Le droit à la santé et à la vie

Médiapart - Un nouveau décret vient compliquer le parcours de soins des étrangers

Novembre 2020, par Info santé sécu social

16 NOVEMBRE 2020 PAR NEJMA BRAHIM

Alors qu’une série de mesures est venue restreindre l’accès aux soins des personnes étrangères en début d’année, un nouveau décret publié au Journal officiel le 1er novembre risque d’aggraver la situation, malgré la deuxième vague de la pandémie de Covid-19.

La crise sanitaire avait contraint le gouvernement à le mettre en suspens. Le décret relatif à l’aide médicale d’État (AME) et aux conditions du droit à la prise en charge des frais de santé pour les assurés qui cessent d’avoir une résidence régulière en France, datant du 30 octobre, est paru au Journal officiel début novembre alors que la France affronte une deuxième vague de la pandémie de Covid-19.

Dans la droite ligne affichée par le gouvernement de lutter contre le « tourisme médical » et la fraude présumés (voir son plan « immigration » dévoilé en novembre 2019), le décret vise d’abord à préciser la liste des prestations correspondant à des soins programmés et non urgents qui ne seront plus pris en charge pendant une durée de neuf mois à compter de l’entrée d’un bénéficiaire dans le dispositif AME. Parmi eux, l’opération de la cataracte ou la pose de prothèses de hanche, par exemple.

Annoncée à la fin de l’année 2019, comme le reste d’une série de mesures venant restreindre l’accès aux soins des personnes étrangères, cette réduction du panier de soins pris en charge s’appuyait notamment sur les préconisations d’une mission de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) proposant de réformer l’AME.

Le décret du 30 octobre 2020 vient également confirmer que toute première demande d’aide médicale d’État devra désormais être déposée en personne par le demandeur ou une autre personne majeure du foyer auprès de l’organisme d’assurance-maladie de son lieu de résidence. Cette mesure vise, toujours, à lutter contre la fraude présumée, alors que le regroupement de l’instruction des demandes d’AME dans trois CPAM de France devait déjà aider au renforcement des contrôles.

« On est complètement atterrés, s’indigne Delphine Fanget, chargée de plaidoyer chez Médecins du monde pour les opérations France. Le décret est sorti au lendemain du deuxième confinement, alors que l’on a alerté de toutes parts depuis l’été dernier sur les conséquences qu’il aurait. Même si les services publics restent ouverts, on est en plein confinement et donc à l’opposé de ce qu’on demande à la population générale. »

Dans un communiqué rendu public le 15 novembre, l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), la Fédération des acteurs de la solidarité et France Assos Santé (entre autres) y voient un « non-sens en termes de santé publique », à l’heure où la France traverse une crise sanitaire sans précédent. Une contradiction également avec la volonté de dématérialiser les démarches administratives, notamment pour l’accès aux mécanismes de protection sociale.

« Les Caisses primaires d’assurance-maladie (CPAM) délèguent l’accueil du public à un certain nombre d’acteurs, notamment pour l’accompagnement à l’ouverture des droits et la constitution des dossiers, précise Delphine Fanget. Avec cette mesure, ces derniers ne pourront plus faire ce précieux travail d’intermédiation. Cela va drainer beaucoup de monde, alors que les CPAM n’ont pas les moyens de gérer les flux. »

Les permanences d’accès aux soins de santé (Pass) de ville ou encore Médecins du monde, par le biais de ses centres d’accueil, de soins et d’orientation (Caso), font partie de ces intermédiaires qui dialoguent, souvent, auprès des CPAM pour déterminer quels documents doivent être demandés ou non pour une demande d’AME.

Inquiète d’éventuelles « mauvaises interprétations au niveau des CPAM », la chargée de plaidoyer de Médecins du monde évoque le risque d’une multiplication des demandes ou décisions « abusives » pour l’ouverture des droits des principaux intéressés. « Cela peut favoriser un renoncement aux droits : cela devient tellement compliqué que cela finit par être dissuasif, alors que l’enquête Premiers pas, de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), démontre que 50 % des usagers éligibles à l’AME n’en bénéficient pas. »

Des mesures « idéologiques »

« La Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) a donné un avis négatif pour ce décret quand elle a été consultée fin septembre, commente Didier Maille, responsable du pôle social et juridique au Comité pour la santé des exilés (Comede). On est dans un fantasme selon lequel on donnerait l’AME à des personnes qui ne vivraient pas en France et on met donc en place un système de contrôle “physique”. Mais même le rapport de l’Igas et de l’IGF n’était pas documenté en ce sens. »

L’autre changement apporté par ce décret vise la couverture sociale des étrangers ayant fait l’objet d’une « mesure d’éloignement définitive » et vient restreindre, encore, la durée de maintien de droits des étrangers après la perte du droit au séjour. Celle-ci avait déjà été réduite de douze à six mois début 2020, pour tous les étrangers, alors qu’elle doit servir, lorsque le titre de séjour arrive à expiration, à maintenir les droits le temps de faire face aux délais d’attente parfois très longs des préfectures pour le renouvellement des titres (lire notre enquête ici).

« Après l’avoir réduit de 12 à 6 mois, on passe maintenant à 2 mois pour une sous-partie des gens. Cela crée une segmentation des droits des personnes par petites tranches, ce qui multiplie les démarches et rend les choses illisibles à la fois pour les hôpitaux et les CPAM, qui ne sauront plus quand s’arrête la couverture », relève Didier Maille.

Delphine Fanget voit déjà les « conséquences catastrophiques » d’une mesure qui va « encore complexifier le parcours pour toutes les petites mains chargées de le mettre en œuvre ». « Tous les juristes s’accordent à dire que l’OQTF (obligation de quitter le territoire) définitive n’existe pas en droit, car cela renvoie à des catégories différentes. Il va donc y avoir une difficulté à interpréter cette notion pour les CPAM, qui ne sauront plus pour combien de temps les droits doivent être prolongés. »

« Les Caisses n’ont pas le moyen de savoir si une mesure d’éloignement est définitive, ni dans ses propres fichiers, ni à la préfecture, parce qu’elles ne peuvent pas savoir si un recours a été introduit par exemple », confirme le responsable du pôle social et juridique du Comede.

Selon lui, cette réduction de la durée du maintien de droits ne va pas seulement toucher les personnes étrangères ayant fait l’objet d’une OQTF, mais bien l’ensemble des quelque 800 000 étrangers en situation régulière présents en France. « C’est une restriction très forte qui va également impacter la couverture sociale des gens qui sont en règle. On n’a plus de mécanisme qui lissait les droits pour un an et cela caractérise une très grosse insécurisation dès l’entrée dans le droit », alerte-t-il.

À titre d’exemple, une personne qui renouvelle sa carte de séjour et dispose d’un récépissé n’aura plus la garantie que son assurance-maladie sera « incompressible » pour l’année en cours. « Si une difficulté survient lors du renouvellement, ce qui est extrêmement fréquent, soit du fait de l’inaccessibilité des préfectures, soit du fait de la complexité du droit de l’immigration, la personne devra multiplier les démarches pour conserver ses droits, au titre de son assurance-maladie ou de l’aide médicale d’État. » Un véritable imbroglio, qui contraint les personnes à passer d’un système à l’autre dans une sorte de cycle infernal.

Fin 2019 déjà, un décret introduisait un délai de trois mois de présence en France pour que les demandeurs d’asile puissent être éligibles à une couverture maladie PUMa (protection universelle maladie, anciennement CMU). Une première. La loi de finances pour 2020 imposait par ailleurs un nouveau délai de carence de trois mois de séjour en situation irrégulière (sauf pour les mineurs) pour une demande d’AME.

« On est sur un cycle qui a débuté avec Mme Agnès Buzyn [alors ministre des solidarités et de la santé – ndlr] au printemps 2019, quand le président Macron a annoncé que la seconde partie de son quinquennat serait notamment consacrée à l’immigration. Le rapport de l’Igas et l’IGF sur l’AME est sorti en octobre, au moment où Emmanuel Macron a annoncé certains durcissements. Le décret du 30 octobre 2020 vient clore cette séquence », estime Didier Maille.

Des mesures « idéologiques » aux yeux de Delphine Fanget, qui rappelle les enjeux en termes de santé publique. « La santé de tous dépend de la santé de chacun. On parle de personnes présentant d’importantes vulnérabilités sociales et économiques. Il faut favoriser leur accès aux soins et au droit, ne pas créer un report dans nos hôpitaux déjà fragilisés à l’heure actuelle », conclut la chargée de plaidoyer de Médecins du monde.