Assistance Publique des Hopitaux de Paris (AP-HP)

Médiapart - Un hôpital parisien accusé de discrimination raciale par des soignants

Septembre 2020, par Info santé sécu social

22 SEPTEMBRE 2020 PAR CAMILLE POLLONI

À l’hôpital Robert-Debré, un collectif de soignants dénonce une discrimination à l’embauche à l’encontre des personnels paramédicaux d’origine africaine, antillaise et maghrébine. L’AP-HP annonce le dépôt d’une plainte pour diffamation.

Depuis le mois de juin, une controverse secoue l’hôpital pédiatrique Robert-Debré (Paris XIXe). Au départ, ce n’était qu’un soupçon exprimé à voix basse, entre soignants. Pourquoi, ces dernières années, si peu de professionnels d’origine africaine, antillaise et maghrébine ont-ils été recrutés ? Comment se fait-il que dans cet établissement d’un arrondissement populaire, frontalier de la Seine-Saint-Denis, les candidatures ne débouchent pas sur plus d’embauches de personnes racisées ?

Tout l’été, des mails indignés ont succédé aux tracts accusateurs. Un collectif baptisé Soignants égaux s’est constitué. Les syndicats CGT et Sud ont relayé ses inquiétudes auprès de la direction. Avec le soutien de SOS Racisme, le collectif a saisi le Défenseur des droits début août. Prise dans la polémique, la direction de l’hôpital a juré sa bonne foi, sans parvenir jusqu’ici à éteindre la défiance.

Sollicitée par Mediapart avant la publication de cet article, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a répondu sous la forme d’un communiqué de « mise au point ». « Face aux accusations de nature à nuire gravement à l’honneur de l’ensemble de ses professionnels et à son image », elle annonce qu’une plainte pour diffamation « a été déposée » lundi 21 septembre. C’est le point d’orgue d’un conflit qui dure depuis plusieurs semaines.

Tout a commencé le 22 juin lorsqu’un tract anonyme, émanant en fait du collectif en formation, a été placardé dans les couloirs de l’hôpital et envoyé à la direction de l’hôpital Robert-Debré.

Ce courrier, que Mediapart a pu consulter, fait état « d’interrogations sur le mode de recrutement du personnel paramédical » et affirme que « depuis une dizaine d’années » l’hôpital « n’embaucherait pratiquement plus » de personnes « issues de l’immigration (hors Europe) et de couleur ». Il demande à la direction de s’y pencher. Dans sa « mise au point » diffusée deux mois plus tard, l’AP-HP estime que les accusations contenues dans ce texte sont « graves » et « non étayées ».

Pour tenter de documenter leurs griefs, les membres du collectif Soignants égaux ont passé l’été à décortiquer les plannings du personnel paramédical (infirmiers, aides-soignants, sages-femmes, puéricultrices et auxiliaires) dans quinze services de l’hôpital. Ils ont construit des tableaux, surligné des noms. Ils arrivent à la conclusion suivante : « Sur 1 100 soignants titulaires, 135 sont issus de la diversité hors UE (origine Maghreb, Afrique noire et Antilles), soit 12,2 %. Seules dix personnes issues de la diversité ont été embauchées ces huit dernières années. »

« C’était un travail minutieux et long, précise une infirmière membre du collectif, qui, comme ses autres membres, tient à rester anonyme pour l’instant. Il a fallu enquêter de manière discrète car les soignants ont peur de parler sur un sujet aussi difficile et tabou. »

La méthode, artisanale, est forcément sujette à discussion. Pour déterminer qui était d’origine africaine, antillaise ou maghrébine, ces soignants précisent s’être intéressés à la couleur de peau plutôt qu’aux prénoms et noms de famille, parfois trompeurs. Ils expliquent avoir procédé « par connaissances », en demandant à des collègues de divers services de les aider à « mesurer la diversité » des équipes et l’ancienneté des agents.

Au-delà du chiffre global, les membres du collectif citent quelques exemples, symptomatiques à leurs yeux. « Parmi ces 1 100 soignants, il y a un seul infirmier de couleur, un Antillais, qui est là depuis vingt ans. Sur 48 sages-femmes, deux sont originaires du Maghreb. Elles ont été embauchées il y a une dizaine d’années. »

Si les membres du collectif insistent sur les dates d’embauche, c’est parce qu’ils estiment que le problème a commencé en 2012, quand la mission de recrutement a été confiée à une seule cadre de santé. D’après eux, c’est cette cadre qui reçoit toutes les candidatures, mène les entretiens et prend la décision finale.

En réponse aux questions des organisations syndicales, la direction a au contraire évoqué l’existence d’une « cellule de recrutement » collégiale. « Il y a une dizaine d’années, les profils étaient diversifiés », estime pourtant l’infirmière. « Le paysage des soignants s’est modifié. Beaucoup de nouvelles recrues viennent de province, mais il n’y a jamais une Aminata de Brest ou un Mohammed de Toulouse. » Interrogée par Mediapart sur la procédure de recrutement en vigueur, l’AP-HP n’a pas répondu.

Après la diffusion et l’affichage du tract anonyme, la question a fait l’objet d’une réunion houleuse entre les syndicats CGT, Sud, CFDT et la direction de l’hôpital, le 17 juillet.

Lors de cette réunion, le représentant de Sud-Santé a évoqué « un abcès à crever », tandis que celui de la CGT demandait à la direction de fournir des données sur les congés bonifiés, réservés au personnel originaire de l’Outre-Mer, afin de pouvoir entreprendre des comparaisons avec le reste de l’AP-HP.

De son côté, le directeur de l’hôpital Robert-Debré, Florent Bousquié, estimait déjà lors de cette rencontre que le tract anonyme relevait de la « diffamation » et pressait les organisations syndicales d’« apporter des éléments » plus concrets. « On recrute sur les diplômes et les compétences, point final », s’est indigné le directeur, se disant toutefois prêt à « examiner » toute situation individuelle. « S’il y a des pratiques discriminatoires dans cet établissement, je serai le premier à les punir, mais un ressenti, ça ne veut pas dire grand-chose. Des personnes de couleur embauchées ces dernières années, il y en a énormément. » Alors les soignants les ont comptées, aboutissant aux chiffres énoncés plus haut.
« Que ce soit lors de cette réunion ou depuis lors, aucun fait précis sur ce sujet n’a été mentionné ou remonté à la direction de la part des personnels ou de leurs représentants », affirme quant à elle l’AP-HP.

En parallèle du « comptage », le collectif Soignants égaux a consulté Pauline Birolini, responsable du pôle juridique de SOS Racisme, qui affirme « prendre le dossier au sérieux ». « Il est rare que plusieurs personnes d’une même entreprise ou institution nous contactent avec autant d’informations structurées. On sent qu’il y a un réel problème, mais il est très difficile d’obtenir des preuves. Les gens ont peur de parler parce qu’ils craignent de subir des mutations non désirées, d’être blacklistés, de ne plus retrouver d’emploi dans les hôpitaux… »

Mediapart a pu s’entretenir avec une auxiliaire de puériculture, qui elle aussi souhaite rester anonyme. Cette professionnelle française d’origine africaine exerce depuis plusieurs années comme intérimaire au sein de l’hôpital Robert-Debré. Elle affirme que ses candidatures régulières à des postes à pourvoir – jusqu’à « quatre ou cinq fois dans l’année » – ont été systématiquement ignorées par la cadre chargée du recrutement.

« Quand je l’appelais pour savoir pourquoi elle ne donnait pas suite, elle répondait : “Si je ne vous rappelle pas, c’est qu’il n’y a pas de poste.” Mais dans le même temps, il y avait toujours des nouvelles recrues. Mes collègues et les cadres m’incitent régulièrement à postuler, disent que je travaille très bien, mettent même des élèves avec moi. Je forme plein de nanas, mais je n’ai pas la sécurité de l’emploi. J’ai commencé en même temps que des collègues qui sont désormais titulaires, voire cadres. Je ne comprends pas pourquoi c’est cette dame qui décide de tout. Je me dis que tôt ou tard il y aura une justice. »

Cette auxiliaire affirme que « fin 2016 ou début 2017 », elle a envoyé un C.-V. modifié, en remplaçant son nom par un patronyme à consonance française. « Deux jours après, la cadre m’a appelée pour me proposer un entretien. J’ai eu peur de me faire gauler et je n’y suis pas allée, en prétendant que j’avais trouvé un poste ailleurs. » Elle n’a toutefois pas gardé de trace écrite de cet épisode.

Faute de témoins acceptant de s’exposer en leur nom, Pauline Birolini estime que les listings établis par les soignants sur l’origine de leurs collègues étaient « l’une des seules manières de faire ». « Dans le cadre de la défense de ses droits, ça ne me paraît pas problématique. Et c’est important pour se rendre compte du problème. »

Yannick L’Horty, sociologue spécialisé dans la mesure des discriminations – en particulier dans l’accès aux emplois publics –, s’est lui aussi penché sur la démarche du collectif Soignants égaux. Pour lui, « de tels résultats ne peuvent pas être dus au hasard. La proportion de personnes d’origine étrangère embauchées depuis moins de huit ans paraît anormalement faible au regard de la même proportion au-delà de huit ans ».

L’exemple de Robert-Debré entre en résonance avec les conclusions de ses propres travaux, basés sur du « testing » – des C.-V. presque identiques envoyés pour vérifier l’influence d’une variable. « L’hôpital semble un reflet évident de la diversité de la société française, mais dans chacune des campagnes de test, on retrouve des inégalités dans le recrutement, prenant le contre-pied de nos représentations. » Comme Pauline Birolini, l’universitaire concède toutefois que « c’est un vrai défi de prouver, rétrospectivement et en toute rigueur, qu’il y a bien eu discrimination ».

Le 8 août, un membre du collectif Soignants égaux a saisi le Défenseur des droits. Si celui-ci ouvre une enquête, il peut mener des investigations « dans le respect du contradictoire », solliciter des entretiens, demander à consulter des documents. C’est-à-dire faire ce qui, pour le collectif, est à ce jour impossible : examiner en détail les procédures de recrutement, accéder aux candidatures rejetées, s’il en reste une trace, connaître le nombre total d’embauches, comparer le listing établi par les soignants à d’autres informations… De quoi confirmer ou infirmer les soupçons qui font régner un climat pesant à l’hôpital.

En attendant l’éventuelle intervention du Défenseur des droits, Yann Guittier, le délégué CGT de l’hôpital, raille le silence de la direction. « Pendant qu’on faisait notre travail tout l’été, ils sont partis à la baignade en se disant qu’on allait peut-être oublier, et ne sont pas revenus vers nous. Ils font un peu l’autruche. Mais il est hors de question qu’on se taise. »

Lyasid Mahalaine, secrétaire du CHSCT et délégué Sud-Santé (en poste à Robert-Debré depuis plus de quinze ans), se dit « impressionné » par le travail réalisé cet été par le collectif Soignants égaux. « Chacun peut observer le “blanchiment” des services. Il faudrait que la direction déclenche une enquête paritaire sur l’évolution de la diversité dans les cinq, dix dernières années. Ce ne sont pas des statistiques ethniques mais un outil utilisé entre autres par l’Ined, qui permet de mettre en évidence des discriminations si elles existent, et d’y mettre un terme. Il faut prendre à bras-le-corps le problème. »

Le 15 septembre, un nouveau tract dénonçant « l’inertie » et « le mépris » de la direction a été placardé dans les couloirs de l’hôpital, à la vue de tous. Faisant état des chiffres collectés par le collectif Soignants égaux, il porte cette fois son logo, qui s’inspire de celui de l’hôpital, un nounours blanc dans un bateau. Sauf que dans cette version détournée, un nounours marron pousse le bateau pour le faire avancer. Lyasid Mahalaine comme Yann Guittier ont à nouveau écrit à la direction, sans réponse selon eux.

Dans son communiqué, l’AP-HP dénonce à nouveau « un tract anonyme porteur d’accusations très graves et calomnieuses de discrimination ». « Il fait état de données statistiques dont l’existence ne peut être qu’artificielle ou fabriquée. […] Conformément à ses valeurs, l’hôpital Robert-Debré AP-HP, comme tous les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, ne dispose en effet d’aucune statistique ethnique de ses professionnels. »

Lundi soir, deux directeurs de l’AP-HP ont également envoyé une note « à l’attention de l’ensemble des professionnels de l’hôpital Robert-Debré », que Mediapart a pu consulter. S’associant à la plainte en diffamation de leur institution, Vincent-Nicolas Delpech et Jean-Claude Carel estiment que les accusations portées sont « inacceptables » et s’émeuvent qu’elles aient été « relayées en direction des médias ».

De son côté, le collectif Soignants égaux précise que trois soignants d’origine maghrébine ont été embauchés à l’hôpital Robert-Debré au mois d’août. Il y voit le signe que ses alertes ont permis de faire bouger les lignes. Mais continue à demander des comptes sur les huit dernières années.


Le 17 septembre, Mediapart a adressé une liste de sept questions au service communication de l’hôpital Robert-Debré et au service de presse de l’AP-HP. Le service communication de l’hôpital Robert-Debré n’a jamais répondu. Le service de presse de l’AP-HP a répondu partiellement le 21 septembre au soir, sous la forme d’un communiqué de presse :

Mise au point/ hôpital Robert-Debré AP-HP suite à la diffusion d’une lettre et d’un tract anonymes accusant l’hôpital de « discrimination silencieuse »

Publié le 21/09/2020

Face aux accusations portées contre l’hôpital Robert-Debré AP-HP, de nature à nuire gravement à l’honneur de l’ensemble de ses professionnels et à son image, une plainte pour diffamation a été déposée ce jour.

La direction de l’hôpital Robert-Debré AP-HP a reçu une lettre anonyme fin juin 2020 portant des accusations non étayées de discrimination à l’embauche. Les accusations qui y figuraient sont graves. Elles portent atteintes aux valeurs profondes de l’hôpital public, et à l’intégrité et à l’honneur des professionnels qui y exercent. Vu l’importance du sujet, la direction de l’hôpital a immédiatement organisé une rencontre qui s’est tenue le 17 juillet 2020. Lors de cette réunion, la direction a rappelé :

 Que l’hôpital Robert-Debré applique strictement les lois républicaines qui interdisent toute discrimination à l’embauche. Seules les compétences des candidats et leur adéquation au profil du poste sont prises en compte dans le cadre d’un recrutement.

 Que l’ensemble des personnels et leurs représentants étaient invités à signaler tout comportement inadéquat ou suspect qui irait à l’encontre de ces principes. Que si besoin une enquête serait ouverte pour vérifier toute entrave à ces principes.

 Que les personnels ou leurs représentants pouvaient, sur un sujet de cette importance, saisir directement le directeur de l’hôpital.

Que ce soit lors de cette réunion ou depuis lors, aucun fait précis sur ce sujet n’a été mentionné ou remonté à la direction de la part des personnels ou de leurs représentants.

Le 15 septembre 2020, un tract anonyme porteur d’accusations très graves et calomnieuses de discrimination a été diffusé tant au sein de l’hôpital que plus largement. Il fait état de données statistiques dont l’existence ne peut être qu’artificielle ou fabriquée. Une nouvelle fois, conformément à ses valeurs, l’hôpital Robert-Debré AP-HP, comme tous les établissements de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris, ne dispose en effet d’aucune statistique ethnique de ses professionnels.