impressionnant. Rien qu’à la Dosap, plus d’une dizaine de salariés ont des postes à responsabilité, en plus d’une direction bicéphale. « X dit c’est une priorité et Y me dit on fait ce que l’on peut. Et je suis prise entre leurs deux positionnements », témoigne une autre auprès du cabinet Syndex.

Interrogée en détail sur ces rapports, la direction de la Mutualité botte en touche. Elle se réjouit d’avoir mis en place « un baromètre annuel pour mesurer le climat social et les risques psychosociaux dans l’entreprise » depuis 2018. « Toutes les entreprises ne disposent pas d’un tel dispositif, et cela illustre l’attention que nous portons aux conditions de vie au travail », ajoute t-elle.

Selon ce baromètre, en 2022, « 89 % des collaborateurs sont “globalement satisfaits” de leur qualité de vie au travail et 61 % estiment même qu’elle est bonne ou très bonne ». Pour preuve selon l’entreprise : le faible turn over, avec une « durée moyenne en poste au sein de notre entreprise » d’une durée de 17,5 ans.

En bref, on fonctionne comme la pire boîte du privé alors qu’on s’occupe de santé au travail.
Marc, élu CFDT

La Mutualité promet que « la prévention des risques psychosociaux est également suivie avec une grande attention ». Elle en veut pour preuve son plan de prévention pluriannuel des risques psychosociaux : « Nous avons sensibilisé tous les collaborateurs et formé tous les managers aux risques psychosociaux, nous avons nommé un référent RPS et avons mis à la disposition de tous les collaborateurs des informations sur la prévention de la santé au travail. » Manifestement pas suffisant pour remédier à un mal-être ancien et profond.

« En bref, on fonctionne comme la pire boîte du privé alors qu’on s’occupe de santé au travail », conclut, dépité, Marc, l’élu CFDT. Après la publication des deux rapports les plus récents, une première réunion de travail a eu lieu le 12 décembre dernier. Une deuxième devait avoir lieu le 10 février, mais elle a été annulée par la direction.

Quatre jours plus tard, la Mutualité annonçait le licenciement à venir de plus d’un quart de ses effectifs. Conclusion du délégué du personnel : « Les questions de santé au travail ne sont plus d’actualité, puisque la direction est en train de nous virer brutalement. »

Khedidja Zerouali