Industrie pharmaceutique

Médiapart - Procès du Mediator : Servier, condamné, s’en sort encore

Mars 2021, par Info santé sécu social

29 MARS 2021 PAR ROZENN LE SAINT

L’entreprise a été condamnée pour homicides et blessures involontaires et pour tromperie aggravée. Mais les victimes déplorent qu’aucune peine de prison ferme n’a été prononcée à l’encontre des anciens responsables ou consultants du laboratoire qui a commercialisé l’anti-diabétique déguisé en coupe-faim.

C’est un procès historique, dont la conclusion laisse un goût amer. Lundi 29 mars, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu coupable les laboratoires Servier de « tromperie aggravée » et d’« homicides et blessures involontaires » dans l’affaire du Mediator, un an et demi après le début des audiences. Il a été condamné à une amende de 2,7 millions d’euros, le maximum encouru à l’époque des faits.

Jean-Philippe Seta, ancien numéro deux de Servier, a été condamné à quatre ans de prison avec sursis, pour blessures et homicides involontaires – le parquet avait requis trois ans de prison ferme. Il écope aussi d’une amende de 90 600 euros. Un montant qui n’atteint même pas son salaire mensuel quand il était l’ancien bras droit de Jacques Servier, mort en 2014.

Sylvie Daunis, présidente du tribunal, lui reproche des faits d’une « extrême gravité », d’une « ampleur considérable et inédite » en ayant « maintenu envers et contre tout un médicament aux qualités discutables », et surtout dangereux, « malgré la connaissance des risques depuis 1995 ». Il a été prescrit à 5 millions de Français de 1976 à 2009, a provoqué de graves maladies cardiaques et pulmonaires chez des milliers d’entre eux et aurait fait entre 500 et 1 500 morts.

À la sortie de la salle dite « grand procès » du tribunal de grande instance de Paris, Hervé Temime, avocat de Servier et ténor du barreau, a estimé qu’« il y a des motifs de satisfaction ». À l’inverse, Irène Frachon, la pneumologue brestoise qui a contribué à faire émerger ce scandale du Mediator il y a 14 ans, a déploré un jugement trop clément : « Le droit pénal n’est pas adapté à cette délinquance en col blanc. Les peines sont extrêmement light, la punition apparaît presque dérisoire. » La médecin a assisté à la majorité des 507 heures de ce procès, le plus long après celui de Maurice Papon.

L’Agence du médicament a elle aussi été reconnue coupable de blessures et homicides involontaires par imprudence et négligence des victimes entre 1998 et 2009, au moment de l’interdiction de vente du Mediator en France. 303 000 euros d’amende sont exigés, le maximum qui pouvait l’être.

La présidente du tribunal estime que « l’agence a failli dans son rôle de gendarme du médicament. Cela a renforcé la défiance des citoyens et a remis en cause la légitimité de l’agence ». Des propos qui résonnent particulièrement en pleine crise sanitaire, à l’heure où l’Agence du médicament doit notamment surveiller la sûreté des vaccins contre le Covid-19.

En revanche, le tribunal a relaxé Servier du délit d’escroquerie, ce qui explique les montants modestes des amendes. Ce produit à l’efficacité faible et aux effets secondaires graves a coûté entre 30 et 45 millions d’euros par an à la Sécurité sociale, selon les juges d’instruction, soit entre 990 millions et près de 1,5 milliard d’euros en tout.

Sylvie Daunis juge qu’« après 1994, les laboratoires Servier se sont abstenus de transmettre des informations aux autorités sanitaires mais le tribunal considère qu’il ne s’agissait pas de manœuvres frauduleuses. La commission de transparence considérait déjà le service médical rendu insuffisant. Le Mediator aurait dû être déremboursé ».

Elle sous-entend ainsi que le ministère de la santé, qui n’a pas suivi cet avis des instances sanitaires, aurait dû agir : la décision finale lui appartient. Sauf qu’aucun ministre de la santé n’a été poursuivi dans le cadre de cette affaire du Mediator. C’est là l’autre grand bémol de ce procès du plus grave scandale sanitaire depuis l’affaire du sang contaminé.

Plusieurs anciens hauts responsables du ministère ont été entendus, mais comme simples témoins. C’est le cas de Xavier Bertrand, qui, en tant que ministre de la santé de 2005 à 2007, aurait très bien pu dérembourser le Mediator. Mais aux yeux des victimes, il apparaît comme le sauveur : lors de son deuxième passage au ministère, il a œuvré à créer pour elles un fonds d’indemnisation.

Depuis, les 3 884 victimes qui ont accepté la procédure d’indemnisation à l’amiable de Servier, donc sans aller jusqu’à ce procès fleuve, se sont vu proposer environ 51 000 euros d’indemnisations chacune en moyenne. Au 1er mars 2021, Servier avait versé 177,6 millions d’euros dans ce cadre.

Celles qui ont eu la force d’aller jusqu’au bout en attendant le verdict, plus de dix ans après l’ouverture d’une information judiciaire, ont-elles obtenu des indemnités supérieures ? Pas toutes. Ce 29 mars, Servier a été condamné à verser 158,7 millions d’euros aux 6 593 victimes du Mediator parties civiles dans ce procès, au titre des indemnisations pour atteinte à l’intégrité physique pour tromperie aggravée. Cela revient à environ 24 000 euros, en moyenne, pour chacune d’entre elles.

Tout compris, le numéro deux français du médicament devrait leur verser plus de 180 millions d’euros en réparation des différents préjudices subis, selon les premiers calculs effectués par des avocats dans la foulée du délibéré, soit 27 300 euros environ par victime.

Car la plupart pourra recevoir diverses indemnités en fonction du préjudice professionnel subi, notamment, et jusqu’à 10 000 euros au nom de l’atteinte au consentement, les propriétés anorexigènes du Mediator leur ayant été dissimulées. Enfin, elles pourraient toucher jusqu’à 50 000 euros au nom du préjudice d’anxiété, pour les dédommager de l’angoisse alimentée par la peur de contracter une grave maladie cardiaque ou pulmonaire parce qu’elles ont avalé les gélules blanches de Servier.

« C’est bien ça ! », chuchote alors Irène Frachon sur le banc du tribunal. À la fin du prononcé du jugement, elle explique que « c’est une reconnaissance de la souffrance des victimes, qui ont consommé un poison qui peut avoir des conséquences à long terme, qui a été entendue par le tribunal ».

Charles Joseph-Oudin, qui défend des parties civiles, estime que ses clients vont obtenir « entre 10 000 et 50 000 euros d’indemnisations, alors que nous demandions 100 000 euros pour ces victimes. Nous réfléchissons sérieusement à faire appel. Les ordres de grandeur des condamnations sont ridicules au regard du chiffre d’affaires réalisé par Servier. Le Mediator reste une opération juteuse ». En 2020, le chiffre d’affaires du deuxième laboratoire français a poursuivi sa croissance, atteignant près de 4,7 milliards d’euros.

« Je ne peux pas faire fermer Servier, je sais que c’est ce que vous auriez voulu »

Lors de l’audience, le tribunal n’a pas pu informer oralement chacune des 6 593 victimes du montant d’indemnisation qui leur a été accordé. Quelques dizaines, présentes pour assister à la lecture du délibéré, l’attendaient pourtant impatiemment. Le détail a été donné pour celles dont les noms étaient déjà mentionnés dans l’ordonnance de renvoi rendue en 2017 par les juges d’instruction.

Parmi elles, Catherine Kolozsvari, dont le témoignage accablant avait obligé Servier à demander pardon à cette victime, personnellement, le 11 décembre 2019, pour la première fois depuis que le procès s’était ouvert, le 23 septembre de la même année. Le jugement prévoit qu’elle soit indemnisée de 20 000 euros de réparation du délit de tromperie aggravée et du remboursement de ses 5 000 euros de frais d’avocats.

L’ancienne grande sportive s’essouffle au moindre effort depuis qu’elle a subi deux opérations à cœur ouvert. L’état de santé de la septuagénaire ne lui avait pas permis de se rendre au tribunal pour en témoigner. Elle avait été auditionnée en visioconférence depuis l’Hérault.

Les nuits de Bernard Niccoli aussi sont perturbées par le « tic tac, tic tac » des battements de son cœur. Il s’agit du cliquetis de la valve mécanique qui lui a été implantée pour remplacer sa valve aortique. Il avait raconté à Mediapart, à la veille de l’ouverture du procès, avoir refusé les offres d’indemnisation de Servier dans le cadre d’une procédure amiable.

Là, le tribunal a estimé à 56 800 euros les indemnités que Servier devrait verser au couple Niccoli en tant que victimes directes et par ricochet du délit de blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à trois mois, en plus du remboursement des 2 100 euros de frais de défense. L’homme de 65 ans devrait percevoir d’autres réparations liées aux dépenses de santé, à l’assistance tierce personne et à la perte de gains professionnels, notamment.

Il est défendu par Jean-Christophe Coubris, le seul avocat à avoir aussi exigé de Jean-Philippe Seta, l’ex-numéro deux de Servier, de verser des indemnités à 673 victimes. L’ancien dirigeant de Servier a été condamné à les indemniser à hauteur de 12,8 millions d’euros. « Nous sommes satisfaits de cette peine, a réagi l’avocat bordelais. J’imagine qu’il a un accord avec Servier pour le règlement de ces indemnisations. » Jean-Philippe Seta est en tout cas défendu par les avocats de son ancien employeur.

Face à la déception qui se lit sur le visage d’une de ses clientes, Me Coubris répond : « Je ne peux pas faire fermer Servier, je sais que c’est ce que vous auriez voulu, mais je ne peux pas. » Plus globalement, il dit « entendre l’insatisfaction et la frustration de [ses] clients, quand même soulagés dans l’ensemble. Le message est fort : l’Agence du médicament ne fait pas son travail, elle est condamnée. Servier est condamné. Des experts payés par Servier sont condamnés… »

L’autre volet dans cette affaire est celui des conflits d’intérêts entre les anciens consultants de la firme en poste ou anciennement en poste au sein d’instances publiques sanitaires et du « trafic d’influence » imputé au producteur du Mediator. D’ex-hauts responsables de l’Agence du médicament sont jugés pour avoir reçu des milliers d’euros en échange de conseils donnés à Servier, notamment pour obtenir des autorisations de mise sur le marché.

Parmi les neuf prévenus pour prise illégale d’intérêts ou complicité de ce délit, seuls quatre ont été condamnés. Ce qui a sauvé les autres ? Leurs déclarations des liens d’intérêts qu’ils entretenaient avec Servier, même parcellaires et non régulières. Elles sont quand même la preuve que les instances de régulation du médicament ne pouvaient pas ignorer ces relations.

Entre les lignes de ce délibéré, il faut donc lire le manque d’action des instances de santé publique pour contrôler les potentiels conflits d’intérêts entre ses experts et les producteurs des traitements qu’elles contrôlent. Sauf que l’Agence du médicament ne comparaissait pas pour ces faits. C’est là encore une des limites de ce procès, pourtant hors normes.

« Le jugement montre que le système a failli dans son ensemble, que même quand les experts déclaraient leurs liens d’intérêts, ils n’étaient pas suffisamment pris en compte », commente Irène Frachon. Elle s’était heurtée au mur de l’Agence du médicament quand elle avait dénoncé la toxicité du Mediator à la fin des années 2000.

Parmi les « agents retournés » par Servier qui répondaient de participation illégale d’un fonctionnaire dans une entreprise précédemment contrôlée, Jean-Michel Alexandre, ex-numéro deux de l’Agence du médicament. C’est l’un des personnages principaux de cette affaire.

Il a été déclaré coupable et condamné à une peine de 18 mois d’emprisonnement avec sursis et à verser 30 000 euros d’amende pour avoir « totalement dissimulé » ses activités de conseil auprès de firmes pharmaceutiques, dont Servier. Et ce, dès le 31 décembre 2000 – date de son départ de l’agence – jusqu’au 7 juin 2001, quand il a demandé l’avis de la commission de déontologie, censée statuer sur la compatibilité entre ses anciennes fonctions et ses nouvelles.

De 2001 à 2009, il a touché près de 1,2 million d’euros, soit plus de 12 000 euros par mois, pour ses conseils avisés à Servier. Ces sommes sont soupçonnées d’être des rétrocommissions, en récompense de son aveuglement concernant les risques du Mediator, passés sous ses radars du temps où cet éminent pharmacologue était censé les déceler.

Christian Bazantay, ancien secrétaire général du groupe pharmaceutique, été condamné à la même peine pour complicité de ce délit de pantouflage. Jacques Massol aussi, pour avoir offert son expertise à Servier dès janvier 2009. Jusque 2008, il occupait le poste de vice-président de la stratégique commission de la transparence de la Haute Autorité de santé.

Enfin, Servier avait aussi des « taupes » à l’instant T au sein de l’Agence du médicament. L’une d’entre elles a été condamnée, Bernard Rouveix. Il a siégé à la commission d’autorisation de mise sur le marché de 2004 à 2010, chargée d’octroyer et de renouveler les sésames de vente des médicaments.

En parallèle, il a été consultant pour l’industrie pharmaceutique à partir de 2007, par le biais de la société-écran Cris, qui compte Servier parmi ses clients. La firme pharmaceutique lui a notamment commandé une note de renseignements sur ce qui se disait du coupe-faim au sein de l’agence le 8 avril 2007. Le pharmacologue a été condamné à un an d’emprisonnement avec sursis et 30 000 euros d’amende pour avoir dissimulé son activité de conseil auprès de Servier.

Enfin, le duo composé de l’ex-sénatrice Marie-Thérèse Hermange et de son ami Claude Griscelli, consultant pour Servier, a été relaxé. L’ancienne parlementaire UMP et Claude Griscelli s’étaient connus du temps où ils étaient conseillers municipaux de Paris sous Jean Tiberi.

En 2011, Marie-Thérèse Hermange est nommée rapporteuse de la mission d’information sur le Mediator confiée au Sénat. Entre-temps, Claude Griscelli est devenu l’homme de confiance de la direction de Servier, en tant que consultant et ami de Jean-Philippe Seta, le numéro 2 du laboratoire.

Une semaine avant la remise du rapport sénatorial, Marie-Thérèse Hermange demande à Claude Griscelli de la rejoindre au Sénat de 19 h 30 à 21 heures, le 21 juin 2011 : il lui suggère des modifications pour minimiser la responsabilité de Servier. Les appels et rencontres entre Claude Griscelli et Marie-Thérèse Hermange sont qualifiés de « clandestins » par les juges d’instruction.

Claude Griscelli s’en est ensuite vanté auprès de Jean-Philippe Seta, en sortant du Palais du Luxembourg : « J’ai fait changer pas mal de choses », se targue-t-il. Sauf que leur conversation était sur écoute. Marie-Thérèse Hermange sort donc relaxée du tribunal et elle siège toujours… au comité d’éthique de l’Académie de médecine.