Les centres de santé

Alternatives économiques : Les centres de santé sous la pression du chiffre

Avril 2023, par infosecusanté

Alternatives économiques : Les centres de santé sous la pression du chiffre

LE 20 AVRIL

Piste pour lutter contre les déserts médicaux, les centres de santé reposent sur un modèle économique précaire et sont désormais convoités par des investisseurs privés à but lucratif qui pourraient nuire à la qualité de soin.
Par Chloé Rabs
Ce n’est pas la meilleure publicité pour les centres de santé. Le directeur d’une association gestionnaire d’une quinzaine de centres en France, le Cosem (pour Coordination des œuvres sociales et médicales), est soupçonné de détournement de fonds publics. En cause : des emplois fictifs, des notes de frais mirobolantes, l’achat d’une Jaguar et, peut-être, le dépouillement du patrimoine immobilier de l’association, à hauteur de 28 millions d’euros.
Ces révélations de la cellule d’investigation de Radiofrance rappellent l’affaire des Ehpad Orpéa, gérés, eux, par un opérateur privé lucratif : elles mettent de nouveau en lumière le contrôle insuffisant, voire inexistant, de l’Etat en matière de santé. Elles interviennent alors que les centres de santé sont de plus en plus souvent présentés comme une solution aux déserts médicaux et aux difficultés d’accès aux soins.
Les centres de santé étaient près de 500 en 2017, on en décompte quelque 800 aujourd’hui, selon l’ATIH (l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation). Hors centres dentaires et centres de soins infirmiers, le nombre de centres de santé disposant d’une offre de médecine générale a progressé de 60 % en seulement cinq ans. Ces structures doivent répondre à certaines obligations : elles sont à but non lucratif et ne peuvent appliquer que le tarif conventionné. Elles doivent pratiquer le tiers payant1et ont des contraintes en matière d’horaires et de jours d’ouverture.
A
Plébiscitées par les usagers, les centres peuvent être gérées par des mutuelles, des associations, des caisses d’assurance maladie ou des collectivités territoriales, mais aussi depuis peu par des opérateurs privés qui sont encore minoritaires. Ils sont également très attractifs pour les professionnels qui y sont salariés et travaillent en équipe pluri-professionnelles.
« Contrairement au secteur hospitalier ou libéral, les centres de santé ne souffrent d’aucun problème de recrutement. J’ai même une liste d’attente pour les médecins généralistes », pointe ainsi Alain Beaupin, président de la Coopérative de santé Richerand (Paris 10e) et de l’Institut Jean-François Rey (centres de santé pour la recherche en soins primaires).
De plus, tout est mis en œuvre pour décharger le travail du médecin et optimiser le temps de suivi des patients. La comptabilité, la logistique ou les prises de rendez-vous sont assurées par d’autres personnels.
Pour contrer l’augmentation des déserts médicaux – six millions de Français sont sans médecin traitant –, les collectivités territoriales développent elles aussi des centres de santé. Fin 2020, près de 40 % des centres de santé offrant de la médecine générale étaient ainsi gérés par des acteurs publics.
Cependant, la Cour des comptes met en évidence, dans son dernier rapport, une « absence de maîtrise suffisante des coûts ». Résultat : les collectivités territoriales sont bien souvent obligées de mettre la main à la poche pour combler les déficits. Loin d’être un problème isolé et de simple gestion, les représentants du mouvement des centres de santé alertent unanimement sur la difficulté à maintenir un budget équilibré.
Le paiement à l’acte, un système « pervers par nature »
Le modèle économique de ces structures repose sur la facturation des soins à l’acte (80 % des recettes) et sur des financements complémentaires sur objectifs de santé publique, des ressources analogues à celles des médecins libéraux. Mais celles-ci sont loin d’être suffisantes et adaptées.
« Aujourd’hui, un bon centre de santé est forcément déficitaire, résume Alain Beaupin. Si on veut faire du pluri-professionnel, de la prévention et de l’éducation à la santé, ce n’est pas tenable parce que les coûts liés à cette qualité de soin ne sont pas pris en charge par l’Assurance maladie. »
Sans parler des coûts liés au personnel administratif et social. Principale limite du paiement à l’acte pointé du doigt par les professionnels : il ne prend pas en compte les spécificités de chaque patient. Avec un tiers des centres médicaux et polyvalents implantés dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville, les patients reçus sont plus fragiles et malades que la moyenne.
« Les centres de santé accueillent 20 % de patients dits vulnérables, contre 8 % pour les professionnels libéraux. Ce sont des personnes qui ont des pathologies complexes et qui sont plus lourdes à prendre en charge, mais pour lesquelles on ne nous donne pas de moyens supplémentaires », détaille Hélène Colombani, présidente de la Fédération nationale des centres de santé (FNCS).
Pour son homologue de l’Union syndicale des médecins des centres de santé, Frédéric Villebrun, le paiement à l’acte est même « un système pervers par nature » qui peut nuire « à la bonne qualité de prise en charge des patients » par les professionnels.
En effet, même s’ils sont salariés, la grande majorité des médecins travaillant dans des centres de santé sont payés à l’acte et non à l’heure : un complément de rémunération d’ajoute à une base salariale fixe, en fonction du nombre de patients reçus chaque mois. Ainsi, ils peuvent être incités par leur gestionnaire ou à leur initiative personnelle à multiplier le nombre de patients par jour, en réduisant la durée de consultation.
Pour répondre à ces problématiques et dans le cadre d’une expérimentation permise par l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018, une dizaine de centres de santé ont basculé d’une facturation à l’acte vers un système de paiement forfaitaire annuel, dit par capitation.
Avec ce modèle, un forfait fixé par l’Etat est appliqué au patient qui a désigné un médecin traitant dans le centre de santé, en fonction de son âge, de son sexe, et de ses pathologies. Une expérimentation positive selon les représentants des centres de santé qui plaident pour que tous ceux qui le souhaitent puissent adopter ce modèle.
« C’est indispensable si on ne veut pas être condamné à être déficitaire ou à ne pas bien faire notre travail », plaide Alain Beaupin. Mais la mesure ne semble pas encore sur le point d’être généralisée.
Les organismes privés à but lucratif investissent le terrain
Un autre danger plane sur le secteur. Alors qu’un centre de santé ne peut pas en lui-même être à but lucratif, une ordonnance du gouvernement – à laquelle les représentants des centres de santé étaient farouchement opposés – autorise, depuis 2018, les organismes à but lucratif à ouvrir des centres de santé. Le groupe de cliniques privées Ramsay en a déjà créé cinq, tandis que le centre René Laborie, en faillite, devrait être repris par le gestionnaire de centres de santé SoMeD, qui en compte déjà une quinzaine.
Pour Richard Lopez, président de la Fabrique des centres de santé, une association destinée à aider les porteurs de projets envisageant la création de centres de santé, ces investissements dans le secteur posent question, notamment en matière d’adressage.
« Les gestionnaires de cliniques privées comme Ramsay mettent en place des centres de santé pas très loin de leurs propres cliniques. L’objectif du centre est alors clairement d’être un pourvoyeur de patients pour la clinique », regrette-t-il.
« Si des organismes privés investissent le secteur, c’est bien qu’il y a un intérêt économique derrière », ajoute Hélène Colombani, de la FNCS. Et avec le modèle économique inadapté du paiement à l’acte, Alain Beaupin craint des consultations à la chaîne et un « triage » des patients. « Puisque l’Assurance maladie paye autant pour la consultation d’un patient atteint de diverses maladies chroniques que pour celui qui a besoin d’un court arrêt maladie, on peut facilement imaginer qu’ils préfèrent les patients les moins lourds. »
Pour continuer de garantir l’accès aux soins pour tous, les représentants du secteur militent pour la création de centres de santé à vocation de service public, portés par des collectivités territoriales ou des associations à but non lucratif. Pour Alain Beaupin, « l’Etat est responsable des déserts médicaux par son inaction ».
Il relève donc de sa responsabilité de mettre en place un service public ambulatoire, c’est-à-dire pour la médecine de ville, de premier recours, à l’image du service public hospitalier. En respectant un maillage territorial basé, défend Richard Lopez, « sur les besoins de la population, et non des professionnels ».
Chloé Rabs