Amerique du Nord

Médiapart - Primaire démocrate aux Etats-Unis : « Medicare for all », sujet de discorde majeur

Février 2020, par Info santé sécu social

19 FÉVRIER 2020 PAR MATHIEU MAGNAUDEIX

Bernie Sanders, favori de la primaire démocrate, propose une couverture santé universelle publique sur le modèle canadien ou européen. À Las Vegas (Nevada), où aura lieu le 22 février le troisième vote de la primaire, le puissant syndicat des salariés des casinos s’y oppose. Cette affaire au retentissement national résume les fractures idéologiques au sein du parti démocrate.

Las Vegas (Nevada), de notre envoyé spécial. – Erika Saucedo sort à peine du boulot : elle a encore sa tenue de travail, le pantalon à petits carreaux et la blouse blanche, la tenue d’une commise de cuisine. La jeune femme prend sagement sa place dans la file d’attente. Devant elle patientent des cuisiniers, des serveurs et des barmaids des hôtels et des casinos de Las Vegas, une des capitales mondiales du jeu.

Le Nevada est le premier de l’Ouest américain à désigner son candidat pour la nomination démocrate face à Donald Trump : le vote formel aura lieu ce samedi 22 février. Il s’agit d’un « caucus », comme dans l’Iowa où le scrutin a viré au chaos. Dès samedi dernier, les électeurs ont pu faire leur choix par avance.

Pour quelques jours, le Culinary Workers Union (CWU), le syndicat d’Erika, s’est transformé en bureau de vote. Vieille de 85 ans, l’organisation est la « plus grande force politique du Nevada » selon sa direction : une institution locale, un allié sûr du parti démocrate. Le CWU compte 60 000 membres, en majorité des femmes et des Hispaniques. Ils et elles parlent quarante langues et triment dans les cuisines, les bars et les restaurants du Strip, la grande artère clinquante de Las Vegas, bordée de boutiques de luxe et de gigantesques casinos.

Dans le Nevada, État situé au cœur du désert américain qui est aussi un des plus fameux paradis fiscaux du pays, l’industrie du jeu crache un milliard de dollars de bénéfices par mois.

Erika Saucedo est venue voter au siège du syndicat. Elle y tenait : elle est inquiète. Elle a entendu que certains candidats « voulaient prendre notre assurance-santé ». « Ce n’est pas bien, dit-elle. Nous avons notre propre protection santé, et c’est vraiment une des meilleures. » Cette électrice démocrate n’a pas voté pour Bernie Sanders. Le sénateur de gauche du Vermont propose un système de santé universel et public, sur le modèle européen ou canadien. Il promet la disparition des assurances privées. Face à l’inconnu, Erika craint de perdre au change.

Depuis une semaine, le Culinary Workers est au cœur d’une polémique nationale. Après avoir organisé des rencontres avec sept candidats, le syndicat a récemment publié une comparaison de leurs propositions. Dans ce document, Bernie Sanders est accusé de vouloir « supprimer » le régime de santé des travailleurs des casinos. En pleine campagne, les rivaux de Sanders se sont engouffrés dans la polémique.

Traversé de divisions – le Culinary Workers est réputé proche du candidat centriste Joe Biden, mais d’autres antennes de la fédération dont il fait partie soutiennent Sanders –, le syndicat a annoncé il y a quelques jours qu’il ne soutiendrait aucun candidat.

Cette polémique à l’écho national préfigure un des débats majeurs de la campagne présidentielle à venir aux États-Unis.

Trente millions d’Américains n’ont pas de couverture santé et 87 millions sont sous-couverts. Trente mille Américains meurent chaque année faute de soins, et les dettes médicales accumulées précipitent les banqueroutes individuelles. Ces statistiques désolantes conduisent généralement à considérer le système de santé étatsunien comme un des pires parmi les pays les plus riches.

Pourtant, au sein de ce système, 160 millions d’Américains bénéficient d’une assurance-santé privée, plus ou moins avantageuse, financée par leurs employeurs. Par idéologie (le rejet du gouvernement, le « socialisme » prôné par Bernie Sanders), par inquiétude, ou parce qu’ils veulent garder leur couverture existante, beaucoup ne se voient pas y renoncer en échange d’une sécurité sociale publique aux contours encore très flous.

Si Bernie Sanders est dans quelques mois le candidat démocrate désigné face à Trump, sa proposition sera à n’en pas douter au centre de la campagne face au président sortant, bien décidé à dénoncer le « socialisme » de celui qu’il appelle « Crazy Bernie » [« Bernie le fou » – ndlr].

Depuis longtemps, le sénateur du Vermont propose une assurance-santé universelle gratuite pour tous les Américains, comme en Europe ou au Canada, financée par la puissance publique, débarrassée des assurances privées.

Il y a quatre ans, c’était déjà une de ses propositions phares face à Hillary Clinton. Comme il le rappelle souvent, c’est même lui qui a « écrit la foutue loi » introduite l’an dernier avec le soutien de plusieurs sénatrices engagées dans la campagne présidentielle (Elizabeth Warren, toujours en course, et les anciennes candidates Kamala Harris et Kirsten Gillibrand).

Sanders qualifie le système de santé américain de « dysfonctionnel, cassé et cruel ». Il en souligne également le coût exorbitant : les États-Unis dépensent en effet 18 % de leur PIB en dépenses de santé, deux fois plus que les autres grands pays.

Sa loi « Medicare for all », un texte que Sanders président introduirait dès la première semaine de son mandat, proclamerait la santé comme un « droit humain ». Elle garantirait la prise en charge par la puissance publique des visites chez le médecin, des frais d’hospitalisation, de l’audition, de la vue et des soins dentaires, le traitement des addictions, les frais liés à la santé mentale, les soins à domicile pour les personnes âgées, etc.

Elle limiterait aussi à 200 dollars par an les dépenses médicamenteuses, afin de lutter, répète Sanders, contre « l’appât du gain de l’industrie pharmaceutique » et les profits records qu’elle affiche, tandis que les prix des médicaments ne cessent d’augmenter. Les partisans de Sanders citent souvent la santé comme une des raisons majeures de leur soutien.

En déconnectant la couverture santé des salaires, Sanders compte dégager du pouvoir d’achat pour les employés, et éviter que la couverture santé ne soit utilisée comme moyen de pression par les employeurs, comme c’est fréquemment le cas.

Pourtant, dans les casinos de Las Vegas, « Medicare for all » est perçu comme une menace. « J’entends des rumeurs… il paraît qu’on va perdre notre assurance santé. Ça fait peur, explique Martha Calderon, cuisinière dans un grand hôtel du Strip. La protection que j’ai est parfaite, je ne veux pas la perdre. Et en tant que mère élevant seule mes enfants, c’est très important pour moi. »

« Nous voulons avoir le choix »
Les barmaids du Culinary Workers ont récemment fait circuler un tract incendiaire ciblant sans les nommer le sénateur socialiste et sa collègue sociale-démocrate Elizabeth Warren, qui propose elle aussi d’introduire « Medicare for all » en trois ans.

« Des candidats suggèrent qu’ils forceront des millions de gens qui travaillent dur à abandonner leur couverture santé. Cela crée des divisions inutiles entre les travailleurs et va nous valoir quatre ans de Trump en plus », proclame ce tract, qui a provoqué la colère des soutiens de Sanders sur les réseaux sociaux.

Le syndicat va même jusqu’à fustiger ces élus « qui ne se sont jamais assis à une table de négociations et n’ont pas participé comme nous à des grèves ayant duré six ans » : une allusion au très long conflit social démarré en 1991 au Frontier Hotel and Casino, un des plus longs de l’histoire des États-Unis.

Geoconda Argüello-Kline était à la tête de ce mouvement historique. Elle est aujourd’hui la principale dirigeante du Culinary Workers Union, et la première femme hispanique à ce poste. Son bureau est tapissé de photos sépia des piquets de grèves, d’affiches de l’époque et de photos de Barack Obama. La semaine dernière, lorsque le tract du syndicat est devenu public, Argüello-Kline a été victime d’attaques et de menaces sexistes, que Bernie Sanders lui-même a dû condamner.

« Dans ce tract, nous avons simplement expliqué les faits, dit-elle. Nous sommes pour l’extension de la couverture santé à tous ceux qui n’en ont pas. Mais nous voulons aussi pouvoir garder notre couverture santé. Nous l’avons gagnée à coups de grèves et de sacrifices, nous en sommes fiers. C’est le meilleur dans le Nevada. Nous voulons avoir le choix. »

Le syndicat dispose d’un fonds d’indemnisation des soins. Il administre un centre de soins de 300 salariés et deux pharmacies. Il gère aussi une caisse de retraite (une rareté aux États-Unis), propose des prêts pour l’achat d’une maison, et aide gratuitement ses membres étrangers à mener les démarches pour acquérir la nationalité américaine. « Le syndicat joue le rôle d’une entreprise, avec des profits, des employés et une aversion pour la compétition, analyse la revue The American Prospect. Ce n’est pas forcément de la corruption : les profits générés peuvent financer l’action collective. Mais cela l’incite certainement à défendre son business, et à le maximiser. »

Pour rassurer le syndicat et éviter de s’aliéner sa direction et ses membres hostiles, Sanders a assuré qu’il ne ferait « jamais rien pour diminuer la protection sociale pour laquelle syndicats et travailleurs ont combattu ». « Avec Medicare for all, a-t-il assuré, la couverture santé sera préservée et étendue à tous, y compris les travailleurs des casinos syndiqués et le personnel de service, mais aussi ceux qui ne le sont pas, et les travailleurs en grève qui luttent pour leur droit. »

Geoconda Argüello-Kline n’est toujours pas satisfaite. « Nous pouvons choisir de garder notre système : il n’a pas dit que ce serait le cas. »

Les adversaires de Biden se sont évidemment engouffrés dans la brèche, tandis que Sanders, déjà vainqueur du vote populaire dans l’Iowa et le New Hampshire, apparaît à nouveau comme le favori dans le Nevada face à un camp centriste divisé.
En difficulté dans la primaire, Joe Biden, ancien vice-président de Barack Obama, a bruyamment défendu les Culinary Workers et estimé que le nouveau système public remettrait en cause la réforme partielle de la santé mise en place par l’ancien président. « Je ne laisserai pas cela se passer ! », a-t-il tonné, dramatique, lors d’une soirée de gala organisée par les démocrates du Nevada.

Biden, tout comme le maire de South Bend (Indiana) Pete Buttigieg, qui rêve d’incarner le centre dans la primaire face à Sanders, proposent, eux, d’ajouter une option publique aux côtés des assurances privées. Libre à qui voudrait de la choisir, ou pas.

Buttigieg dénonce la proposition « clivante » de Sanders. L’ancien vice-président d’Obama, lui, met en avant le coût de Medicare for all, estimé à 30 milliards de dollars sur dix ans. Il affirme aussi que la réforme ne pourra être votée en l’état. « Les démocrates de la Chambre des représentants n’en veulent pas », prévient-il.

Sur ce point, Biden n’a pas tort. En cas d’élection, un président Sanders devrait sans doute faire avec un Congrès hostile, avec lequel il devrait négocier, même dans l’hypothèse (très incertaine) où le Sénat aujourd’hui républicain serait à nouveau contrôlé par les démocrates en janvier 2021.

Ce week-end, l’élue de New York Alexandria Ocasio-Cortez, proche de Sanders, a admis que la partie ne serait pas simple. « Un président n’a pas de baguette magique pour passer la législation qu’il veut, a-t-elle dit. Le pire scénario ? Nous faisons beaucoup de compromis et choisissons l’option publique. Est-ce un cauchemar ? Je ne pense pas. »

Sanders a expliqué que sa réforme serait payée par des taxes supplémentaires. Il assure que les bénéfices de la mesure dépasseront largement son coût budgétaire, citant notamment une étude parue ces derniers jours dans la revue scientifique The Lancet, qui promet la somme astronomique de 450 milliards d’économies annuelles sur les dépenses de santé, et 68 000 vies sauvées.

Mais sa campagne se prépare aussi à l’hypothèse d’une nomination, à l’issue de laquelle le sénateur du Vermont jugé trop à gauche par de nombreux électeurs démocrates serait tenu de rassembler large face à Trump : dans cette hypothèse, pas question d’apparaître trop buté sur un sujet, la santé, qui sera forcément au cœur de la campagne.