Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : L’Europe face à la pénurie de médicaments

Janvier 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : L’Europe face à la pénurie de médicaments

Même si les différences de comptage d’un pays à l’autre et le manque de transparence des industriels rendent la situation globale difficile à évaluer, les manques sont réels à travers tout le continent. Une situation qui relance le débat sur la rentabilité du secteur.

Par Zeliha Chaffin, Marina Rafenberg(Athènes, correspondance) et Cécile Boutelet(Berlin, correspondance)

Publié le 24/01/2023

« J’ai déjà fait cinq pharmacies et je ne trouve pas de sirop pédiatrique pour mon bébé. Je n’ai jamais vu une telle situation ! », s’alarme Maria Andrionikou. Aux côtés de cette maman de deux enfants en bas âge, en Grèce, une quadragénaire regrette de ne pas avoir fait des réserves : « Mon fils a de l’asthme et je m’inquiète de ne pas trouver de Ventoline », explique-t-elle. La panique règne dans cette pharmacie d’une banlieue d’Athènes, d’où les deux femmes viennent de ressortir les mains vides.

Devant l’officine, une file d’attente s’est formée, cruel témoin de la disette qui touche le pays. « Je ne sais plus que répondre aux patients affolés qui viennent sans arrêt car ils ne trouvent pas d’antibiotiques, d’antidiabétiques, de sirops ou de médicaments pédiatriques, soupire Eftychia Kouteli, la pharmacienne. Je leur recommande, quand c’est possible, de prendre des génériques, mais nous en manquons aussi dans certains cas. »

La scène aurait tout aussi bien pu se dérouler en France, en Allemagne, au Royaume-Uni… Elle en dit long sur les pénuries de médicaments qui touchent l’Europe depuis plusieurs mois. En raison des différences de méthodes et de critères, qui varient sensiblement d’un pays européen à l’autre, la situation sur l’ensemble du continent reste difficile à évaluer.

« Ruptures exponentielles »
Les compteurs des autorités sanitaires nationales qui répertorient publiquement les pénuries permettent toutefois d’en apprécier, en partie, l’ampleur. En Espagne, 672 médicaments sont actuellement en rupture de stock dans les officines. Ils sont 773 en Suisse, 375 en Estonie, plus de 3 000 en Italie – qui inclut également les produits dont la commercialisation a été arrêtée durant la dernière décennie. En France, à la date du 23 janvier, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) recensait sur son site Internet près de 320 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur en forte tension.

Le phénomène n’est pas nouveau. Mais il inquiète de plus en plus les acteurs du secteur, qui voient les ruptures d’approvisionnement se multiplier année après année. En 2019, l’ANSM répertoriait ainsi 1 504 signalements dans l’Hexagone pour l’ensemble de l’année. Deux ans plus tard, ce chiffre atteignait 2 160 signalements, soit une augmentation de 43 %.

Ces situations résultent de difficultés d’approvisionnement dont les raisons sont variées. La chaîne de fabrication du médicament est complexe et il suffit d’un problème sur une étape pour l’enrayer. Une contamination lors de la formulation du produit ou l’absence d’un ingrédient peuvent ralentir ou mettre à l’arrêt toute la production. La délocalisation ces dernières décennies de la fabrication des principes actifs, qui rend les industriels dépendants de fournisseurs étrangers, a renforcé la fragilité de cette chaîne. Or, 80 % des principes actifs utilisés en Europe sont fabriqués hors du continent, principalement en Chine, et 40 % des médicaments vendus sont produits en dehors de l’Union. Mais, depuis quelques mois, les tensions sur tous les produits se sont aggravées, notamment pour les médicaments pédiatriques comme le paracétamol et l’amoxicilline.

Le point d’orgue a été atteint à l’automne 2022, lorsque les versions pédiatriques du paracétamol et de l’amoxicilline, des basiques, ont commencé à manquer sur les étagères des officines européennes

« Nous faisons face à des ruptures qui sont exponentielles et qui concernent toutes les classes de médicaments. Anticancéreux, antidiabétiques, antiépileptiques, antalgiques, anti-hypertenseurs… Rien n’est épargné », détaille Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine. Il y a quelques jours, le pharmacien, installé en Côte-d’Or, a dû trouver en urgence une solution à une patiente qui avait un souci avec la nouvelle formule du Levothyrox, inadaptée à son cas.

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« Mais impossible d’obtenir le médicament avec l’ancienne formule, déplore-t-il. Nous avons réussi à lui trouver une alternative temporaire, qui l’oblige à prendre quatre comprimés au lieu d’un, mais je ne suis pas certain d’avoir une solution quand elle reviendra dans un mois et demi. » Ces derniers mois, ses équipes ont passé près de douze heures en moyenne, chaque semaine, à chercher des alternatives pour pallier les ruptures de stocks.

Le point d’orgue a été atteint à l’automne 2022, lorsque les versions pédiatriques du paracétamol et de l’amoxicilline, des basiques des armoires à pharmacie, ont commencé à manquer sur les étagères des officines européennes. « Ça a cristallisé l’attention car il s’agit de deux produits emblématiques bien connus du grand public », observe Laurent Bendavid, président de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), les professionnels du secteur qui sont chargés d’assurer l’approvisionnement quotidien des officines. Selon lui, « de manière générale, le taux de rupture dans son ensemble, qui est de l’ordre de 20 %, n’évolue pas de manière drastique. Nous sommes habitués à manœuvrer dans ce contexte d’approvisionnement contraint. Ce qui est nouveau, cependant, c’est que cela commence à toucher des références basiques. Ce n’était pas forcément le cas auparavant ».

Divergences sur les chiffres
Du côté des laboratoires pharmaceutiques qui produisent ces médicaments, on réfute catégoriquement le terme de pénurie, lui préférant ceux de « tensions d’approvisionnement ». Pour justifier l’absence de certaines références en pharmacie, les industriels mettent en avant le contexte épidémique imprévisible, marqué par l’arrivée précoce et virulente des infections hivernales (grippe, Covid-19, bronchiolite).

Principal fabricant de paracétamol en France, Sanofi a même annoncé, le 16 janvier, une performance record pour les livraisons de Doliprane : 424 millions de boîtes au total en 2022. « Sur la seule solution pédiatrique, la production a augmenté de 49 % en 2022 par rapport à 2021, pour atteindre plus de 24 millions de boîtes livrées, avec une très forte accélération en fin d’année », précise le groupe pharmaceutique.

Des statistiques qui font bondir les pharmaciens. « Entre les chiffres annoncés par les industriels et ceux présentés par les grossistes répartiteurs, il y a souvent un gouffre énorme, qui va parfois du simple au double, et qui ne reflète pas du tout la réalité que nous vivons derrière le comptoir », s’agace M. Variot. Piqués au vif, les grossistes répartiteurs se défendent.

« Nous savons d’expérience qu’il est souvent difficile de réconcilier nos chiffres avec ceux avancés par les laboratoires pharmaceutiques, notamment parce qu’on ne sait pas toujours très bien ce qu’ils entendent lorsqu’ils parlent de mise sur le marché, note Emmanuel Déchin, délégué général de la CSRP. Cela signifie-t-il que les produits sont sortis de l’usine ? Qu’ils sont en transit chez les dépositaires ? En revanche, ce qu’on sait et maîtrise parfaitement, ce sont les quantités réceptionnées dans nos agences. Ces chiffres-là sont fiables. »

A Medicines for Europe, l’association qui représente les fabricants européens de génériques, on reconnaît que la forte demande a surpris les industriels et dépassé leurs prévisions. « Nous devons les améliorer. Mais, pour cela, il faut aussi plus de communication entre les industriels et les pouvoirs publics, notamment sur les données relatives aux taux d’infection », plaide son directeur général, Adrian van den Hoven.

Une solution serait, selon lui, d’adopter un mécanisme de traçabilité des médicaments, qui permettrait de remonter, en temps réel, les données de consommation des produits pharmaceutiques. « Nous disposons déjà d’un système européen de lutte contre les médicaments falsifiés qui vérifie la traçabilité de chaque boîte. Ces données pourraient très bien également être utilisées pour suivre les hausses de consommation », avance-t-il.

Bocaux d’amoxicilline dans une panière dans le préparatoire de la pharmacie Delpech. Paris, le 13 janvier 2023. BRUNO FERT POUR « LE MONDE »
Les politiques de prix en débat
En attendant des solutions plus pérennes, les pays européens les plus affectés ont mis en place des rationnements et interdit les exportations de paracétamol et d’amoxicilline hors de leurs frontières.

Mais la situation reste encore très tendue. En Suisse, l’office fédéral de la santé publique a autorisé, le 4 janvier, les pharmaciens à élaborer des préparations magistrales en cas de rupture de stock d’un médicament inscrit dans la liste des spécialités, explique-t-on chez Pharmasuisse, l’organisation helvétique qui représente les pharmaciens. L’initiative fait écho à une mesure similaire lancée en France en décembre 2022.

En Allemagne, la crise a rendu certains praticiens créatifs. Fin décembre 2022, le président de la chambre professionnelle des médecins, Klaus Reinhardt, s’est ainsi illustré par une proposition originale. Il a suggéré de créer un marché aux puces des médicaments, où les détenteurs de pilules non utilisées de traitements introuvables sur le marché pourraient en faire don aux patients qui en recherchent. « Absurde ! », a rétorqué le président du syndicat allemand des pharmaciens du Land du Bade-Wurtemberg, Frank Eickmann, à la télévision. Les étiquettes manquantes, les emballages détachés et les comprimés dont la date de péremption ne peut plus être déterminée avec certitude ne devraient pas être utilisés sans avis médical, estime-t-il : « Il manque des antihypertenseurs, de l’insuline, des antibiotiques à large spectre et des analgésiques. Nous ne pouvons tout de même pas échanger ces médicaments les uns contre les autres. »

Les pénuries, qui affectent essentiellement des traitements vendus à bas prix – souvent quelques euros, voire centimes d’euros –, ont surtout permis aux industriels qui les commercialisent de relancer le débat autour des politiques de prix du médicament. Les industriels du générique pointent notamment leur très faible rentabilité, comparée à celle des médicaments innovants. Avec plus de huit milliards de boîtes consommées en Europe chaque année, les génériques constituent pourtant l’essentiel des prescriptions faites aux patients.

« Renforcer la production » au sein de l’UE
Outre-Rhin, le ministre de la santé, Karl Lauterbach, a annoncé, le 20 décembre 2022, un plan visant à améliorer la situation. « Nous avons exagéré la priorité aux économies dans l’approvisionnement en génériques. Nous en ressentons particulièrement les conséquences pour les médicaments pédiatriques. Il est inacceptable qu’en Allemagne, il soit difficile d’obtenir pour son enfant un sirop contre la fièvre qui est encore disponible à l’étranger », a-t-il déclaré. Certains génériques considérés comme indispensables, comme le paracétamol ou l’ibuprofène, pourront désormais être vendus jusqu’à deux fois plus cher, tout en étant remboursés par les caisses d’assurance-maladie.

L’Allemagne a été suivie dans cette voie par la Grèce. Le 3 janvier, le ministre de la santé, Thanos Plevris, a adressé une lettre à la Commission européenne réclamant « le renforcement de la production pharmaceutique » au sein de l’Union européenne, avant d’annoncer une autre décision : l’augmentation des prix de certains médicaments pour éviter que les entreprises pharmaceutiques ne préfèrent les exporter vers des pays aux prix plus attractifs. Mais, à l’inverse de l’Allemagne, cette hausse sera payée par les patients…

Zeliha Chaffin, Marina Rafenberg(Athènes, correspondance) et Cécile Boutelet(Berlin, correspondance)