Les centres de santé

Reporterre - En Isère, un centre de santé autogéré et populaire repense le soin

Février 2020, par Info santé sécu social

À Échirolles (Isère), un centre de soin communautaire et autogéré permet depuis 2016 aux habitants de cette commune populaire de devenir acteurs de leur santé. Médecins, kinés, infirmiers assistants sociaux, coordinateurs administratifs... Le Village 2 santé propose une offre de soins globale prenant en compte les inégalités sociales.

À l’entrée, des accroche-vélos, tables et chaises prêtes pour le café, et une pancarte qui annonce la présence de Luigi, coiffeur proposant des coupes de cheveux à prix libre. Nous voilà bien arrivés dans les locaux du Village 2 santé qui a enfin pu aménager en septembre 2019 — après trois ans d’activités dans des locaux provisoires — dans le quartier populaire de Village 2, à Échirolles (Isère).

À 11 h, le rush des demandes de prises de rendez-vous du lundi matin est passé, et Luigi discute avec Donia à l’accueil. Plusieurs tables et chaises, un coin pour les enfants, des espaces dédiés aux brochures, du café et du thé en libre-service : l’accueil rayonnant permet d’aller boire son café à l’extérieur, d’attendre une consultation ou encore d’accéder à une deuxième pièce ouverte à tout·es, le « salon marocain », pour papoter et se rencontrer. « Au centre de santé, on pense que chaque professionnel·le a un rôle à jouer et ça passe aussi par l’accueil, explique Donia, qui travaille justement à l’accueil. J’ai été recrutée pour facturer des cartes Vitale mais aussi pour mon côté avenant et la proximité avec les patient·es. » Si une personne en ressent le besoin, les trois responsables de l’accueil peuvent lui proposer une première écoute approfondie. « Dans un petit bureau, on a quelqu’un qui vous écoute en premier, qui peut juste dire “je vous comprends, j’entends ce que vous dites” et ça peut faire du bien », poursuit Donia.

Cette approche élargie du soin qui passe d’abord par l’écoute est une évidence pour les salarié·es du centre qui entendent lutter — grâce à une approche pluridisciplinaire et égalitaire — contre les inégalités sociales de santé et leurs inévitables conséquences médicales.

En 2012, cinq ami·es, dont certain·es en formation de médecine, désiraient monter un centre de santé communautaire sur le modèle de la Case de santé à Toulouse [1]. « On souhaitait un quartier à taille humaine pour travailler à la question de la communauté, dit Benjamin, coordinateur administratif. On voulait répondre à un vrai besoin. On est tombé sur le quartier Village 2 à Échirolles, et de 2012 à 2016, on a développé trois axes : un diagnostic communautaire, les statuts et l’organisation du projet, et le parcours de santé qu’on souhaitait proposer. »

La santé communautaire implique que la communauté, ici la population du quartier, participe à la construction du parcours de soin. Le diagnostic de santé du quartier s’est donc fait avec les Échirollois·ses, « pour pouvoir rentrer dans le quartier, car les personnes qui portaient le projet à la base était plutôt blanches avec des études supérieures, un capital économique et culturel dominant. Ça a été une manière de rencontrer les gens avant de venir. » Concrètement, des heures de porte-à-porte et de discussions, lors de fêtes de quartier ou dans les parcs, ont permis de récolter la parole des habitant·es. Pour Marine, médecin généraliste au centre, « la santé n’est pas uniquement être malade ou pas malade. On meurt moins qu’avant de maladies infectieuses, mais plus de maladies chroniques. Or les maladies chroniques sont beaucoup liées aux conditions d’existence. Ce sont les inégalités sociales de santé : selon l’endroit où tu vis, tu n’as pas la même espérance de vie, il y a dix ans de différence entre celle d’un cadre et celle d’un ouvrier, et ce n’est pas un problème médical. »

En parallèle, le collectif s’est structuré. Benjamin revient sur ce processus : « On a fait le choix de jouer le jeu des institutions. On aurait pu se monter en squat de santé bénévole, autonome, autogéré. Je ne sais pas à quoi aurait amené ce choix. Par ailleurs, en 2016, la possibilité d’ouvrir un centre de santé sur des statuts coopératifs en France n’existait pas. » C’est donc une association, animée par ses salarié·es, qui porte le centre de santé. « On a un outil de travail, c’est le centre de santé. Il doit être cogéré par les personnes salariées de la structure. On marche un peu sur deux pieds : d’un côté, on considère qu’on possède notre outil de travail, et d’un autre côté, on se considère comme un service public de soins. »

Les salarié·es revendiquent en interne un fonctionnement autogestionnaire. La création d’un ordre du jour participatif, la rotation des tours de prise de notes, le fait de ne pas se couper la parole, etc. sont autant d’outils simples mais salutaires pour la gestion quotidienne associative où toutes les décisions sont prises au consensus. « L’autogestion change tout, à tel point que je panique quand je me dis qu’un jour, je pourrais rebosser dans une structure hiérarchique, avec des décisions unilatérales… », dit Jérémy, accompagnant social. L’autogestion a été pour lui synonyme de découverte de l’intelligence collective. « Depuis trois ans que je bosse là, je me rends compte de la force de toutes les idées qui émergent de ce groupe. On est plus intelligents à plein, avec nos parcours différents. »

« Les 17 personnes en poste gagnent le même salaire »
Tou·tes les salarié·es insistent par ailleurs sur la force du groupe. « L’équipe tient car on n’est pas parti de grands principes. Sur le salaire, par exemple, on a fait un travail avec le Réseau salariat [une association d’éducation populaire] pour comprendre les enjeux des différences de salaires, et c’est au bout de ce processus qu’on a choisi l’égalité des salaires », précise Benjamin. Cette égalité salariale permet aussi de pouvoir financer 17 postes grâce aux actes de soin [2] Aujourd’hui, les 17 salarié·es du centre touchent environ 1.800 euros nets par mois pour un « équivalent temps plein ».

« Prendre soin de nous, c’est aussi prendre soin des personnes qu’on reçoit. » Pour allier autogestion et travail, le Village 2 santé a opté pour une formule mixte : chaque personne consacre 25 heures par semaine à son corps de métier, puis 10 heures à l’autogestion. Ces dix heures sont découpées en trois temps : la réunion collective du mardi, consacrée au fonctionnement interne du centre et au développement de thématiques spécifiques, dure trois heures, celle du jeudi, pour revenir à plusieurs sur les parcours de soin les plus complexes, dure deux heures, et les cinq heures restantes servent à monter des ateliers et développer des partenariats.

À quartier spécifique, équipe spécifique. Les problèmes liés aux violences (intrafamiliales, racistes, etc.), à la précarité et à la dureté du travail salarié ont très vite émergé. Benjamin rappelle l’une de leurs interrogations : « Comment, en ayant certains métiers au sein de notre équipe ou certains espaces, peut-on faire en sorte d’être un refuge pour les gens et qu’ils puissent venir lors de certaines crises pour dire : “Là je n’en peux plus, aidez-moi” ? » Résultat : cinq médecins généralistes, une infirmière, deux kinés, deux accompagnants sociaux, une médiatrice, trois personnes à l’accueil, une accompagnante à la vie relationnelle, deux coordinat·rices administrati·ves, un·e orthophoniste s’y attèlent. « On ne veut pas dépasser vingt salariés pour des questions d’autogestion. »

Selon Marie, « les habitant·es des quartiers populaires sont en plus mauvaise santé et ça prend du temps, au démarrage, de coordonner l’équipe de soin. Les gens ne viennent pas pour rien ». Les habitant·es du quartier se rendent d’abord au centre parce qu’ils et elles ont besoin d’un médecin traitant. Si les médecins attachent beaucoup d’importance à l’approche pluriprofessionnelle, les consultations restent du ressort de la médecine classique, avec « la posture la moins dominante possible », précise Marine. Les prescriptions médicamenteuses sont minimales. « On est des médecins jeunes, formés, pas influencés par l’industrie pharmaceutique, on ne reçoit pas les visiteurs médicaux, dit Marie. Au final, quand tu ne prescris que des médocs utiles, forcément tu prescris moins. Le problème avec l’ostéopathie et l’acupuncture est que ce n’est pas pris en charge. On dit aux gens de faire des tisanes avec du thym quand ils ont des rhumes et des pharyngites parce qu’on sait qu’ils en ont dans leur placard. On ne veut pas que les personnes pensent qu’il faut absolument acheter des huiles essentielles. C’est un luxe de pouvoir se soigner comme ça. » Grâce au tiers-payant intégral, il n’y a aucun échange monétaire dans le centre, un enjeu important aussi pour construire un rapport différent avec les usag·ères.

Les habitant·es peuvent réserver le salon pour des projections ou des débats
Le rôle du médecin ne s’arrête pas à la consultation. C’est une oreille attentive qui peut réorienter vers d’autres salarié·es du centre si besoin. « C’est chez le médecin, dans l’espace sécurisé de la consultation médicale, que les problématiques sociales sortent », analyse Jérémy. Si une personne verbalise des violences qu’elle subit, « le médecin est démuni. Pour dire “je vous ai entendu·e”, c’est une ordonnance qu’il a à disposition. Ici, les médecins peuvent dire : “Je ne vais rien vous prescrire mais vous diriger vers quelqu’un d’autre.” C’est important pour la dignité des gens que les problématiques sociales soient reconnues et validées par le regard du médecin. » « L’alternative est plus dans cette complémentarité-là, pour nous, que dans les médecines parallèles », complète Marine.

L’orientation vers l’accompagnement relationnel ou social se fait de différentes façons : dès l’accueil ou pendant une consultation médicale. Les réunions sont par ailleurs de forts espaces de coordination. Les échanges informels nourrissent constamment l’interprofessionnalité. Les salarié·es s’interpellent souvent au sujet de « Mme S. » ou « M. D »., une habitude chez elles et eux d’anonymiser le nom des patient·es pour pouvoir échanger plus facilement dans des contextes parfois publics.

Mélanie est sollicitée sur des questions de relations familiales, alors qu’on fait appel à Marjolaine, infirmière du dispositif Asalée (Action de santé libérale en équipe), pour le suivi de maladies chroniques. Jérémy et Clémence travaillent à l’accès aux droits en matière de santé mais accompagnent aussi les personnes tombées dans la précarité, liée à des emplois trop pénibles : « On explore avec eux comment faire pour qu’ils ne dégringolent pas financièrement. » Pour Clémence, « c’est aussi un espace pour déposer des ressentis, parler de l’acceptation du handicap, écouter le regard que peuvent porter leurs enfants… » Dans ces interconnections, le rôle de Sambra, la médiatrice paire est essentiel pour que « des personnes qui ne veulent plus voir le médecin puissent “raccrocher les wagons”. » Clémence insiste : « On ne dit jamais : “Ce n’est pas ici que ça se passe.” Il va toujours y avoir un premier entretien. Si on propose un accompagnement, c’est parce si on ne le fait pas avec eux ici, ça ne sera fait nulle part. »

Les nouveaux locaux du centre, dont les salarié·es ont été maîtres d’ouvrage, témoignent de leur volonté de placer les usagè·res au centre du dispositif. Les habitant·es peuvent réserver le salon pour des projections ou des débats. Après les espaces collectifs, on longe un grand couloir où les pièces de consultation sont nommées « Aimé-Césaire » ou « Assa-Traoré ». Il y en a huit, ainsi qu’une grande salle de coordination et une salle de pause pour les salarié·es. « Il y a les habitués qui ont leurs habitudes, explique Donia, et ceux qui découvrent le centre et à qui il faut tout expliquer. Se faire un café, ce n’est pas naturel pour beaucoup de gens. Après un temps d’apprivoisement, certains patients arrivent et nous font la bise. »

Le centre se situe à Échirolles, une condition indispensable pour que les usagè·res puissent y voir un espace de ressources, sachant que tous les services publics disparaissent des quartiers populaires. Le Village 2 santé est un service de proximité et, selon Benjamin, « quand les gens rentrent dans le centre, ils ne sortent pas du quartier, le centre leur appartient. » Pour prolonger ce lien, une « Place du village » a été créée. Toutes les six semaines, habitant⋅es et salarié⋅es se retrouvent pour statuer sur certains projets. Y participent quatre salarié·es et quinze habitant·es : « C’est une instance réellement décisionnaire, mais ce n’est pas un conseil d’administration. On n’a pas envie que les gens décident de nos salaires, ça nous regarde. On discute projets, ateliers, etc. Quand la Place du village décide qu’il faut mettre en place un atelier de premiers secours, ça nous implique. On n’est pas au niveau où ce sont les habitant·es qui mettent en place les décisions, ça demande du temps de travail à l’équipe, eux font ça bénévolement. » Trois ans après l’ouverture, les salarié·es du centre semblent avoir réussi leur pari.

Les usagè·res rencontré·es connaissent bien les lieux et paraissent s’y sentir à l’aise. Dans la salle d’accueil, la mère d’Amira, deux ans, qui joue tranquillement, explique qu’elle vient depuis le début et qu’elle se rend aux ateliers proposés — pour les personnes diabétiques par exemple. Marie parle évoque notamment des ateliers relax, de gestion du stress, comme possible accompagnement. « Ce sont des outils qu’on utilise, qui permettent de démédicaliser, de prescrire moins de médicaments. »

Le Village 2 santé s’inscrit dans un travail radical du soin : il ne met pas de côté les racines des maux des personnes qu’il reçoit. Donia a la « conscience constante de combattre les discriminations, pour l’égalité, et à tous les postes. Pas uniquement les médecins mais aussi la coordination, l’accueil. » Cette approche a pour objectif de redonner aux personnes une autonomie dans leurs choix de vie. Marine, médecin généraliste, ne voit pas son rôle autrement. Elle souhaite que le centre permette de « redonner du pouvoir et de l’autonomie pour sa propre santé et celle de sa communauté ».

Aujourd’hui, plus de 1.800 personnes sont suivies par le centre de santé et les listes d’attente ne font que s’allonger. En 2016, à l’ouverture, Mélanie a perçu un soulagement chez les habitants du quartier, mais aussi « un peu de méfiance. Puis je pense que les gens ont réalisé à quel point la prise en compte globale de leur personne avait du sens pour eux. On sent que le centre devient intégré au quartier, que des gens viennent juste boire le café, qu’on est un lieu de vie qui manquait. »

La participation habitante ne se décrète pas, selon Jérémy : « Quand les gens ont passé la porte du centre de santé la première fois, ils avaient besoin d’un médecin. Déjà, quand on leur propose un café, ils trouvent ça bizarre alors quand on dit : “Regarde, il y a une boite à idées et on va faire un atelier”… C’est normal que ça prenne du temps. » Pour Benjamin, au final, les patients sont la plus grosse source de plaisir : « Il y a vraiment des situations qui évoluent parce qu’on est une équipe pluriprofessionnelle, des gens sont épaulés et parfois arrivent à se relever et à repartir. Notre fonctionnement permet à des gens d’aller mieux. »

Article transmis amicalement à Reporterre par Silence.