Les retraites

Balast - Le mythe des « 42 régimes spéciaux »

Décembre 2019, par Info santé sécu social

Une fois encore, le gouvernement a manœuvré habilement. Le terme de « régime spécial » désigne les quelques régimes statutaires non intégrés au régime général en 1946, dont les droits sont définis par les conventions collectives correspondantes : les principaux — qui sont donc accusés de coûter trop chers — sont ceux de la SNCF, des électriciens-gaziers et de la RATP. À ces 10 régimes sont parfois ajoutés les « régimes »4 de la fonction publique. Une stratégie de communication gouvernementale d’autant plus pernicieuse qu’elle a ancré l’idée que le but de la réforme est de simplifier et d’unifier les régimes existants : là encore, il est un flou sur le sens des mots.

Le rapport Delevoye a fait savoir que « système universel ne signifie pas régime unique »… De fait : la « caisse nationale de retraite universelle » ne devrait, dans un premier temps, non pas unifier les régimes existants mais s’ajouter à eux — afin de préparer les futures fusions. Ces dernières n’auraient pas lieu avant 20255 et devraient mener à un « réseau unifié piloté au niveau national ». Bref, la simplification et l’unification ne sont pas pour tout de suite. Et les ramifications infiniment complexes des actuels régimes à points nous laissent penser que la réforme accentuera plus encore la bureaucratisation du système. Faute d’avoir réellement combattu ces approximations sémantiques, l’idée qu’il faut défendre défendre bec et ongles les 42 régimes spéciaux contre les assauts du gouvernement est à présent solidement ancrée à gauche (entérinant ainsi le fouillis des régimes spéciaux supposément corporatistes).

Défendre le régime à points ?
« D’où viennent ces erreurs et ces incohérences ? En premier lieu : d’une perte de la culture militante sur nos institutions de Sécurité sociale. »

Regardons de plus près encore ces 42 régimes tels qu’ils sont listés dans le rapport. Il apparaît que la plupart sont interprofessionnels et que tous ne méritent pas d’être défendus. On y trouve, par exemple, des régimes complémentaires qui fonctionnent par points (Agirc-Arrco pour les cadres et non-cadres du privé, Ircantec pour les non titulaires du public, etc.), et même un régime par capitalisation (le régime de retraite additionnelle de la fonction publique). Un régime par point, c’est précisément ce que le gouvernement veut imposer à tout le monde. Pour s’opposer à cette réforme, la revendication du maintien des régimes actuels s’avère trop contradictoire pour être tenable : on ne s’oppose pas à un régime à points en revendiquant le maintien des régimes à points existants… D’où viennent ces erreurs et ces incohérences ? En premier lieu : d’une perte de la culture militante sur nos institutions de Sécurité sociale6 et sur l’histoire de leur mise en place par le mouvement ouvrier. Les retraites apparaissent désormais comme un « sujet économique complexe » qui requiert l’avis de quelques économistes spécialistes (et atterrés), au détriment d’une réflexion proprement syndicale. En second lieu : d’un renoncement syndical à toute perspective offensive d’ampleur pour les retraites. De défaites (19937, 20038) en défaites (20109), nous avons entériné une partie des reculs imposés par les gouvernements successifs. Nous ne parvenons plus à sortir de cette perspective défensive, qui, pourtant, nous mène irrémédiablement à l’échec — malgré des niveaux de mobilisation parfois très élevés.

Pas de statu quo : unifier par le haut
Tous ces éléments peuvent expliquer la stratégie actuelle de défense des régimes spéciaux (et en particulier celui de la SNCF) au nom de la pénibilité spécifique de certains métiers. Revenir sur l’histoire de ces régimes permettrait pourtant de nuancer le rôle qu’a joué la pénibilité dans leur construction. Concernant la SNCF, puis les électriciens-gaziers, ils sont le fruit de libéralités patronales au début du XXe siècle : une compensation, toute paternaliste, des conditions de travail difficiles. Relayées par d’importantes mobilisations syndicales corporatives, les mobilisations sociales ont abouti à ce que les cheminot·e·s aient une retraite versée en répartition, conçue comme la continuation de leur salaire — une mesure ensuite étendue aux autres salarié·e·s. Les retraites des professions à statut (cheminot·e·s, électricien·n·es, gazier·e·s…) que le gouvernement veut attaquer s’inscrivent bien davantage dans une dynamique d’extension des droits à la retraite (entendue comme continuation du salaire et explicitement inspirée des retraites de la fonction publique basées sur la poursuite du dernier traitement10) que dans une logique de compensation des risques du métier11.

Si cette stratégie argumentative reste mobilisatrice à l’intérieur des entreprises concernées, elle montre vite ses limites dès lors qu’il s’agit de convaincre en dehors — particulièrement pour mobiliser des personnes encore peu engagées. L’argument de la pénibilité spécifique de ces métiers se heurte à la triste réalité de la dégradation actuelle des conditions de travail dans d’autres secteurs. Le management et la réduction des moyens ont su rendre de nombreux emplois pénibles, voire invivables : la plupart des autres salarié·e·s ne peuvent recevoir ces arguments autrement que comme une défense de privilèges corporatistes, dont les syndicats s’efforcent de démontrer l’inexistence. Plus problématique encore : cet axe de défense fait manquer un objectif central de la réforme. Ce qui est attaqué dans les régimes spéciaux, au nom de leur coût, pour être remplacé par un système à points, c’est la retraite comme salaire continué. Car la pension n’est rien d’autre qu’une continuation du salaire.

« Renouer avec une ambition centenaire de la CGT : unifier la Sécurité sociale. Donc la classe des travailleurs et des travailleuses. Donc, ce faisant, faire bloc face au patronat. »

Grâce aux luttes ouvrières des années 1950 à 1980, celle-ci s’est vue, toujours un peu plus, déconnectée des aléas de la carrière. Contre ces régimes où la retraite est calculée comme pourcentage du salaire (tendant peu à peu vers les 100 %), la retraite à points vient supprimer toute référence à celui-ci, pour ne fonder les pensions que sur des montants de cotisation. C’est cette institution des retraité·e·s comme travailleurs et travailleuses, titulaires d’un salaire, que vient contrer la réforme Macron — dans la pleine continuité des réformes précédentes. Il s’agit de présenter les pensions de retraites comme le fruit des cotisations passées, lesquelles seraient accumulées sur un compte à points : en réalité, le système reste pleinement en répartition. Les cotisations collectées un jour sont immédiatement transformées en pensions, via l’accumulation de points. La réforme généralise donc les régimes à points existants pour en finir avec la retraite conçue comme salaire12. Ce n’est pas pour rien que le rapport (page 102) prévoie de s’attaquer d’abord aux régimes « de base » et non aux régimes à points existants, dont les caisses devraient rester séparées des autres au niveau local, au moins jusqu’en 2030 (page 101).

Soyons clairs : notre propos n’est pas de plaider pour l’abandon de la défense des régimes spéciaux (déjà bien diminués par les réformes précédentes), mais plutôt de renouer avec une ambition centenaire de la CGT : unifier la Sécurité sociale. Donc la classe des travailleurs et des travailleuses. Donc, ce faisant, faire bloc face au patronat — qui ne cherche qu’à remettre la main sur ces institutions13. Cette unification a échoué en 1946, lors de la création du régime général (les régimes spéciaux ne devaient continuer à exister que provisoirement pour ensuite rejoindre ce régime unique, mais en conservant leurs acquis14), mais il est plus que temps de la remettre à l’ordre du jour. Il n’est, de nos jours, plus aucun sens à batailler pour le statu quo. L’intégration de la totalité des régimes existants dans le régime général peut devenir une perspective mobilisatrice pour un mouvement social qui se contente de se battre contre, réforme après réforme.

Cette unification par le haut couperait l’herbe sous le pied à ceux qui dépeignent la mobilisation comme une défense de privilégié·e·s immobilistes qui ne tiennent qu’à leurs avantages corporatistes. La lutte des salarié·e·s rattachés à un régime spécial n’en trouverait que plus de légitimité parmi le reste de la population : il s’agirait enfin de se battre ensemble pour l’extension à toutes et tous des avancées restantes dans les régimes « spéciaux ». La présente grève risque d’être éclatée par les négociations sectorielles annoncées par le gouvernement et l’application différée de la réforme selon les professions. Avec l’unification des régimes comme revendication, elle trouverait un horizon commun : l’extension, dans toutes les professions, du salaire continué, qui reconnaît comme du travail l’activité de retraité·e·s libérés du marché de l’emploi (tout en revendiquant le maintien du meilleur salaire lors du passage à la retraite). C’est sans doute une telle perspective mobilisatrice qui nous a manqué en 2003 et en 2010. Malgré les mobilisations massives, nous avons perdu. Cette proposition, notamment portée par le Réseau Salariat, offre une voie revendicative qui ne se contente pas de freiner la dégradation de nos conditions de vie par un capitalisme toujours plus débridé, mais nous place à l’offensive, tant sur le plan de l’amélioration immédiate de notre existence que sur celui de la préparation de l’émancipation intégrale. Tous les ingrédients pour un mouvement social de nouveau victorieux, en somme.

☰ Lire notre entretien avec les CUTE : « Étudier, c’est travailler », juillet 2019>
☰ Lire notre entretien avec Bernard Friot : « La gauche est inaudible parce qu’elle ne politise pas le travail », juin 2019
☰ Lire notre entretien avec Maud Simonet : « Travail gratuit ou exploitation ? », février 2019
☰ Lire notre article « Le salaire à vie : qu’est-ce donc ? », Léonard Perrin, mars 2018

On trouvera cette formule, ainsi que le schéma détaillant ces 42 régimes, à la page 158 du rapport supervisé par J.-P. Delevoye : « Pour un régime universel de retraite ».↑
« La cotisation, une ambition à ranimer », Manuel d’économie critique, Le Monde diplomatique, 2016.↑
Selon cette conception, la retraite de base des fonctionnaires d’État ne constitue pas un régime, puisque c’est l’État qui leur verse directement leur pension.↑
Comme dans le code de la Sécurité sociale, article R711‑1.↑
Selon le calendrier du rapport Delevoye, qui devrait être retardé.↑
Lire Bernard Friot, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2015.↑
Réforme Balladur : passage à 40 années de cotisations, calcul de la retraite basé sur les 25 meilleures années de salaire au lieu des 10 meilleures.↑
Réforme Fillon : augmentation de la durée de cotisation pour les fonctionnaires, incitation à prendre sa retraite le plus tard possible.↑
Passage de l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, et recul de l’âge à partir duquel on peut partir à taux plein (sans qu’une partie de sa retraite ne soit retirée.↑
C’est-à-dire du dernier salaire dans la fonction publique. Le dernier point d’indice obtenu donne le niveau de salaire, lequel sera continué jusqu’à ce que mort s’ensuive.↑
Voir à ce propos le travail de recherche de Nicolas Castel, « La retraite cheminote : mener le train du salaire continué », La nouvelle revue du travail, n° 15, 2019.↑
Nicolas Castel, « Poursuite du salaire ou contributivité ? », Les notes de l’IES, 2009 ; Mickaël Zemour, « Les deux réformes des retraites : changement de système et changement de trajectoire », Alternatives Économiques, 28 novembre 2019.↑
Sur ces enjeux, lire la brochure Pour une Sécurité sociale syndicaliste, Éditions syndicalistes, 2018↑
Voir le compte-rendu de la table ronde « Histoire des régimes spéciaux de retraites », organisée le 22 novembre 2007 par la revue Le mouvement social, ainsi que l’ordonnance du 22 mai 1946 portant généralisation de la Sécurité sociale.↑

Gaston Sardon
Syndicaliste, militant à Réseau Salariat et sociologue.