Le handicap

Médiapart - Handicap à l’école : face à un système défaillant, des familles aisées payent des accompagnantes privées

Octobre 2022, par Info santé sécu social

Le tabou qui entourait le recours à des accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH) privées commence à se dissiper au sein de l’Éducation nationale. Face à la pénurie de personnel, et au risque de l’inégalité, les familles accompagnées par des associations puisent dans leurs propres deniers pour assurer une véritable scolarisation de leurs enfants.

Mathilde Goanec
22 octobre 2022

Imaginons un système que tout le monde, même les premiers intéressés, déplorent, mais qui se mettrait doucement en place, à bas bruit. De plus en plus de familles, soutenues par des associations, payent des AESH privées pour accompagner leurs enfants porteurs de handicap dans les établissements scolaires, tout ce petit monde admettant qu’il s’agit d’un « pis-aller », d’un « cautère sur une jambe de bois », voire d’une « inégalité scandaleuse ».

Une AESH (accompagnante d’élève en situation de handicap, en immense majorité des femmes) est normalement recrutée par le rectorat et payée par l’Éducation nationale. Elle intervient auprès d’un élève ou d’un groupe d’enfants ayant reçu une notification en ce sens des maisons départementales pour le handicap (MDPH). L’État emploie aujourd’hui 132 000 AESH sur tout le territoire, un chiffre en constante augmentation.

Agrandir l’image
Une AESH auprès d’une enfant atteinte d’autisme à Cenon, près de Bordeaux, le 2 septembre 2022. © Philippe Lopez / AFP
Mais à chaque rentrée, le scénario se répète : des centaines de familles se retrouvent sans solution pour scolariser correctement leur enfant, faute de personnel. Le temps partiel imposé, le salaire à 800 euros par mois en CDD, la formation trop succincte (60 heures seulement en début de contrat) découragent souvent les prétendantes et grippent la possibilité d’une école véritablement inclusive.

Gladys Lauzéat, mère d’un enfant autiste ayant exercé un temps sous contrat public, désormais AESH privée, administre un groupe Facebook d’environ 5 000 membres sur le sujet. Elle croule sous les demandes. « Il y a deux cas de figure. Le premier, c’est celui où l’AESH n’arrive jamais, certains enfants attendent depuis deux ans d’aller à l’école, les parents se retrouvent dans une situation épouvantable. » Les familles peuvent également se rendre compte que le personnel de l’Éducation nationale est « peu reconnu, peu valorisé, peu formé et logiquement peu motivé », poursuit Gladys Lauzéat. Elles se tournent alors vers le privé. « Ce n’est pourtant pas la bonne réponse, car c’est une réponse seulement pour les familles qui le peuvent. »

Le sujet semble particulièrement aigu dans le champ de l’autisme, pour des enfants atteints de troubles parfois sévères. « L’autisme nécessite des personnes spécifiquement formées, le modèle de l’AESH en l’état n’est pas toujours la bonne solution, considère Danièle Langloys, présidente de l’association Autisme France. Il y a des contre-exemples, des AESH qui ont déjà accompagné un enfant autiste, qui se sont formées sur leur temps libre, qui vont comprendre vite, mais c’est d’autant plus la loterie qu’elles sont très précaires. Cela se sait parmi les parents, qui veulent que leurs enfants aient une vraie chance de profiter de la scolarisation. »

Concrètement, ces familles entrent alors en contact avec une accompagnante, par le biais d’associations bénéficiant d’un conventionnement spécifique auprès de l’Éducation nationale, pour que cette personne puisse suivre leur enfant en classe. C’est le cas de Cécile Lindeneher, licenciée en psychologie, qui après avoir assuré pendant quelques années des prises en charge à domicile, est devenue AESH privée en Île-de-France, par le biais d’une convention signée avec l’association Autisme sans frontière de l’Essonne.

La jeune femme travaille 26 heures, avec un seul enfant – quand les AESH publiques s’occupent parfois de trois, quatre enfants par classe –, à l’école mais aussi à la maison ou dans certaines activités périscolaires. Des heures payées le double de ce que peuvent toucher ses collègues employées par le rectorat et qu’elle côtoie tous les jours à l’école. « J’accompagne mieux, cela ne fait aucun doute, je connais vraiment l’enfant, y compris en dehors de la classe », considère Cécile Lindeneher, tout en reconnaissant aisément le privilège : « Les parents ont une bonne situation, ils peuvent se le permettre. »

Paul Devin, ancien inspecteur de l’Éducation nationale, a découvert l’an passé l’existence de ces AESH privées, dans le cadre de formations dispensées à leurs homologues publiques (lire ici son récit). « Cela me semblait totalement surréaliste et l’institution ne me répondait pas, verrouillage total sur la question. » L’homme finit par candidater fictivement comme AESH auprès d’une association travaillant sur l’autisme pour démêler la pelote. « Je découvre que ce sont donc les parents qui payent et signent un contrat de droit privé, dans le plus grand silence de l’administration. »

Pour l’ancien inspecteur, le cadre d’emploi de l’Éducation nationale en la matière est pourtant clair, « tous les AESH sont des agents contractuels engagés par contrat de droit public », ce qui permet par ailleurs un contrôle sur les personnes intervenant dans les établissements scolaires.

Un phénomène « marginal », selon l’Éducation nationale
Le ministère de l’éducation nationale, interrogé par Mediapart sur ce point, nous a longuement répondu, estimant qu’« en droit », il n’existe pas de « limitation » des catégories de personnes susceptibles d’apporter « une aide individuelle prescrite par les MDPH ». « Si des familles ont recours à des personnes pour l’accompagnement de leur enfant », ces dernières ne peuvent cependant pas disposer du « statut d’AESH » et ne peuvent pas être présentes en classe, « sauf avec l’accord express du directeur d’école ou du chef d’établissement ».

Le ministère précise également qu’« aucun adulte n’est autorisé à entrer de manière régulière dans un établissement scolaire », sauf conventionnement spécifique validé par le directeur d’académie, et seulement si cela correspond « à un projet d’accompagnement spécifique qui répond à des besoins particuliers d’élèves ».

De sauf en si, la dérogation est donc possible. Le ministère dit ne pas disposer de « données chiffrées » sur le phénomène et insiste : « Il n’y a pas là de développement potentiel », les cas où les familles mobilisent des accompagnants privés seraient « marginaux ». « L’accompagnement des élèves en situation de handicap ne repose pas et ne reposera pas sur ces derniers, mais bien sur la mobilisation des ressources publiques », conclut l’administration, qui rappelle également la mise en place de référents pour aider le personnel ou les formations sur les « élèves à besoins particuliers » mises sur pied.

Paul Vanier en doute fortement. Le député insoumis, sollicité régulièrement par des familles, juge qu’il manque une petite centaine d’AESH dans sa circonscription du Val-d’Oise, au point que certains chefs d’établissement se retrouvent à recommander, en désespoir de cause, de passer par un recrutement privé. « Quand je pose la question du recours au privé, que je juge totalement inacceptable, tout le monde est sidéré ou mal à l’aise », rapporte l’Insoumis, qui a interpellé directement le ministre Pap Ndiaye à l’Assemblée nationale sur le sujet, interpellation restée sans réponse.

Les associations ont moins de pudeur. « L’Éducation nationale n’a en effet pas le droit de faire venir quelqu’un sans convention, les académies se mettent donc à l’abri en passant par des associations agréées, et il faut encore ensuite que le directeur ou le principal de l’établissement accepte, explique Danièle Langloys. Vu la diversité des réponses, nous avons demandé un agrément pour tout le réseau Autisme France, à contrecœur, tellement cela semble lamentable de devoir jouer sur le fait que les familles prennent cela à leur charge, mais nous n’avons pas le choix. »

La majorité des familles ne trouveront jamais une telle somme, c’est évidemment prohibitif.
Danièle Langloys, d’Autisme France

En Île-de-France, « il manque tellement de monde que les demandes passent de plus en plus », complète Gladys Lauzéat, mais dans la plupart des régions, « les directeurs d’académie bloquent complètement », ce qui provoque, selon elle, encore un peu plus d’incompréhension des parents. « Pour des parents au RSA, à Marseille, par exemple, que leur dire ? On ne peut que leur conseiller un recours juridique pour avoir une AESH publique de force, c’est clairement la seule réponse que nous pouvons leur apporter. »

« Que les associations s’emparent du sujet, ou les familles, aucun reproche !, ajoute Paul Devin. Je n’ai pas de doute que cela puisse améliorer la qualité de l’accompagnement. Mais quand des inspecteurs académiques glissent que cela libère des AESH publiques pour les enfants des familles populaires, cela devient intenable : soit on finance vraiment l’inclusion, avec des accompagnants formés, pour que l’école soit possible, soit on décide que tout cela coûte vraiment trop cher et alors, cyniquement, on laisse la main à ceux qui ont les moyens. »

Recourir à une AESH privée coûte environ 1 500 euros aux familles. Certaines touchent d’ailleurs un complément de la MDPH pour financer la somme, d’autres utilisant des déductions fiscales pour alléger la facture. « Mais la majorité des familles ne trouveront jamais une telle somme, c’est évidemment prohibitif, s’indigne Danièle Langloys. Malheureusement, nous nous sommes privés de tout ce qu’on pouvait faire pour régler le problème de l’inclusion. Il est pourtant écrit noir sur blanc depuis 2005 que c’est la responsabilité de l’Éducation nationale d’assurer la scolarisation des enfants porteurs de handicap. »

Gladys Lauzéat s’en désolerait presque : « Je suis en train de récupérer des AESH qui ne veulent plus travailler dans le public, mais qui aiment leur métier. C’est ce que nous voulons dire au ministère, à l’État : pourquoi ne pas professionnaliser ces femmes, leur donner un vrai diplôme, voire un statut de fonctionnaire ? Pour le moment, nous ne sommes pas entendues du tout. » Paul Devin partage ces craintes. « Il va y avoir une attractivité extrêmement forte de ces contrats où l’on accompagne au-delà de l’école, car cela rapproche les AESH du temps plein. Or c’est le temps partiel qui fait la grande précarité. »

La ville de Paris, confrontée comme les autres à la pénurie de personnel, semble emprunter une voie médiane ces dernières années, pour 1 300 enfants avec TSA (troubles du spectre autistique). Des AESH peuvent ainsi être prérecrutées dans la capitale par des associations agréées, elles passent ensuite un entretien avec les services du rectorat, « comme pour un recrutement ordinaire », expliquent les services académiques, qui payent intégralement les heures d’accompagnement scolaire.

Les associations assurent également une formation à ces personnels et un suivi régulier des enfants, y compris dans les classes. Les familles peuvent compléter le salaire de l’AESH pour des temps extrascolaires ou des temps de trajet de la maison à l’école. « Aucune incitation n’est faite par le rectorat pour la mise en œuvre d’un accompagnement sous cette forme, soulignent les services parisiens pour parer la critique, mais rien n’est fait non plus pour dissuader les familles, puisque cette possibilité est offerte par la loi. »

D’autres lieux, d’autres pratiques : si l’école publique rechigne encore nettement à recourir à des AESH payées par les familles, l’école privée sous contrat se montre « plus souple », assurent nos interlocutrices, le chef d’établissement pouvant endosser seul la responsabilité d’un personnel extérieur dans les classes. Le secteur privé a d’ailleurs intégré depuis longtemps l’enjeu pour se démarquer du public sur le sujet. Les écoles privées hors contrat, dont certaines sont carrément spécialisées dans le handicap, voire dans l’autisme, ne sont, elles, soumises à aucune règle en la matière et accueillent à bras ouverts et moyennant finances les enfants et leurs accompagnantes. Une autre forme d’inégalité.

Mathilde Goanec