Les retraites

Médiapart - Retraites : non, tous les seniors ne peuvent pas travailler plus longtemps

Septembre 2019, par Info santé sécu social

24 SEPTEMBRE 2019 PAR DAN ISRAEL

Alors que la CGT appelle à manifester ce mardi contre la réforme des retraites, un rappel : pour la moitié des Français de 60 ans, voir reculer l’âge où ils pourront prendre leur retraite ne signifie pas qu’ils devront rester plus longtemps à leur poste. Déjà rejetés en dehors du marché du travail, ils devront patienter encore au chômage, au RSA, en invalidité, ou ne compter que sur eux-mêmes quelques années de plus.

Pour la CGT, rejointe par Solidaires et la FSU, c’est le premier round sérieux contre la réforme des retraites. Ce mardi 24 septembre, des milliers de personnes feront grève ou défileront à l’appel des syndicats, contre la « régression sociale », pour défendre les retraites, mais aussi l’emploi et les salaires. Après la grève massive à la RATP dix jours plus tôt, puis le rendez-vous réussi des avocats et d’autres professions libérales, ainsi que le rassemblement de Force ouvrière samedi 21 septembre, fort de 6 000 à 15 000 militants, ce sera le quatrième moment de protestation contre la réforme en moins de deux semaines.

Face à cette contestation, les éléments de langage du gouvernement et d’Emmanuel Macron sont simples : au-delà du débat sur la pertinence ou non du système par points (et son lot de questions qui fâchent), il est très logique que les Français travaillent plus longtemps, puisqu’ils vivent plus vieux. « L’idée de travailler plus longtemps n’est plus taboue », a expliqué Édouard Philippe le 12 septembre dans son grand discours devant le Conseil économique, social et environnemental. Autrement dit, par la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye sur France Inter le 5 septembre : « À quels Français vous allez faire croire qu’avec l’allongement de la durée de la vie on va travailler moins longtemps ? C’est ridicule ! »

SibethNdiaye : "À quels Français vous allez faire croire qu’avec l’allongement de la durée de la vie, on va travailler moins longtemps ? C’est ridicule." #le79Inter

Pas si ridicule, pourtant. Car les éléments de langage déployés depuis de longues années par les tenants d’une réforme des retraites toujours recommencée ne correspondent pas à la réalité pour la moitié des Français de plus de 60 ans. Pour eux, reculer l’âge de départ à la retraite ne signifie pas qu’ils travailleront plus longtemps, mais qu’ils devront attendre plus longtemps au chômage, en maladie ou au RSA avant de pouvoir toucher leur pension.

Il n’y a pas que les syndicalistes pour faire ce constat, loin de là. Les acteurs de terrain sont sur la même ligne. L’alerte la plus récente vient de l’association Solidarités nouvelles contre le chômage (SNC), qui rejoint les positions d’économistes et même d’organismes publics.

Créée en 1985 pour accompagner ceux qu’elle nomme les « chercheurs d’emploi », l’association SNC revendique 2 500 bénévoles, dont plusieurs anciens responsables des agences publiques de l’emploi, et 4 000 personnes accompagnées chaque année. Dans son rapport annuel tout récent, l’association souligne la situation « extrêmement paradoxale » des seniors sur le marché du travail : « Incités par les pouvoirs publics à prolonger leur activité, ils subissent la défiance des employeurs qui restent réticents à les maintenir en activité, comme à les recruter. »

Citée dans le rapport, Monique, 61 ans, résume crûment les choses : « Être senior au chômage, c’est la double peine. On subit à la fois les préjugés sur les seniors et les préjugés sur les chômeurs. » Et le président de SNC, Gilles de Labarre, insiste : « La réforme des retraites ne pourra se faire sans une politique en faveur de l’emploi des seniors. » Autrement dit, tant que les plus de 55 ans auront du mal à retrouver du travail quand ils le perdent, reculer l’âge de départ à la retraite restera une fausse solution.

En 25 ans, l’horizon de la retraite a déjà très largement reculé. Là où il fallait 37,5 années de cotisations pour pouvoir partir « à taux plein » en 1993, la réforme de 2010 a acté une durée de 42 années, et celle de 2014 de 43 années, à compter de 2035. En 2010, l’âge légal à partir duquel il est autorisé de prendre sa retraite est aussi passé de 60 à 62 ans. Quant à l’âge à partir duquel une retraite à taux plein peut être accordée pour les Français n’ayant pas cotisé le nombre d’annuités demandées, il a reculé de 65 à 67 ans. Les retraites complémentaires sont aussi entrées dans la danse : depuis début 2019, elles appliquent un système de bonus-malus temporaire, pour inciter les futurs retraités, nés à partir de 1957, à ne pas partir avant 67 ans.

Ce processus n’est certainement pas terminé. Aujourd’hui, le gouvernement ne cache pas qu’il souhaite faire reculer ces bornes, soit en installant un « âge d’équilibre » avec décote et surcote (sans doute à 64 ans), soit en augmentant la durée de cotisation, soit en panachant les deux types de mesures.

Pourtant, l’observation attentive des chiffres rappelés par SNC devrait inciter l’exécutif à la plus grande prudence. Car si le taux d’activité des 55-59 ans est désormais dans la moyenne européenne (presque 78 % d’entre eux sont en activité) après une très forte progression depuis 2000, les chiffres sont alarmants pour les 60-64 ans : à 31 %, le taux d’activité est de quinze points sous la moyenne européenne.

Un constat qui ne peut être inconnu du gouvernement. L’organisme public France Stratégie le signalait déjà dans un rapport en octobre 2018. Comme il rappelait que tous les seniors sortis du marché du travail sont bien loin de toucher paisiblement leur pension : « Sur dix Français de 60 ans, quatre sont en emploi, trois sont en retraite et trois sont au chômage ou inactifs », rappelait France Stratégie.

Le bilan est partagé par l’économiste Michaël Zemmour, qui en a fait son cheval de bataille depuis plusieurs mois. « Une majorité de seniors s’arrêtent de travailler avant l’âge légal de départ en retraite et beaucoup connaissent une période de flottement sans emploi, ni retraite », décrivait-il en mars sur son blog hébergé par Alternatives économiques.

L’économiste appelle à analyser les chiffres avec attention, soulignant la différence entre « l’âge de la retraite » (qui atteint désormais presque 63 ans), âge auquel les Français demandent à toucher leur première pension, et « l’âge de fin de carrière », auquel ils cessent de travailler. « En pratique, il existe un écart important » entre les deux chiffres, martèle Michaël Zemmour.

Pour la génération née en 1954, l’âge de départ est en moyenne de 62 ans. Mais à 59 ans, seule la moitié de cette génération était encore en emploi (et moins de la moitié des femmes). « Parmi l’autre moitié, 29 % des personnes de cette génération étaient “sans emploi ni retraite” ; les 21 % restants étant en préretraite ou en retraite anticipée », écrit l’économiste. Presque un tiers de cette génération ne travaillait plus, mais ne touchait pas de retraite.

« Quasi-maltraitance des seniors au travail »
Conséquence, selon les derniers chiffres connus de la Drees (le service statistique du ministère de la santé), en 2015 déjà, 1,4 million de personnes entre 53 et 69 ans vivaient sans emploi ni retraite. « Un quart recevait une allocation chômage, un quart vivait des revenus d’un conjoint, 15 % recevaient une pension d’invalidité, 10 % percevaient le revenu de solidarité active (RSA), et 9 % l’allocation adulte handicapé (AAH), décrit l’économiste. Un tiers de ces personnes vivaient sous le seuil de pauvreté. »

Autre constat de la Drees à garder en tête : en 2017, où l’âge légal de départ a atteint 61 ans et 9 mois, le taux d’emploi moyen des Français au cours de la 60e année était d’environ 45 %. En clair, « deux ans avant d’avoir atteint l’âge de la retraite, plus de la moitié des personnes de cette génération n’était déjà plus en emploi ».

La litanie des statistiques donne le tournis : une autre étude économique citée par Michaël Zemmour conclut que le report de l’âge légal de 60 à 61 ans n’a allongé la période d’emploi que pour 40 % des personnes concernées (celles qui travaillaient toujours). Les autres se sont reportés sur le chômage, l’invalidité ou l’inactivité. Et cette réalité méconnue a un coût certain : selon cette étude, 20 % des économies réalisées grâce au report de l’âge de la retraite d’un an ont été perdues à cause de dépenses supplémentaires, uniquement concernant l’assurance-chômage. Mais l’allongement de la durée d’activité a d’autres conséquences coûteuses, comme l’augmentation des arrêts maladie chez les seniors.

Une des grandes raisons de la fin d’activité des plus de 50 ans est à chercher du côté des licenciements. Certes, les seniors sont globalement dans une meilleure situation professionnelle que la moyenne des Français : plus de CDI, salaires plus confortables, taux de chômage modéré. Mais une fois qu’ils sont licenciés, il leur devient extrêmement difficile de retrouver un travail. C’est ce dont témoigne le rapport de Solidarités nouvelles contre le chômage.

Les seniors « restent en moyenne inscrits à Pôle emploi 673 jours, contre 211 pour les moins de 25 ans et 404 jours pour les 25-49 ans », signale l’association. Et 58 % des chômeurs de plus de 50 ans le sont depuis plus d’un an, contre 42 % des chômeurs de 25 à 49 ans. Par ailleurs, sur les trois dernières années, la progression des inscriptions des seniors à Pôle emploi (+12 % par an) est deux fois plus importante que celle des jeunes.

L’association n’hésite pas à parler de « quasi-maltraitance des seniors au travail », en prenant pour exemple la proportion des ruptures conventionnelles, qui représentent 25 % des fins de CDI pour les salariés 2 et 3 ans avant l’âge légal de la retraite, alors qu’elles ne représentent que 16 % des fins de CDI pour l’ensemble des salariés.

L’autre grande motivation pour cesser le travail est, sans surprise, la santé : selon la Drees, plus de la moitié des seniors « prématurément sortis de l’emploi » évoquent des problèmes de santé, contre seulement 29 % de l’ensemble des actifs. À noter : « Ce motif joue également plus fortement pour les non-cadres (42 %) que pour les cadres (24 %). » Car c’est un autre biais connu de l’argumentation sur l’allongement de l’espérance de vie, déjà souligné par Mediapart en 2013 : selon les milieux sociaux, il existe une très forte inégalité devant la durée de vie, mais aussi la durée de vie en bonne santé.

Comme le rappelle l’Observatoire des inégalités, une fois atteint 35 ans, un homme cadre peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77,6 ans pour un ouvrier. Soit plus de six ans d’écart. Chez les femmes, cette différence est de trois ans (88 ans contre 84,8 années). Bref, les cadres bénéficient d’une retraite plus élevée, mais aussi bien plus longue. Et cette inégalité fondamentale s’accroît encore lorsqu’on compare l’espérance de vie en bonne santé.

À 35 ans, un cadre peut espérer vivre pendant 34 ans en moyenne sans « problèmes sensoriels ou physiques », alors qu’un ouvrier ne peut compter que sur 24 ans. Une problématique qui ne pourra qu’être rendue plus aiguë par le fait qu’en France, l’espérance de vie en bonne santé stagne depuis dix ans, à un niveau assez faible comparé au reste de l’Europe.

Changer la mentalité des employeurs
La cause est entendue : pour le gouvernement, la faisabilité de sa réforme dépendra beaucoup du nombre de plus de 55 ans, et surtout de plus de 60 ans, qui resteront employés par les entreprises. Pour SNC, comme pour France Stratégie, il faut donc travailler sur l’accompagnement des salariés durant leur seconde partie de carrière, notamment en continuant à les former, mais aussi aménager les postes de travail pour lutter contre leur pénibilité croissante avec l’âge, réfléchir à des dispositifs spécifiques de retour à l’emploi, inexistants aujourd’hui…

Mais il faut avant tout changer la mentalité des employeurs, pour qui un salarié de plus de 50 ans est moins dynamique, moins rentable et coûte plus cher qu’un employé plus jeune. Même le Medef est conscient de ce changement de mentalité nécessaire. Son président, Geoffroy Roux de Bézieux, chaud partisan du recul de l’âge de départ à la retraite, a sans doute vu l’incohérence de ses positions. Il a donc présenté en avril un plan censé remédier à cette mentalité, typique des employeurs français. L’Association nationale des directeurs des ressources humaines a quant à elle proposé de mesurer régulièrement la part des seniors dans les entreprises, grâce à un « index » dédié, sur le modèle des mesures en faveur de l’égalité femmes-hommes.

Le gouvernement réussira-t-il à mettre fin à l’écart abyssal existant entre les principes qu’il défend, et la réalité qui les met très largement à mal ? Pour l’instant, il vient de lancer une mission de réflexion, confiée à la patronne du groupe de services Sodexo. En croisant les doigts pour que ces propositions inversent une situation installée depuis des années, et trop longtemps restée sous les radars.