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Mediapart : Travailler en étant malade, un phénomène plus préoccupant que les prétendus arrêts maladie de confort

Août 2023, par infosecusanté

Mediapart : Travailler en étant malade, un phénomène plus préoccupant que les prétendus arrêts maladie de confort

Cet été, Bercy a lancé la chasse aux arrêts maladie dits « de complaisance ». Selon Alain Vilbrod, sociologue breton spécialisé dans la santé, ce phénomène est infiniment plus négligeable que celui du présentéisme, qui consiste pour des salariés souffrants à aller au travail malgré leur condition.

Khedidja Zerouali

16 août 2023

C’est l’une des paniques morales de l’été. Les salariés français fainéants et leurs médecins tricheurs abuseraient des caisses de l’assurance-maladie avec des arrêts de travail « de confort ». La chasse aux prétendus « frais de santé de confort ou de facilité » a été lancée par Bruno Le Maire, en juin, qui en a fait l’un des outils de choix de son plan pour « désendetter la France ».

Le ministre de l’économie et des finances estime pouvoir récupérer près de 10 milliards d’euros, notamment en limitant les dépenses de santé liées aux arrêts maladie.

« Est-ce que quelque chose justifie que les arrêts maladie aient augmenté de 30 % au cours des dernières années ? Ça représente une dépense totale de 16 milliards d’euros par an », a-t-il insisté en juin. Dans son sillage, nombre de parlementaires et de chroniqueurs se sont exprimés sur cette hausse des arrêts maladie. Les conditions de travail, souvent à l’origine de ces arrêts, ne sont jamais au centre de l’argumentaire. Le focus est mis sur des salariés prétendument fainéants, souhaitant se reposer à la veille d’un week-end, décuver aux frais de la caisse d’assurance-maladie… tous les préjugés libéraux sur les travailleurs y passent.

L’assurance-maladie a depuis pris contact avec quelque cinq mille médecins jugés trop prescripteurs. Le but est clair : limiter le nombre d’arrêts. Ils pourront se voir imposer une « mise sous objectif », soit des quotas maximums de prescriptions.

La levée de boucliers du côté des médecins a été immédiate. Les syndicats ne se sont pas rendus à une réunion sur les patients en affection de longue durée qui devait avoir lieu au ministère de la santé le 29 juin dernier. Dans un communiqué de presse commun, ils dénoncent, contre leur corps de métier, des « attaques incessantes qui finiront sans aucun doute par provoquer une fuite massive de leurs effectifs vers d’autres modes d’exercice, la dernière en date étant la mise en cause pour leurs prescriptions d’arrêts de travail, avec une volonté assumée de Bercy d’en diminuer le nombre, au détriment des patients ».

Dans un communiqué de presse, Agnès Giannotti, médecin généraliste et présidente de MG France, plus grand syndicat de généralistes détaille les nombreuses raisons qui peuvent expliquer l’augmentation du nombre d’arrêts maladie : « La part des pathologies psychiques a augmenté considérablement… Les troubles musculo-squelettiques liés aux emplois physiques rendent le maintien dans l’emploi souvent difficile à partir de 55 ans… Sans parler de ces patients en attente pendant de longs mois d’un traitement chirurgical ou de rééducation faute de place ou de rendez-vous. Il ne s’agit en aucun cas d’arrêts de complaisance ni d’absentéisme. »

Pour Alain Vilbrod, professeur de sociologie à l’Université de Bretagne occidentale à Brest et auteur de nombreux ouvrages sur le travail social et la santé, ces débats autour des « arrêts de complaisance » ne sont que des réminiscences de vieilles paniques libérales.

En août 2022, le sociologue publiait aux éditions de l’Harmattan une enquête sociologique quantitative nommée « Travailler en étant malade ». Selon lui, le fait social inquiétant en matière de santé au travail, ce ne sont pas les prétendus « arrêts maladie de complaisance », dont la réalité de l’ampleur reste à démontrer, mais plutôt le nombre important de salarié·es qui continuent d’aller au travail tout en étant malades.

Mediapart : Cet été, le ministère de l’économie s’est lancé dans la chasse aux « arrêts maladie de complaisance ». Les prises de parole d’élus et les articles à ce sujet se sont multipliés depuis. Quelle est la réalité de ce phénomène et pourquoi ce débat revient-il régulièrement sur la table ?

Alain Vilbrod : C’est un discours politique récurrent, depuis au moins une vingtaine d’années, qui renvoie à une représentation soupçonneuse de salariés qui abuseraient de la solidarité publique via les caisses d’assurance-maladie. Ils sont prononcés par les mêmes qui dénoncent les prétendus abus des chômeurs qui ne chercheraient pas réellement du travail. Ce sont des représentations très libérales du monde du travail.

Qu’il y ait ici et là quelques abus, quelques médecins qui baissent la garde, sans doute. Mais ils sont infiniment minoritaires.

Quelque cinq mille médecins ont tout de même été jugés trop prescripteurs et vont être soumis à des contrôles de confrères de l’assurance-maladie…

Ils le sont déjà. Les médecins sont déjà fortement surveillés par les caisses d’assurance-maladie. Tout ça n’est qu’annonces politiques. Tous les médecins généralistes reçoivent un relevé des arrêts qu’ils ont prescrits et une comparaison avec leurs collègues qui sont dans un environnement géographique proche. Il n’y a rien de nouveau en la matière, ni les contrôles, ni les objectifs chiffrés de nombre d’arrêts maximum pour les médecins suspectés d’en prescrire trop.

Tout ça existe déjà mais, en plus, quand les médecins de la Sécurité sociale, via le dialogue confraternel, vont à la rencontre des médecins qui prescrivent plus d’arrêts maladie en moyenne que leurs voisins, le ballon de baudruche se dégonfle vite. Dans l’immense majorité des cas, on se rend compte que les prescriptions sont largement justifiées.

À titre d’exemple, il y a quelques années, il y a eu une étude dans le Morbihan qui a abouti à ce qu’un seul médecin soit placé sous la tutelle de la Carsat [caisse d’assurance retraite et de la santé au travail – ndlr] et doive, avant de prescrire, demander l’autorisation de la caisse. Un seul médecin sur tout le département.

Souvent, au cours de son enquête sur ces médecins qui seraient trop prescripteurs, l’assurance-maladie se rend vite compte que c’est tout simplement lié aux caractéristiques de leur patientèle.

Par ailleurs, il y a les menaces et la réalité. Il faut noter que l’État baisse régulièrement la garde devant les syndicats professionnels ou l’ordre des médecins, donc, en réalité, ces menaces de l’exécutif sont appréhendées par les médecins avec une certaine condescendance. Non seulement ce contrôle accru n’est pas nouveau, mais on sait aussi que face aux syndicats de médecins l’État ne peut pas grand-chose.

Du côté de Bercy, on martèle ce chiffre : les arrêts maladie seraient en hausse de 30 % depuis dix ans. Que dit ce chiffre du monde du travail ?

Ce chiffre dit quelque chose de la prise d’âge des salariés, puisqu’en France on travaille de plus en plus tard. Il dit aussi la précarité du travail dans nombre de secteurs, qui va en s’accroissant. Il est aussi dû au fait que les employeurs ont de plus en plus recours à des contrats courts. Il dit, enfin, d’importantes dégradations des conditions de travail.

Selon la région, ou le praticien, le nombre d’arrêts maladie prescrits peut fortement évoluer. Qu’est-ce qui peut faire qu’une patientèle soit plus fréquemment dans le besoin de se mettre en arrêt maladie qu’une autre ?

Prenons l’exemple de la Bretagne. Il y a des endroits où le médecin généraliste prescrit beaucoup plus d’arrêts maladie puisqu’il y a non loin des gros employeurs de l’industrie agroalimentaire qui fournissent des légions entières des salariés malades compte tenu des conditions de travail. Joseph Ponthus, dans « À la ligne », raconte bien les conditions de travail dans cette industrie en Bretagne.

Les conditions de travail sont au cœur même des questions d’absence au travail – puisque je n’aime pas le terme d’absentéisme que je trouve jugeant – mais aussi de présentéisme, qui est le fait pour des salariés malades de venir quand même au travail et qui est beaucoup plus représentatif et important que les prétendus « arrêts maladie de complaisance ».

Et en France, les conditions de travail sont dégradées dans un grand nombre de secteurs. Moi, je peux parler de ce que je connais le mieux, le secteur du sanitaire et social où les conditions de travail se sont détériorées ces dernières années, autant dans les Ehpad et les hôpitaux que dans les cliniques, au point que ces établissements peinent à recruter de nouveaux salariés.

En matière de conditions de travail, comment la France se positionne-t-elle par rapport à ses voisins européens ?

Les études diligentées au niveau européen montrent que la France est un des pays de l’Union européenne où les conditions de travail sont le plus dégradées.

Par ailleurs, le ministère du travail a aussi étudié les relations entre les conditions de travail et le présentéisme, notamment dans les travaux de Ceren Inan. Ce phénomène, beaucoup plus important que celui d’absence au travail, a fait l’objet de comparaisons européennes et, là aussi, la France connaît des taux de présentéisme plus élevés que la moyenne.

Vous avez travaillé sur le présentéisme et vous estimez que ce phénomène-là est beaucoup plus important que les « arrêts maladie de complaisance ». Comment le présentéisme peut-il être comptabilisé ?

Autant nous avons des données précises pour ce qui concerne l’évolution du nombre d’arrêts maladie. Autant pour ce qui est des salariés qui vont au travail en étant malades, on ne dispose pas de statistiques précises puisqu’il n’y a pas de relevé. Ceux qui vont malades au travail ne se manifestent ni auprès de leurs employeurs, ni auprès de leurs caisses… Il y a quelques études, françaises et européennes à ce sujet, mais elles sont encore trop rares.

La Dares, le service de statistiques du ministère du travail, a, par exemple, donné ce chiffre sur le présentéisme : sur onze jours d’arrêts maladie, en moyenne, trois sont travaillés. Les études de la caisse de retraite complémentaire Mederic (devenu Malakoff Humanis) se penchent aussi sur la question régulièrement et ne constatent pas autre chose : selon elles, un quart des arrêts maladie ne sont pas respectés.

Par ailleurs, j’ai échangé avec de nombreux médecins du travail et médecins généralistes, et le constat est le même pour tous : ils ont tous des exemples de personnes qui vont au travail malgré leurs arrêts. D’ailleurs, je n’ai eu aucun mal à trouver des salariés présentéistes à interroger pour mon enquête.

Qu’est-ce que ce présentéisme dit de l’état du monde du travail en France ?

Cela ne date pas d’aujourd’hui que des Carsat mettent en place des dispositifs pour inciter des employeurs à veiller au grain et les pousser à dénoncer ces dits « arrêts de confort », qui auraient lieu à des moments propices à la dilettante.

Perte de revenus, solidarité avec les collègues, éthique du travail et crainte de rester à la maison.

Pourquoi les salariés ne respectent-ils pas leurs arrêts de travail ?

Il existe quatre grandes raisons.

D’abord, la perte de revenus. Les jours de carence, pendant lesquels aucune indemnité n’est versée au salarié, ont des conséquences terribles, puisque la perte de revenus pousse des salariés malades à aller au travail. Ces jours de carence sont au nombre de trois dans le privé, d’un dans le public. Or, pour les salariés qui sont le moins bien payés, un à trois de jours de salaire ce n’est pas négligeable. D’ailleurs on remarque que les salariés qui font le plus l’objet de présentéisme sont les travailleurs précaires – avec les cadres, pour d’autres raisons. Par ailleurs, pour les plus précaires, la perte de salaire sur ces quelques jours peut se doubler de la perte de prime. Pire pour les intérimaires ou les travailleurs en contrats courts qui, s’ils prennent leurs arrêts, peuvent ne pas voir leur contrat se renouveler.

« Travailler en étant malade. Enquête auprès de salariés du champ sanitaire et social présentéistes et de médecins du travail. » Enquête sociologique d’Alain Vilbrod paru en aout 2022. © Editions l’Harmattan
Ensuite, la solidarité avec les collègues. Dans le secteur que j’étudie, le secteur de la santé et du social, beaucoup de salariés ne prennent pas leurs arrêts maladie pour ne pas mettre leurs collègues en mauvaises postures alors qu’ils savent pertinemment qu’ils ne seront pas remplacés. Dans les secteurs du soin, les piles de remplaçants sont un très lointain souvenir : ces salariés travaillent souvent sous tension, en sous-effectif et un collègue en moins peut avoir un grand impact sur le service.

La troisième raison du présentéisme est le plaisir au travail. Surtout en milieu populaire, le travail est un facteur de sociabilité. L’identité sociale tient aussi à toutes les relations que l’on peut nouer dans le travail. Pour les travailleuses du social, par exemple, on peut aussi parler d’éthique au travail. Certaines assistantes à domicile m’ont expliqué qu’elles ne pouvaient pas laisser telle ou telle personne âgée seule, ou elles craignaient que la remplaçante ne soit pas à la hauteur.

Enfin, il y a la crainte de rester à la maison. Du côté des hommes, qui ont peur de tourner en rond et qui, dans une velléité de se surpasser, teintée de virilisme, ne veulent pas s’avouer malades et préfèrent continuer à aller au travail malgré tout. Pour les femmes, rester à la maison, c’est aussi tourner en rond, et pour certaines, c’est difficilement envisageable.

Pour tout cela, nombre de salariés malades continuent d’aller au travail. D’autres ne font même pas la démarche de demander un arrêt à leur médecin et continuent de travailler. Au total, environ 15 % des arrêts maladie ne sont pas réellement pris. Mais de ces travailleurs-là qui ne recourent pas à leurs droits, on n’en parle jamais.

Khedidja Zerouali