Les retraites

Libération - Les hauts revenus envoyés en pensions privées

Décembre 2019, par Info santé sécu social

Par Luc Peillon — 23 décembre 2019

La réforme des retraites ouvre-t-elle, par une porte dérobée, la voie aux fonds de pension ? C’est la petite musique qui monte depuis quelques semaines parmi les opposants au projet du gouvernement. En cause : une mesure assez peu médiatisée relative à la suppression des cotisations retraites au-delà d’une certaine tranche de revenus pour les cadres, et qui supprime du même coup leurs droits à pension sur cette partie de leur salaire. Une façon, estiment certains, de les pousser hors du système par répartition et donc dans les bras de la capitalisation. Dans le système actuel, les salariés cotisent pour la retraite et ouvrent donc des droits, jusqu’à huit fois le plafond de la Sécurité sociale - 324 000 euros par an - à un taux d’environ 28 %. Dans son projet, le gouvernement prévoit de limiter la cotisation retraite à trois plafonds Sécu (120 000 euros par an, 10 000 euros par mois). Au-delà, seule une cotisation de 2,8 %, dite non contributive ou de solidarité car n’ouvrant pas de droits, subsisterait.

Une partie de cette cotisation (60 %) étant aujourd’hui payée par les employeurs, ces derniers vont donc économiser cette contribution sur la part des rémunérations comprise entre 120 000 et 324 000 euros par an. Soit, selon les projections du régime complémentaire Agirc-Arrco, dans un document interne que Libération a pu consulter, un gain moyen de 2,9 milliards euros par an, et donc de 43,5 milliards sur quinze ans. Les salariés concernés, de leurs côtés, verraient leur salaire net augmenter sur la part de leurs revenus dépassant trois fois le plafond Sécu. Entre 300 000 à 350 000 personnes sont concernées, dont 200 000 salariés du privé.

Reste que ces économies pour l’employeur et le gain sur le salaire net pour le cadre devraient être largement réduits du fait du recours à d’autres dispositifs auxquels l’un et l’autre devraient cotiser. Car si les effectifs en cause sont faibles (1 % des salariés du privé), ces derniers vont quand même devoir trouver une solution alternative pour acquérir des droits au-delà de 10 000 euros de salaire mensuel. Et c’est là que devraient intervenir les fonds privés d’épargne retraite, en proposant des produits par capitalisation. Une issue d’autant plus plausible que la loi Pacte de mai vient tout juste de refondre, afin de favoriser leur développement, les dispositifs existants d’épargne retraite.

Pour ces fonds privés, les sommes en cours sont loin d’être négligeables. Il suffit pour s’en convaincre de se référer aux pertes attendues par les régimes complémentaires du fait de la suppression des contributions entre trois et huit plafonds Sécu. Selon l’Agirc-Arrco, ce manque à gagner en cotisations (parts salariés et employeurs comprises) est estimé entre 4 milliards d’euros en 2025 et 5 milliards en 2040. Soit 77 milliards sur quinze ans.

Pour les régimes complémentaires, ces pertes vont représenter un vrai problème financier. Car elles seront loin d’être compensées par les économies réalisées par la fin des pensions à verser. En effet, les droits déjà acquis par les cadres jusqu’à huit plafonds Sécu devront continuer à être honorés. Et leur sortie du système va être très lente. Les économies en prestations sont estimées à seulement 100 millions d’euros en 2030, 840 millions en 2040. Dans ses dernières annonces, le gouvernement propose toutefois une période de transition de quinze ans avant de basculer d’un système à l’autre, afin de limiter la facture.

Coût excessif
A noter, enfin, qu’à rebours d’une grande partie de la gauche sur ce sujet, l’économiste Thomas Piketty, dans un ouvrage intitulé Pour un nouveau système de retraite (1), se montrait favorable, en 2008, à la baisse du plafond de cotisations ouvrant des droits pour les cadres. Il proposait même de le réduire à deux fois le plafond Sécu, contre trois dans le projet du gouvernement. Son argument à l’époque : le coût excessif pour les régimes de retraites complémentaires que représente le versement de pensions d’un haut niveau à une population dont l’espérance de vie est supérieure à la moyenne. Et de dénoncer alors une « distribution à l’envers ».

(1) D’Antoine Bozio et Thomas Piketty, Editions Rue d’Ulm, 2008.

Luc Peillon