Les Ehpads et le grand âge

Paris Normandie.fr : Manque de personnel, rationnement de nourriture... : la face cachée des Ehpad

Mars 2019, par infosecusanté

Manque de personnel, rationnement de nourriture... : la face cachée des Ehpad

Paris Normandie.fr

25 mars 2019

Un ancien directeur d’Ehpad témoigne des conditions de vie des personnes âgées dans des établissements où la recherche de rentabilité a largement pris le pas sur le bien-être et la qualité de l’alimentation.

Franck BOITELLE

Ancien directeur d’Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), Jean Arcelin éclaire la face cachée d’un univers où la rentabilité prend le pas sur le bien-être des résidents. Dans Tu verra maman, tu seras bien (ed XO), il livre un document tendre mais glaçant.
Où se trouve la place de l’humain dans cet univers-là ?

Jean Arcelin : « C’est une vraie question. En me basant sur ce que j’ai vécu, je pense que la place de l’humain se trouve chez les soignants et chez toutes les personnes en contact direct avec les résidents. Mais lorsque, comme moi, on est un directeur et que l’on observe la politique du groupe, sa stratégie, on bascule dans une logique commerciale et financière où l’humain n’est pas absent mais toujours secondaire. Lorsqu’il est présent, il devient stratégique, c’est-à-dire que lorsque le groupe vous parle de valeurs, comme la bienveillance par exemple, ce n’est que dans les brochures pour un effet de marketing. Pour ma part, je n’ai pas d’exemple concret de bienveillance du groupe à l’égard des résidents à citer ».

Nous sommes pourtant dans le domaine du médico-social...

« Oui mais il est rempli de carriéristes, qui investissent ce secteur parce qu’il est florissant. Aussi, lorsque l’on entend la hiérarchie parler des résidents, il est frappant de voir combien les choses peuvent être déshumanisées. Par exemple, je me suis beaucoup battu pour la nourriture : avec un budget limité à 4,35 euros par résident et par jour pour le petit-déjeuner, le déjeuner, la collation et le dîner, cela faisait des repas à 1 euro. Les dirigeants sont parfaitement au courant. J’aimerais qu’ils mangent, pendant une semaine, des repas à 1 euro et qu’ils se demandent s’ils aimeraient que ces repas leur soient servis tous les jours du reste de leur vie. Et qu’ils posent la question : où est l’humanité dans tout cela ? »

Peut-on parler de maltraitance alimentaire ?

« Oui, tout à fait. Il y a aussi beaucoup de cynisme. Dernièrement se sont tenues des Assises des Ehpad où il y avait un atelier qui invitait à s’interroger sur l’amélioration de l’alimentation des personnes âgées, avec un groupe d’experts qui se sont retrouvés ensuite pour un dîner fastueux. C’est le summum du cynisme car chacun sait que pour régler le problème, il suffirait d’un peu plus de mains pour donner à manger aux personnes dépendantes, et d’un peu plus d’argent pour acheter des produits de qualité. Les résidents, dont j’avais la charge, payaient en moyenne 3 000 euros par mois. Et on m’a imposé de faire servir du hoki, le poisson le moins cher du monde, et de remplacer les baguettes de pain traditionnelles que j’avais négociées chez le boulanger du coin à un tarif imbattable, par des baguettes industrielles surgelées dégueulasses ! »

Il n’y a pas de contrôle ? Et les familles ne s’insurgent pas ?

« Les contrôles, lorsqu’il y en a, ne concernent que l’hygiène. Quant aux familles, même si les prestations sont médiocres, elles ne s’insurgent pas parce que le marché est verrouillé et qu’il manque en France plusieurs centaines de milliers de places pour les personnes âgées dépendantes. Donc, quand elles trouvent une place, elles la gardent. Cela fait l’affaire des groupes commerciaux, qui se font une petite concurrence entre eux, mais s’entendent sur l’essentiel. Il faut savoir aussi que certaines familles se moquent du sort de la personne âgée. C’est une triste réalité : les deux tiers de mes résidents n’avaient aucune visite... »

La société prend-elle suffisamment soin de ses aînés ?

« Nous vivons dans une société qui privilégie la jeunesse, la performance, le profit, et qui n’aime pas les faibles. On a ce sentiment que lorsque l’on vieillit et qu’on devient dépendant, ce qui nous attend tous, il ne faut pas se leurrer, on n’intéresse plus personne ».

Un rapport sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes sera remis au gouvernement le 28 mars en vue de la préparation d’une loi. Qu’en attendez-vous ?
« D’abord de la transparence vis-à-vis des familles, et de la transparence légale. Lorsque vous achetez un pot de confiture, vous savez exactement ce qu’il y a dedans. Lorsque vous allez dans un Ehpad, vous ne savez absolument rien. L’État doit imposer des mentions légales, notamment sur les sommes consacrées à l’alimentation de chacun, sur le nombre de soignants, sur le taux d’absentéisme de ces derniers, sur le turn over des employés car celui-ci peut signaler un problème et des risques de maltraitance. Ce sont des indicateurs très importants. Il faut indiquer aussi ce que sont précisément les animations, ce que l’on fait exactement dans les ateliers de prise en charge de la maladie d’Alzheimer, avec quel personnel, avec quelle formation. J’attends aussi de cette loi une prise en compte de la réalité des Ehpad et davantage de moyens. A l’image du Danemark qui consacre 2 % de son PIB aux personnes âgées - la France leur a consacré 0,4 %, soit cinq fois moins en 2018 - et où il est interdit de faire de l’argent sur le dos des personnes âgées. Les Ehpad à but lucratif n’y existent pas ».

Quelle devrait être la priorité ?

« Donner davantage de moyens et ouvrir les Ehpad. Montrer ce qui s’y passe réellement avec des témoignages de résidents, de familles et de soignants. Avec des vidéos, des visites de la presse... Il faudrait aussi qu’une personnalité s’engage pour la cause des personnes âgées. J’ai parfois le sentiment que la cause animale est mieux défendue, parce que les gens s’identifient plus volontiers à une jolie petite poule ou à un gentil chaton aux yeux bleus, qu’à une personne âgée dépendante ».

Le bonheur est-il possible en Ehpad ?

« Il faut aussi dire qu’il y a des gens absolument formidables dans ces établissements. J’y ai vu des choses éblouissantes et j’y ai vécu des choses traumatisantes, mais aussi des moments sublimes. J’y ai assisté à de belles histoires d’amour, partagé des fous rires. Alors oui, le bonheur y est possible. »

« Pas qu’une question de moyens »

Le rapport issu de la concertation sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes sera remis au gouvernement le 28 mars, a annoncé la ministre des Solidarités Agnès Buzyn, promettant de « passer à l’action » dans les semaines qui suivront, en vue d’une loi d’ici la fin de l’année.
Les enseignements de cette consultation porteront sur les freins au maintien à domicile, la lourdeur des restes à charge pour les familles, dont les proches séjournent en établissement, ou la dégradation des conditions de travail des professionnels, selon Agnès Buzyn, qui a insisté sur plusieurs points émanant de la concertation « d’ampleur inédite » lancée le 1er octobre et organisée autour d’ateliers régionaux, de rencontres thématiques, de dix groupes de travail et de 415 000 contributions recueillies sur internet.

Il en ressort « un besoin urgent et prioritaire de revalorisation des métiers de l’âge », ainsi que le constat d’un « reste à charge (...) important en établissement, et trop peu corrélé aux capacités contributives des personnes ou des familles ». Les participants demandent également « une plus grande égalité de traitement face à la diversité des pratiques des départements » en matière d’aides sociales.

Le gouvernement va s’efforcer de répondre à « une angoisse assez profonde des familles », celle de ne pas « être en capacité d’assumer une prise en charge correcte » de leurs proches en Ehpad. Le rapport de Dominique Libault abordera des « pistes de financement », cependant « ce n’est pas qu’une question de moyens », selon la ministre, pour qui la bientraitance des personnes âgées passe aussi par « la formation des professionnels et le management des carrières ».
Une course contre la montre permanente

Au plus près des réalités du terrain, le député Christophe Bouillon (PS) s’est « immergé » une journée dans l’Ehpad de la Madeleine, à Pavilly.

D’emblée, un constat. « Les aides-soignantes que j’ai rencontrées aiment leur métier et le pratiquent avec beaucoup de coeur. Mais elles sont engagées dans une course contre la montre permanente et ne cachent pas leur fatigue », résume le parlementaire qui, une semaine avant la remise du rapport Libault (lire par ailleurs) a pris l’initiative d’une journée en « immersion » dans un Ehpad, à la rencontre du personnel, mais aussi des résidents et de leur famille. « La démographie de notre pays connaît une profonde évolution avec un fort accroissement du nombre de personnes âgées et très âgées, et avec des incidences sur la prise en charge de la dépendance, justifie-t-il. Il s’agit d’anticiper les effets de cette évolution afin de ne pas être confrontés à l’urgence ».

« Un problème de recrutement »

Du passage du témoin de l’équipe de nuit à celle du matin qui aura la charge d’assurer le réveil des résidents, du service du petit-déjeuner et de la toilette, jusqu’à la fin d’une journée rythmée par une succession d’activités, d’animations - karaoké ce jour-là - et par les repas, Christophe Bouillon a ainsi pu prendre la mesure des enjeux et des difficultés de la prise en charge d’une dépendance de plus en plus affirmée.
« Avec l’allongement de la durée de la vie, les résidents restent de plus en plus longtemps dans les établissements, et leur dépendance est plus grande, constate le député. La profession a dû s’adapter, et faire également face à la progression des maladies neurodégénératives qui peuvent déboucher sur des situations difficiles, voire violentes. Les membres du personnel peuvent se faire insulter. Pourtant, aucun ne m’a affirmé avoir l’intention de changer de métier ».
Reste que la fatigue est présente, et le taux d’absentéisme élevé parmi les soignants. Trouver des remplaçants formés relève de la gageure, car le métier attire peu. « Il y a un vrai problème de recrutement », observe Christophe Bouillon qui insiste sur la nécessité de « changer l’image des Ehpad » auprès des jeunes en recherche d’emploi.

« On a atteint les limites »

Cela passe par un renforcement des moyens humains, seul capable d’alléger la charge de travail d’aides-soignantes engagées dans une course permanente, qui ne peuvent consacrer que vingt minutes le matin à la toilette de chacun et n’ont guère le temps d’entretenir le lien avec des personnes âgées pour qui ce moment peut être l’unique opportunité de bavarder un peu. « Cela crée un sentiment de frustration tant chez les résidents que chez les employés », déclare le parlementaire, qui estime qu’on « n’échappera pas à la question des moyens humains, parce qu’on a atteint les limites et qu’à un moment donné, ça ne tiendra plus ».