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France Info : La justice saisie du scandale des "Sans dents" de la rue de Rivoli

Octobre 2023, par infosecusanté

France Info : La justice saisie du scandale des "Sans dents" de la rue de Rivoli

La justice s’est saisie d’un nouveau scandale dentaire à Paris. Un cabinet privé, succursale d’une société brésilienne spécialisée dans la pose d’implants, fait l’objet d’une enquête pour "blessures volontaires", "exercice illégal de la profession de chirurgiens-dentistes" et "tromperie aggravée" a appris franceinfo. Une centaine de patients abusés désespèrent.

Article rédigé parStéphane Pair Radio France

Publié le 13/10/2023

Après le dépôt de plus d’une centaine de plaintes contre un cabinet privé de la rue de Rivoli à Paris, le pôle santé du parquet de Paris vient d’ouvrir une enquête préliminaire pour "blessures volontaires", "exercice illégal de la profession de chirurgiens-dentistes", "tromperie aggravée" et "usurpation de titre". La Brigade de répression de la délinquance aux personnes (BRDP) s’est vu confier la tâche de recenser l’ensemble des plaintes dont l’une est portée par l’Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD).

Comme le révélait en juin franceinfo, un cabinet dentaire agissant pour le compte de la société Swiss Dental Services a brutalement fermé ses portes, courant mars, laissant plus d’une centaine de patients en rupture de soins et sans aucune solution médicale faute d’accès à l’intégralité de leurs dossiers médicaux. Selon notre enquête, un grand nombre de ces patients surnommés par un média "les sans dents de la rue de Rivoli" ont été victimes de pratiques médicales trompeuses et de complications après avoir subi des extractions dentaires massives, la pose d’implants et de prothèses intégrales, dites "All on Four". Des interventions chirurgicales réalisées par des dentistes étrangers dont certains, brésiliens, n’avaient pas l’habilitation pour pratiquer en France.

Une précédente plainte en 2017
"Nous ne connaissons pas encore tous les éléments de cette affaire", nous expliquait en juin dernier l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Pourtant, selon nos informations, les dérives de ce cabinet situé sur la prestigieuse rue de Rivoli sont depuis longtemps connues du Conseil départemental de l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Paris. Une plainte pénale contre Swiss Dental Services pour "exercice illégal de l’art dentaire et complicité" avait déjà été déposée en mars 2017 par son ex-présidente, Brigitte Ehrgott. Dans cette procédure consultée par franceinfo, l’instance de régulation des chirurgiens-dentistes de Paris identifie parfaitement les graves dérives de ce cabinet : "des chirurgiens-dentistes travaillent sans contrat", "une plateforme de recrutement de patients à destination de cliniques au Portugal tout en délivrant certains soins illégaux (...) qui constituent un danger évident pour la santé publique du fait de l’absence totale de contrôle sur les praticiens qui prodigueront ces soins".

Classée sans suite en juillet 2019 par le parquet de Paris, cette plainte n’a curieusement pas fait l’objet d’appel de la part de l’Ordre parisien des chirurgiens-dentistes ni de mesures particulières pour contrôler l’activité de ce cabinet ou informer la patientèle d’un potentiel danger pour leur santé. Selon des patients et d’anciens personnels de ce cabinet contactés par franceinfo, l’Agence régionale de santé et la Direction régionale du service médical de l’Assurance maladie Île-de-France ont également été alertés ces dernières années des dérives et des fraudes présumées de ce cabinet avant sa fermeture définitive cette année.

"Je vis comme une recluse"
Six mois après l’interruption des soins, nombre de patients de Swiss Dental Services sont toujours dans l’impasse médicale. Beaucoup désespèrent d’une solution comme Mima* qui témoigne à franceinfo de son calvaire : "Depuis le 1er mars 2022, ma vie a changé. C’est-à-dire que je suis toujours avec cet appareil provisoire dans la bouche qui est cassé. J’ai un implant qui est apparent. Toute la nourriture que j’avale passe sous mon appareil, entre la prothèse et la gencive. Mon alimentation, ce n’est que du liquide. Mon médecin m’a prescrit la même alimentation que les personnes atteintes d’anorexie. Je ne mange plus de solide. J’ai perdu 14 kilos. Ma vie sociale n’existe plus. Ma vie familiale en a pris un coup. J’ai du mal à parler. Je vis comme une recluse."

La situation de ces patients s’aggrave de jour en jour, explique l’avocate de Mima*, Chloé Méléard : "Tous, aujourd’hui, sont dans une profonde détresse médicale et morale. Ils souffrent physiquement. Leur prothèse provisoire se dégrade avec le temps et ils font face à des difficultés dans le moindre acte de leur vie quotidienne pour se nourrir ou même communiquer. En fait, leur vie est devenue une véritable épreuve. On ne sait pas s’ils vont avoir accès à l’intégralité de leurs dossiers médicaux sans lesquels aucun dentiste français n’acceptera de les soigner. Ils ont aussi versé la quasi-totalité de leurs économies pour des soins qui parfois n’étaient pas nécessaires ou ont été mal réalisés. Désormais, l’autorité judiciaire et l’ordre des chirurgiens-dentistes sont saisis, mais ils n’ont pas le pouvoir à court terme d’améliorer la situation de santé de ces gens. Donc, évidemment, ils attendent une réaction des autorités de santé, du ministère notamment." Contactés par Franceinfo, les services de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) et de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) n’ont pas pu répondre à nos questions avant le bouclage de cet article.

"On n’est plus face à de l’inédit"
L’affaire n’est pas sans rappeler d’autres scandales dentaires retentissants comme récemment l’affaire Guedj à Marseille ou la détresse des victimes de centres dentaires low-cost comme Proxidentaire ou Dentexia. Ainsi, plus de sept ans après une liquidation judiciaire, près de 3 000 patients escroqués ou mutilés dont plus de 1 500 plaignants, l’instruction judiciaire visant les responsables de Dentexia n’est toujours pas clôturée enrage Abdel Aouacheria. Ce chercheur au CNRS et président du collectif la Dent Bleue voit un parallèle évident entre les victimes de la rue de Rivoli et celles de Dentexia : "On ne peut que se lamenter, voire s’insurger une nouvelle fois que les mêmes causes génèrent les mêmes effets. Le manque de contrôles dans les centres dentaires aboutit à des niveaux de risques inacceptables pour la patientèle. Aujourd’hui, on n’est plus face à de l’inédit puisque ça s’est déjà produit par le passé."

"Dans notre cas, rappelle Abdel Aouacheria, le ministre de la Santé avait rédigé une note juridique dédouanant les praticiens qui acceptaient de reprendre les victimes de Dentexia. On nous avait aidés à établir un certificat de situation bucco-dentaire en lieu et place des expertises médico-judiciaire qui prennent beaucoup trop de temps. Le ministère de la Santé avait aussi activé une aide financière via le Fonds d’action sociale de la Sécurité sociale. C’est absolument possible de venir en aide à ces victimes puisque d’autres ont pu bénéficier d’une aide. Ces victimes n’ont pas demandé à devenir des victimes. Elles sont dans l’urgence. Le ministère de la Santé et l’Ordre national des chirurgiens-dentistes ont une responsabilité ou tout au moins un rôle à jouer."

*Le prénom a été modifié.