Les retraites

Reporterre - La retraite autogérée par les travailleurs a existé

Février 2023, par Info santé sécu social

Il fut un temps où la retraite était pensée et gérée comme un bien commun. Alors que la réforme pousse des millions de gens dans la rue, retour sur un mode de gestion révolutionnaire.

« Élisabeth, tu dépasses les Borne », « Macron, prends ta retraite, pas la nôtre » : dans les cortèges, slogans et pancartes se déchaînent contre les concepteurs de la réforme honnie. Alors qu’une majorité écrasante de la population — près de 7 Français sur 10 — désapprouve le recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, le gouvernement et sa majorité font la sourde oreille. Une poignée de ministres et de députés décident de l’avenir de dizaines de millions de personnes. « Cette réforme soulève un problème démocratique majeur, constate le sociologue Pierre Sauvêtre. Les gens qui fournissent l’effort de mutualisation, à travers les cotisations, sont dépossédés de la possibilité de décider comment cet effort doit être fait et à quoi il sera destiné. »

Il n’en a pas toujours été ainsi. Des caisses de solidarité ouvrières au XIXe siècle à la création de la Sécu en 1945, travailleurs et travailleuses ont longtemps été aux manettes de leur protection sociale. Et si on revenait à un système de retraite autogéré ? Alors que la mobilisation reprend en France, Reporterre explore cette piste révolutionnaire.

L’Empire contre-attaque
Dès le XIXe siècle, cheminots, mineurs, ouvriers ont mutualisé une partie de leurs revenus pour se soutenir. C’est ainsi que fût créée la Société du devoir mutuel, fondée par des chefs d’ateliers tisseurs au cours des années 1830. Ceux-ci luttaient à l’époque pour un tarif minimum garanti.

« Les associations ouvrières ont développé des caisses d’entraide, qui couvraient surtout le chômage — qu’il soit involontaire ou volontaire, autrement dit dû au fait de se mettre en grève —, la maladie et les frais de déplacement, souvent nécessaires pour se former, raconte l’historien Michel Pigenet. Mais il y avait très peu de caisses de retraite. » Les ouvriers mourraient alors jeunes, avant d’avoir atteint l’âge du repos, et la précarité était telle que peu d’entre eux pouvaient se permettre de mettre de côté pour un « plus tard » hypothétique.

Pour contrer l’essor du mouvement ouvrier tout en évitant de provoquer un mouvement révolutionnaire, Napoléon III favorisa le développement des sociétés de secours mutuel sous le Second Empire. L’idée : orienter les ouvriers sur le débat de « la protection sociale » plutôt que sur « la défense salariale », résume Michel Pigenet. Il poussa donc ces sociétés locales, sans référence à une profession, supervisées en partie par des notables. Le tout ayant pour objectif de garder le contrôle de la main-d’œuvre.

Cette « mutualité impériale » ne perça pas, ou très peu, parmi les ouvriers. Mais le mal était fait : les organisations ouvrières, puis les syndicats, lors de leur légalisation en 1884, ne reprirent pas la main sur la protection sociale. Jusqu’en 1945 et la création de la Sécu. « Ce fut le retour aux salariés du pouvoir de décision et de gestion », conclut l’historien.

« L’État a caporalisé la Sécu »
Les caisses de retraite étaient ainsi gérées aux trois quarts par des représentants syndicaux, le quart restant étant réservé aux patrons. Pierre Laroque, l’un des artisans de la Sécu, expliquait alors que « ce plan ne tendait pas uniquement à l’amélioration de la situation des travailleurs, mais surtout à la création d’un ordre social nouveau dans lequel les travailleurs [auraient] leurs pleines responsabilités ».

Insoutenable pour les classes dominantes. Comme le raconte Nicolas Da Silva dans un article du Monde diplomatique, « il a toujours paru scandaleux aux élites politiques, administratives et économiques que le monde du travail dirige une institution d’une telle ampleur ». Et de poursuivre : « Elles n’ont ensuite eu de cesse de remettre en cause son originalité première. La direction des caisses par les intéressés eux-mêmes. »

Des ordonnances du ministre des Affaires sociales Jean-Marcel Jeanneney en 1967 au plan Alain Juppé de 1995, alors Premier ministre, les gouvernants ont peu à peu repris le pouvoir sur la protection sociale. Pour Nicola Da Silva, « l’État a caporalisé la Sécu », en l’intégrant au budget national et en la considérant comme une variable comptable.

Redonner le pouvoir au peuple
Notre système de retraite est donc « un commun inachevé », selon les mots de Benoît Borrits, chercheur indépendant spécialiste du sujet. Mais on pourrait y revenir, en s’inspirant, justement, du communalisme. « Cela suppose une mutualisation des moyens — ce qui est fait via les cotisations — mais aussi l’auto-organisation et la gestion par les usagers eux-mêmes », précise Pierre Sauvêtre. Redonner le pouvoir au peuple de décider de leur retraite aurait en outre un effet écologique immédiat : le retour à l’âge de départ à 60 ans (voire plus tôt !), souhaité par plus de 7 Français sur 10. Moins de travail, moins de production, moins de pollution.

Environ 400 000 personnes sont descendues dans les rues de la capitale, le 7 février 2023, selon la CGT.
Mais comment y parvenir ? Le sociologue prend pour exemple les coopératives d’habitation, où des habitants mettent en commun leurs ressources en vue d’acheter et de gérer ensemble un logement, avec des règles de vie communes décidées collectivement. De la même manière, on pourrait imaginer des caisses de retraites locales, autogérées : « Nous devons construire les systèmes de solidarité à l’échelle où les gens peuvent les penser réellement, insistait ainsi Matthieu Amiech en 2019. La question écologique pose la nécessité d’en revenir à des échelles plus réduites, plus locales, qui sont des échelles de délibération politique pertinente. »

Des caisses pensées au niveau communal, ou organisées par corps de métier, comme c’était le cas au XIXe siècle, avec une forme de fédéralisme : « Il y aurait des décisions prises au niveau local, mais d’autres prises au niveau national », complète Pierre Sauvêtre. Histoire d’éviter de trop fortes disparités entre territoires.

Redistribution radicale des richesses
Pour Benoît Borrits, l’échelle locale n’est pas pertinente. En revanche, « on peut revenir vers un régime de retraite autogéré, en séparant à nouveau la Sécu du budget de l’État et en la finançant uniquement par les cotisations des travailleurs ». Mais cet horizon, qui nécessite de se passer des cotisations patronales — si les dirigeants ne mettent plus au pot, ils n’ont plus leur mot à dire — ne tient que si les salaires sont suffisamment hauts. Sinon, retour à la case 1900 : les gens ne voudront, ni ne pourront, partager leur maigre pécule dans des caisses de solidarité.

Augmenter les rémunérations : impossible, martèlent déjà les décideurs politiques et industriels. Et pourtant, là encore, nombre de pistes existent, notamment portées par les décroissants. Benoît Borrits propose ainsi une Sécurité économique, dans laquelle une partie de la richesse produite serait mise en commun et redistribuée de manière égalitaire à l’ensemble des actifs. Baptiste Mylondo, et bien d’autres, pousse pour une allocation universelle (ou revenu inconditionnel) financée par l’impôt.

Une approche qui séduit particulièrement Isabelle Attard, ancienne élue écolo et anarchiste. « Un revenu universel tout au long de la vie permettrait aux gens de ne pas se tuer au travail, de ne pas être usés à 55 ans. Ce serait ça, un système de retraite écolo. » Un revenu garanti, une réduction du temps de travail à quatre heures par jour, comme l’imaginaient les anarchistes espagnols en 1936, du temps libéré pour jardinier, cuisiner, tisser des liens… le tout grâce à un partage radical des richesses.