Les retraites

Libération - Retraites par capitalisation : l’opposition tape du point sur la table

Décembre 2019, par Info santé sécu social

Par Laure Equy — 23 décembre 2019

La « réforme BlackRock ». C’est l’un des slogans - et pas le moins énigmatique - que les opposants à la réforme des retraites tentent de coller au projet du gouvernement. Pour la gauche, le futur système par points en général, et notamment une mesure concernant les cotisations des plus hauts revenus en particulier, risque d’ouvrir les vannes de la retraite par capitalisation. De quoi ravir les banques, compagnies d’assurances et autres fonds d’investissement… et le géant américain BlackRock, donc, spécialisé dans la gestion d’actifs.

« Ce qui se trame, c’est la possibilité pour les assureurs d’avoir la mainmise sur le marché des retraites », attaquait Olivier Besancenot (NPA) le 10 décembre au micro de RMC. Le même jour, à l’Assemblée nationale, les députés de gauche applaudissaient leur collègue Olivier Marleix, venant pourtant des rangs LR, qui accusait le gouvernement d’« offrir 3 milliards d’euros aux fonds de pension » et prévenait que « si la réforme [allait] à son terme, les affaires de BlackRock [prendraient] un formidable essor en France ». Lors des questions au gouvernement mardi, le socialiste Joël Aviragnet citait à son tour l’épouvantail BlackRock qui, selon lui, « a inspiré » une réforme qui « permettra de garantir une place au secteur privé dans la gestion des retraites ». Tandis que la mention de la multinationale a commencé à fleurir sur les pancartes des défilés du 17 décembre, un historique des entrevues entre Larry Fink, PDG du numéro 1 mondial des gestionnaires d’actifs, et Emmanuel Macron (ou certains ministres) a été dressé par la presse (1).

Avec sa retraite par points, le gouvernement se fait pourtant fort de s’inscrire dans la continuité du régime par répartition, voire de le consolider en se targuant de garantir son financement. « Ils ont beau répéter qu’ils vont maintenir le système par répartition, leur réforme encourage la capitalisation et ce qui les met à la peine, c’est que les assureurs et les banques, au lieu de se faire discrets, s’avancent ostensiblement ces temps-ci », pointe le député LFI Adrien Quatennens, qui note l’« offensive publicitaire » du secteur. Les révélations concernant les « oublis » de l’ancien haut-commissaire aux Retraites, Jean-Paul Delevoye, dans sa déclaration d’intérêts, dont son poste d’administrateur de l’Institut de formation de la profession de l’assurance, ont aussi donné du grain à moudre à l’opposition.

Celle-ci est convaincue que le calcul par points combiné au mécanisme de « l’âge d’équilibre » de départ en retraite poussera ceux qui le peuvent à épargner à côté, pour éviter de subir un éventuel malus. Mais ce qui fait craindre à l’opposition l’ouverture d’une brèche pour la capitalisation, c’est surtout une mesure déjà prévue dans le rapport Delevoye et confirmée par Edouard Philippe : il est question de limiter les cotisations retraites contributives (c’est-à-dire ouvrant des droits) aux revenus jusqu’à 120 000 euros brut par an. Ces salariés cotiseront donc à un taux de 28,12 % jusqu’à 10 000 euros par mois et, au-delà, à 2,81 %. Cette « cotisation de solidarité nationale » - petite, quoique « plus élevée qu’aujourd’hui », a souligné Edouard Philippe -, sans contrepartie puisqu’elle ne générera pas de droits, doit « financer des mesures de solidarité pour tout le monde », a développé le Premier ministre, vantant un « effort juste ».

Reste que pour compenser ces droits en moins, ces actifs les plus riches se tourneraient logiquement vers d’autres dispositifs. « En envoyant les hauts salaires vers le secteur privé, on crée un marché pour la retraite par capitalisation », prévient Olivier Marleix, qui dénonce carrément « une américanisation de la protection sociale pour les cadres supérieurs ». « On ouvre un espace aux fonds de pension qui ne demandent qu’à accéder au gâteau des retraites », affirme Vincent Duchaussoy, chargé des questions d’économie et de travail au PS.

L’opposition est d’autant plus suspicieuse qu’un premier étage de la fusée a déjà été voté dans la loi Pacte (sur la croissance et la transformation des entreprises). Disponible depuis le 1er octobre, un nouveau plan épargne retraite vise à simplifier l’offre et à la rendre plus attractive. Episode où revoilà BlackRock : dans une note intitulée « Loi Pacte : le bon plan retraite », la firme listait en juin des recommandations pour « réussir la réforme de l’épargne retraite ». Le fonds suggérait notamment au gouvernement de « développer une communication » afin de « présenter les approches par répartition et par capitalisation comme complémentaires ». Mais BlackRock y admettait aussi que « le système de retraite par répartition restera au cœur de l’épargne retraite française ».

Pour Jean-Noël Barrot (Modem), « l’idée n’est pas de remplacer » le système par répartition. Rapporteur du volet « épargne retraite », il réfute l’argument du « cadeau » au secteur, rappelant que la loi Pacte « crée beaucoup plus de concurrence sur le marché des produits d’épargne retraite et pousse les prestataires à baisser les frais ».

Concernant l’abaissement du plafond pour les cotisations des plus hauts revenus, la majorité salue une mesure de redistribution et s’étonne de voir la gauche s’en prendre à un mécanisme limitant les futures pensions des plus riches. « Davantage d’actifs rentreront dans le financement de la solidarité sans s’ouvrir de droits. Est-ce qu’on a vocation à financer les retraites des très hauts revenus ? Je pense que non. C’est un deal intelligent », vante Sacha Houlié (LREM). « On parle de très peu de Français qui utilisent déjà des produits de capitalisation. Et ceux-ci, à partir d’un certain montant, ne cotiseront plus pour avoir des droits mais pour les autres », complète Laurent Saint-Martin. Agacé de voir ses adversaires « brandir un épouvantail et attiser les craintes », le député LREM balaie « des théories du complot détestables » : « Si on avait voulu engraisser les assureurs, on n’aurait pas fait une réforme qui sauve le système de solidarité. » Le détail du dispositif - son rythme de transition et son financement - reste à préciser, mais une bataille de chiffres s’est déjà engagée, l’opposition alertant sur le manque à gagner des cotisations qui ne rentreraient pas et les retraites des anciens hauts revenus qu’il faudra quand même verser.

Au-delà de cet enjeu, la gauche pointe une question de principes. « Même si cela se justifiait sur le financement, ce qui est loin d’être garanti, cela pose un problème de fond : pour que le système fonctionne par la solidarité, on a besoin que ces personnes y restent », s’inquiète le communiste Pierre Dharréville. « Cet encouragement à faire sécession du système solidaire affaiblit ce dernier à long terme, abonde Adrien Quatennens. Derrière cela, il y a une vision philosophique qui vise, dans tous les domaines, à faire reculer le public au bénéfice du privé. »