Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Europe Solidaire Sans Frontières - Covid-19 : On pouvait savoir et agir... plus quelques autres questions avec ou sans réponses

Mai 2020, par Info santé sécu social

Corona chroniques 2
jeudi 21 mai 2020, par ROUSSET Pierre

Une première Corona Chronique a été publiée la semaine passée [1]. Rappelons que : le propre de cette chronique occasionnelle est d’être un mélange de notes, de sources et citations, souvent longues, de renvoi à des articles jugés pertinents à un moment où, en France, la principale mesure d’endiguement de la pandémie (le confinement) est progressivement levée ; et alors que demeurent de nombreuses incertitudes.

Sommaire
Que pouvions-nous prévoir (...)
Un « débat » lunaire sur (...)
Partout dans le monde ?
Les particularités de capitalis
Cachez-moi ces vielles et (...)
Existe-t-il des pistes (...)
Contrairement à ce que les autorités françaises ont maintes fois répété :

• Dès janvier 2020, il était possible d’en savoir assez pour agir vite et fort face à la menace d’une épidémie que l’on nomme aujourd’hui Covid-19, provoqué par un nouveau coronavirus très dangereux (SARS-CoV-2).

• Tous les pays n’ont pas suivi la même trajectoire que la France, tout ne s’est pas passé partout de la même façon. La France fait partie d’un groupe de pays développés (au sens large du terme) où la faillite de l’Etat a été particulièrement profonde.

Que pouvions-nous prévoir ?
Telle est la question préalable.

Les autorités françaises balaient d’un revers de la main toute critique faite, depuis mars à leur encontre : avec le recul, disent-elles, il est trop facile de rejouer le match.

Il y avait certes beaucoup de choses que l’on ne savait pas sur cette maladie, qui surprend encore.

En janvier, cependant :

• On savait que Wuhan (plus de 60 millions d’habitants) était isolée, soumise à un confinement très dur, et que les déplacements de population à l’occasion du Nouvel An lunaire diffusaient le virus.

• On savait qu’il y avait des morts et que les services de santé étaient mis à mal par la puissance de la vague épidémique. On savait aussi que le nombre réel de morts était plus important que ce qu’en disait Pékin.

• On savait que l’on avait à faire à un nouveau coronavirus, séquencé, 2019-nCoV, susceptible de muter.

• On savait que le virus avait commencé à circuler sur le plan international, atteignant notamment la France, parce que l’épidémie n’avait pas été tuée dans l’œuf.

• On savait que les conditions initiales d’une pandémie étaient présentes et qu’elle pouvait s’étendre à une vitesse beaucoup plus grande que par le passé vu la densité des échanges internationaux à l’heure de la mondialisation capitaliste et vu la place centrale que la Chine occupe dans ce système.

Nous avons reproduit sur notre site, le 27 janvier 2020, un premier article de Frank Cantaloup sur cette question. Tout en restant prudent sur la virulence du nouveau coronavirus, il résumait bien les enjeux de la situation :

Citation : Frank Cantaloup, 27 janvier 2020 [2] :

Grande biodiversité de l’Asie, proximité sociale et culturelle entre les hommes et les animaux sauvages réservoirs de virus, gigantesques mégalopoles, circulation rapide des hommes et des marchandises, défaillances des systèmes de santé publique, autorités qui détournent les regards de pratiques interdites comme la vente d’animaux sauvages, et une mutation qui permet qu’un nouveau coronavirus saute la barrière d’espèce et se transmette à l’homme, menaçant de faire le tour du monde.

(...) Pour vaincre le coronavirus, pas d’antibiotique, il ne s’agit pas d’une bactérie. Pas de vaccin ou d’anti-viral efficace. Comme dans toutes les épidémies interhumaines de ce type, l’information diffusée rapidement à l’ensemble de la population, les mesures barrières (masque, lavage des mains), l’isolement des malades, leur transport direct vers les services spécialisés sans passer par des urgences saturées, le suivi rapproché des personnes qui ont été en contact avec les malades pendant au moins les 7-14 jours de l’incubation, la protection stricte du personnel médical en contact avec les malades, sont les seuls moyens d’éviter la propagation de la maladie et ainsi d’éteindre l’épidémie. (...)

Selon l’importance que l’on accorde aux dépenses de santé, selon que l’on privilégie la transparence et la santé des populations ou qu’on essaye de protéger d’abord la circulation continue de marchandises et de salariés nécessaires à l’économie capitaliste pour continuer à produire de la valeur, la propagation de l’épidémie, la mortalité parmi le personnel soignant sera très différente, comme l’ont montré les profils très différents de l’épidémie de SRAS de 2003 à... Toronto et à Vancouver. Car il n’y a pas qu’en Chine que les dirigeants ont manqué de transparence ! A Vancouver, quand un malade du SRAS arrive de Hong Kong, l’information d’une épidémie de SRAS en Chine est largement connue grâce à un système d’alerte mis en place dans le cadre de la lutte contre la pandémie grippale. Le personnel médical, informé et formé isole le patient en 15 minutes. Aucune nouvelle contamination. A Toronto, à l’arrivée d’un autre malade de Hong Kong, dans des urgences surchargées, sans information des médecins sur une alerte coronavirus, il faudra 21 heures avant que le malade ne soit isolé. Familles de malades infectés, personnels touchés, hôpitaux débordés, chambres d’isolement à pression négative insuffisantes. L’épidémie canadienne commence. Mais il y a pire. Rapidement, tout à leur volonté de limiter les conséquences du SRAS sur le tourisme et l’économie, les dirigeants de Toronto déclarent l’épidémie finie, lèvent les restrictions. Et une deuxième vague de l’épidémie redémarre à Toronto. 252 cas au total ! De même l’OMS, liée par ses financements au bon vouloir des Etats, a été accusée d’avoir réagi trop tard. Dès le 12 mars, la Direction générale de la Santé française alertait les voyageurs de retour de Hong Kong. Mais ce n’est que le 2 avril que l’OMS déconseillera les voyages vers Hong Kong où est née l’épidémie. Souvenons-nous aussi qu’en mars 2018, une patiente était morte au CHU de Poitiers, d’une autre maladie très contagieuse, la rougeole, après être passée par des urgences saturées, débordées, sans mesures de prévention, sans distribution de masques aux malades qui attendent dans les couloirs, sans information des personnels. L’Agence régionale de santé avait du reconnaitre que « cinq personnes ont pu contracter la maladie au contact d’un autre patient au CHU de Poitiers ». La grève des urgences ne fait que souligner la grande misère et l’impréparation de notre système de santé.

Sida, coronavirus, ebola, zika, dengue hémorragique. Entre mondialisation capitaliste, réchauffement climatique, mégapoles et systèmes de santé inégalitaires, nous vivons le retour des épidémies. Rien qu’en 2019, l’Asie aura connu plus de d’1,3 million de cas de dengue, saturant les hôpitaux, ponctionnant les ressources des plus modestes. Un nouveau virus est né. Dans un monde global où tout circule plus vite, il sonne comme un rappel pour une solidarité globale, car les virus se rient des frontières, et se développent grâce aux inégalités, aux injustices, à l’absence de pouvoir sur nos vies.

Fin de citation.

La situation en Chine, l’expérience passée, le contexte mondial présent... Que fallait-il savoir de plus pour agir ? Fort et vite.

* * * *

Pour ma part, je n’ai ni formation médicale ni accès à la littérature médicale, et je n’aurais pas pu rédiger un article comme celui cité ci-dessus. Mais je suivais depuis longtemps les questions chinoises. Analyser ne suffisait pas. Il fallait alerter, agir. Le sentiment d’urgence aidant, j’ai donc pris à mon tour la plume.

A la relecture, cet article, publié le 12 février, est évidemment daté et pêche par beaucoup d’« à peu près ». Ce n’est pas un brûlot gauchiste, il vise avant tout à informer (qu’est-ce qu’un coronavirus ?, les symptômes de la maladie, à qui téléphoner...). Il n’est pas alarmiste non plus quant à la situation en France à la fin janvier (en fait, il sous-estime l’approche de l’épidémie). Mais, inquiet sur les suites, je sonne le tocsin et présente des conseils pratiques au cas où, en commençant par expliquer... la fonction des masques (chirurgicaux et protecteurs). Puis j’insiste sur une « leçon chinoise » : tout retard dans la lutte contre le nouveau coronavirus se paie très cher et la France n’est pas immunisée contre ce risque.

Citation : Pierre Rousset, 16 février 2020 [3] :

La Chine offre la seule « base de données » sur laquelle travailler pour comprendre les origines [8] et la dynamique de l’épidémie, une question décisive ; or, si les centres de recherches chinois ont partagé le séquencement du Covid-19 (...), le gouvernement ne fournit pas un historique complet et fiable de l’épidémie. On le sait aujourd’hui avec certitude [9].

L’OMS et l’ONU ont salué la « transparence » du gouvernement chinois et son combat contre l’épidémie ; mais on quitte ici le domaine de l’information médicale pour entrer en politique. Sachant que Pékin a été tout sauf transparent, ces déclarations ont été vertement critiquées. Cela nous rappelle que l’OMS et un organisme intergouvernemental et en subit les contraintes. Vue l’importance de ses contributions financières, le poids de la Chine est considérable au sein des institutions internationales. Il ne faut pas l’oublier. L’OMS reste, bien entendu, une source médicale indispensable en cas d’alerte santé.

Pour diverses raisons, les données officielles chinoises concernant l’historique de l’infection, le nombre de malades, le taux de guérison ou de mortalité ne sont pas fiables.

Il est possible qu’un nombre significatif de personnes touchées par une forme bénigne de la maladie n’aient pas jugé nécessaire de se déclarer malades, jugeant leur état banal.

La deuxième raison est d’ordre politique. Le pouvoir a tenté au moins un mois durant de cacher l’information, jetant en prison des lanceurs d’alerte, comme le docteur Li Wenliang, aujourd’hui décédé après avoir été lui-même infecté par Covid-19 (il est célébré dans la population comme un héros et un martyr). L’OMS n’a été donc été elle-même avertie qu’avec beaucoup de retard, puis Pékin a pesé de tout son poids pour qu’elle tarde à décréter une urgence internationale, de peur notamment des possibles conséquences économiques. Aujourd’hui encore, le régime chinois interdit à l’Organisation mondiale de la Santé de travailler avec Taïwan, considérée comme une province chinoise.

D’autres raisons tiennent au système de santé chinois. Les centres de santé locaux n’ont ni le personnel formé ni les moyens techniques pour faire face à une épidémie de ce genre. Il n’y a pas assez de kits permettant de tester les malades. Les hôpitaux de pointe sont privés, chers, et les inégalités face à la maladie très grandes. Aujourd’hui, l’Etat prend certes en charge les frais d’hospitalisation pour les victimes du coronavirus, encore faut-il être officiellement reconnu tel.

Dans la province du Hubei, l’ensemble du système de santé est actuellement en crise. Les hôpitaux sont noyés sous la vague de coronavirus au point qu’ils ne peuvent plus traiter les autres patients, parfois même quand ils risquent de mourir en l’absence de soins. [10].

Si l’alerte avait été lancée dès novembre 2019 et des mesures avaient été prises immédiatement, il est possible, voire probable, que le risque d’épidémie ait été tué dans l’œuf [11].

Les protestations se multiplient en Chine même [12] et sur le plan international contre un régime autoritaire, le contrôle social qu’il exerce, l’absence et transparence et la répression du droit d’expression. Ces critiques sont parfaitement justifiées.

La question que l’on doit cependant se poser est : n’avons-nous aucune leçon à tirer du désastre chinois ? Nos « démocraties » sont-elles protégées de tels errements ?

Depuis un an en France, les personnels hospitaliers de toutes catégories ne cessent de dénoncer l’effondrement du service de santé public et manifestent pour le défendre. Cette question n’est pas moins importante en Grande-Bretagne [13] ou aux Etats-Unis [14], pour ne mentionner que ces pays.

En France, pour des raisons d’incompétence, de corruption, de subordination aux lobbies (Big-Pharma, BTP, automobile…), d’autoprotection, d’étouffement judiciaire, les scandales sanitaires se sont succédé : amiante, diesel, médiator…

Les autorités ont plus d’une fois menti, comme ce fut le cas après la catastrophe de Tchernobyl, prétendant que le « nuage » radioactif n’avait pas atteint la France. Elles ont sciemment renoncé à se donner les moyens de suivre des populations à risque, comme les intérimaires du nucléaire civil ou les victimes des essais nucléaires militaires. Cela a encore été le cas lors de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen : le gouvernement a refusé d’effectuer massivement des prises de sang alors que le précédent de Seveso (Italie) avait montré que c’était la seule façon de pouvoir ultérieurement évaluer l’impact de telles pollutions chimiques multiples.

La « leçon chinoise », c’est bien qu’en France aussi il faut reconsolider, sans plus attendre, le service de santé publique dans l’ensemble du territoire, au lieu d’annoncer que l’on devra, en cas d’épidémie, « faire avec », à savoir avec un nombre très limité de salles de soin à pression négative (l’air peut y entrer, pas en sortir), puis en isolant des malades dans des chambres en hôpitaux et, une fois les services débordés, en confinant les patients les moins gravement touchés (?)… chez eux, en famille… [15]. En l’état actuel, nous ne sommes plus en capacité de faire face à une grave pandémie tout en continuant à soigner correctement toutes celles et ceux qui le doivent.

La montée de la pauvreté, des inégalités et de la précarité, le délitement du tissu social ont à leur tour des incidences sur la résistance d’une société aux épidémies.

La multiplication des échanges internationaux favorise la diffusion des maladies contagieuses.

L’ordre néolibéral érode de plus d’une façon les capacités de défense de nos sociétés.

Fin de citation.

Je ne m’en tiens pas là. Dans mes réseaux, je demande que l’on promeuve les conseils de protection et je préviens que les réunions internationales peuvent être dangereuses et doivent être suspendues. Avec mes camarades européens, on prévient nos partenaires latino-américains que la pandémie (dont ils ne voient pas encore les effets) doit être prise très au sérieux. Nous insistons notamment sur l’importance des stocks stratégiques d’Etat pour s’y préparer.

Je me sens donc parfaitement en droit de critiquer la passivité du pouvoir en France.

Un « débat » lunaire sur l’utilité des masques
Longuement traitée dans ma première Corona Chronique, la question des masques ne cesse de rebondir. Décider quand et où mettre en œuvre le port de masques s’appuie sur une appréciation concrète du développement de l’épidémie, mais la question de principe sur l’utilité des masques face à toute maladie infectieuse se transmettant notamment) par voie aérienne est tranchée depuis belle lurette. Avec d’autres mesures (lavage des mains, distanciation physique, dépistage, tests, isolement des malades...), ils constituent l’un des piliers de la politique sanitaire. Cela devrait aller de soi.

En voulant faire de nécessité (l’absence de masques) vertu, les autorités françaises ont semé une confusion redoutable. En ne voulant pas poser la question de la gratuité des masques (qui devrait accompagner la généralisation de leur port), elles continuent à nourrir l’ambiguïté.

Or, des Etats-Unis à l’Allemagne, des mouvements mettent agressivement en cause l’utilité du port des masques. Ce qui se passe outre-Rhin doit être pris comme un très sérieux avertissement.

Citation : La rédaction de Mediapart, 18 mai 2020 [4]

Plusieurs milliers de personnes ont de nouveau manifesté, samedi, pour dénoncer les restrictions liées au Covid-19. La mobilisation, entretenue en partie par des extrémistes et des conspirationnistes, gagne du terrain, dans un pays où le confinement a pourtant été bien moins strict qu’ailleurs. (...)

Pourtant, selon une frange de l’opinion, ce déconfinement ne va pas assez vite, pas assez loin, et, d’ailleurs, les restrictions décidées par le gouvernement fédéral et les Länder dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 n’auraient jamais eu lieu d’être. Comme chaque semaine depuis mi-avril, plusieurs milliers de manifestants se sont rassemblés samedi, dans une vingtaine de villes, pour dénoncer ce qu’ils appellent la « Corona-Diktatur ».

À Stuttgart, l’un des principaux foyers de la contestation, 5 000 participants, soit le nombre maximal autorisé par les autorités, ont répondu à l’appel de deux organisations nouvellement créées, « Querdenken » (« Anticonformiste ») et « Widerstand 2020 » (« Résistance 2020 »). Ceux-ci étaient encore 1 500 à Francfort, plusieurs centaines à Berlin et à Hambourg.

« Il n’y a aucune preuve que le port du masque aide en quoi que ce soit », a affirmé à l’AFP Markus Windebrandt, 43 ans, venu défiler à Munich. Les restrictions de mouvement qui subsistent dans le pays « servent à remplir un dessein qui n’a rien à voir avec la santé », a estimé un autre, Gerion. « Sous couvert de lutte contre la pandémie, qui a vraiment baissé en Allemagne, des lois d’exception contournent la Constitution », a accusé Sabine, 50 ans, à Dortmund.

Trois déclarations, parmi d’autres, qui témoignent de la nature hétéroclite des revendications des protestataires, assemblage inédit de militants extrémistes, de théoriciens du complot, d’ésotériques, d’opposants aux vaccins…, voire de personnes sincèrement inquiètes des menaces qui pèsent sur les libertés publiques.

Ces rassemblements anti-restrictions ne sont pas sans réveiller le souvenir du mouvement anti-islam Pegida, initié en 2014 à partir de manifestations spontanées et hebdomadaires à Dresde (Saxe), qui avait joué un grand rôle dans la montée dans les urnes d’Alternative pour l’Allemagne (AfD), devenue depuis la première force d’opposition au Bundestag. (...)

« Tout au long de cette crise, l’extrême droite a été cantonnée à un simple rôle de spectatrice. Voilà pourquoi ils veulent absolument un retour urgent à la normale », analyse la politologue Natascha Strobl. (...)

(...) Thomas Kemmerich, qui avait déclenché l’un des plus grands scandales politiques d’après-guerre outre-Rhin en étant élu ministre-président de la région de Thuringe avec les voix de l’AfD, a pris la parole lors d’un rassemblement réunissant militants d’extrême droite et complotistes dans la ville de Gera. Il y a été accueilli comme « le seul ministre-président légitime » et n’a jamais contredit ce propos devant l’auditoire. (...)

Outre des violences commises contre des policiers ou des journalistes, deux aspects inquiètent particulièrement les autorités fédérales. Dès les premières manifestations à Berlin, des messages antisémites ont été aperçus, accusant par exemple Rockefeller et Rothschild d’avoir « inventé le coronavirus » ou comparant le port du masque avec celui de l’étoile jaune.

Pour Felix Klein, commissaire du gouvernement pour la lutte contre l’antisémitisme, « il n’est pas surprenant que les théories antisémites fleurissent à nouveau dans la crise actuelle ». « On reprochait aux Juifs les épidémies de peste, on les accusait d’empoisonner les puits », rappelle-t-il dans le quotidien Süddeutsche Zeitung.

L’autre composante est le succès des théories complotistes, avec une fréquentation en nette augmentation, à la faveur du confinement, de contenus conspirationnistes sur la plateforme de vidéos YouTube ou l’application de messagerie instantanée Telegram. (...)

L’hebdomadaire Der Spiegel a consacré une longue enquête à trois célébrités « qui atteignent des millions de personnes avec leurs folles théories sur la pandémie de coronavirus » : le cuisinier végane Attila Hildmann, qui assène que la chancelière est coupable de « haute trahison » et que le milliardaire américain Bill Gates, qui a annoncé vouloir investir dans la recherche pour un vaccin contre le Covid-19, est un « sataniste » ; le chanteur Xavier Naidoo, qui voit le monde menacé par de puissants méchants qui consomment le sang des enfants pour assurer leur domination ; l’ancien présentateur de la radio publique RBB Ken Jebsen, pour qui la République fédérale n’est qu’un « simulacre de démocratie » et qui a récemment créé son propre parti visant à rassembler les « sceptiques du coronavirus ».

« Le problème est que ces célébrités atteignent des groupes cibles que l’extrême droite établie n’atteindrait jamais », indique Julia Ebner, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue, à Londres. Ce faisant, « ils donnent une légitimité aux théories du complot ».

Fin de citation.

Il ne semble pas y avoir pour l’heure des développements de ce genre en France, mais...

Partout dans le monde ?
Le « débat » sur l’utilité des masques face à une maladie infectieuse se transmettant par voie aérienne, ainsi que sur l’utilité d’une réponse globale et rapide combinant un ensemble de mesures (incluant le dépistage) est d’autant plus lunaire que l’expérience présente ne laisse aucun doute à cet effet.

En Asie

Comme on l’a vu dans la première Corona Chronique, Hong Kong en a offert un exemple particulièrement frappant. La situation dans ce territoire laissait craindre le pire. Il n’y avait que quatre décès à l’heure où elle avait été écrite. L’un des facteurs qui expliquent ce paradoxe est que la population, éprouvée par l’expérience de l’épidémie de SARS de 2003, s’est immédiatement et spontanément masquée (à l’encontre des directives des autorités !). D’autres expériences asiatiques sont de même très pertinentes (Corée du Sud, Taïwan, Vietnam, Kerala...).

Au Vietnam, comme en témoigne dans le Nouvel Observateur Michael Sibony [5], grâce à une réaction immédiate, à une politique systématique de confinement temporaire (pendant deux semaines) des personnes revenant au pays et des personnes contaminées, en testant méthodiquement leur entourage, en favorisant le port du masque et des gestes barrière, le pays a pu limiter radicalement le nombre de cas avérés et, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas connu de décès Covid-19.

Cela n’empêche pas les autorités françaises d’avoir déclaré maintes et maintes fois que la situation française était la même « partout dans le monde ». Des semaines durant, le discours du pouvoir, et celui de Jérôme Salomon en particulier, a été d’une arrogance insoutenable à l’encontre des pays asiatiques dont nous avions tant à apprendre. Ils ont leurs cultures, disait-il, mais nous la nôtre et on est plus malin. Le temps passant, cette arrogance est devenue intenable. En Asie orientale, Sud-Coréen.es, Japonais.es, Vietnamien.nes se demandent sidérés comment les anciennes puissances coloniales peuvent se retrouver aussi démunies – la France, la Grande-Bretagne (ajoutons les Etats-Unis)…, à l’exception de l’Allemagne. Le leadership auquel prétend encore l’Occident en prend un sacré coup ! Et la France en particulier. Quel poids accorder à un pays désindustrialisé au point d’être incapable de produire des masques chirurgicaux et FFP2 ou 3, des blouses de protection, des respirateurs ?

Dans son témoignage cité ci-dessus, Michael Sibony relate cette scène tristement désopilante : avant son retour en France, il achète en gros masques et gels et doit expliquer à une pharmacienne effarée que tout ce qui est à disposition dans son officine s’avère introuvable dans l’ancienne métropole coloniale.

En Europe

On a beaucoup parlé de l’Allemagne. Cependant, l’exemple de la Vénitie est aussi pertinent.

Citation : Andrea Crisanti, Jérôme Gautheret, 10 mai 2020 [6]

Revenu en Italie en octobre 2019, [Andrea Crisanti], ancien professeur de l’Imperial College London, (...) a mis sur pied, à rebours des opinions dominantes, une stratégie originale de lutte contre l’épidémie qui a sans doute permis à sa région d’éviter le pire.

Quand les premiers cas de patients positifs au Covid-19 ont été détectés, le 20 février, dans la province de Lodi (Lombardie) et à Vo Euganeo, en Vénétie, Andrea Crisanti [a contacté le] président de la région Vénétie, Luca Zaia, et (...) l’a convaincu de suivre son plan d’action. (...)

« La première chose que nous avons faite, après avoir mis en place la “zone rouge”, ça a été de tester l’ensemble de la population, détaille le chercheur. Nous avons trouvé 73 positifs, dont près de la moitié n’avaient pas de symptômes. C’était une très mauvaise nouvelle, car évidemment les asymptomatiques sont les plus dangereux en matière de contagion, vu qu’ils ne se sentent pas malades. Pour stopper la contagion, il faudrait donc remonter les chaînes de transmission, tester les voisins, les collègues, les amis d’un malade, et même tous ceux qui pensent seulement qu’ils ont pu avoir été en contact… L’idée générale était d’utiliser les tests dans un processus dynamique, comme un instrument de contrôle autant que de diagnostic. »

Dans le même mouvement, tandis que le foyer initial était circonscrit, Andrea Crisanti conseille de porter un effort particulier sur l’hôpital de Padoue. « Avec plus de 1 800 lits, c’est le plus grand hôpital d’Italie. Si l’épidémie s’y était déclarée, comme c’est arrivé en Lombardie, ça aurait été un désastre, le virus serait devenu incontrôlable », souligne le chercheur. « Donc nous avons décidé qu’il fallait tester tout le monde, les soignants comme les malades entrant dans les unités, et, pour les opérateurs sanitaires, recommencer toutes les deux semaines. »

Dans la confusion des premiers jours de la crise, cette stratégie reçoit plus de critiques que d’éloges, mais elle porte vite ses fruits. Alors que la contagion semblait au départ aussi forte en Vénétie qu’en Lombardie, celle-ci recule, plus vite qu’ailleurs. Avec un peu plus de 18 000 cas recensés (et 1 666 décès au soir du 11 mai), le bilan reste lourd, mais sans commune mesure avec les 15 000 morts recensés en Lombardie – le bilan officiel de la protection civile est pour l’heure de 30 739 décès au niveau national. D’autant plus que nombre des morts recensés en Vénétie sont plus liés à la proximité de la Lombardie qu’au foyer originel. Venise, par exemple, ne compte plus que quatre patients hospitalisés, et aucun n’est en soins intensifs.

A l’échelle de cette région de moins de 5 millions d’habitants, près de 450 000 tests ont été réalisés depuis le début de la crise. C’est presque autant qu’en Lombardie, une région deux fois plus peuplée. « Il faut souligner que la région était sans doute mieux préparée qu’ailleurs. Ces dernières années, la Vénétie a été le plus important foyer de fièvre du Nil occidental en Europe, ce qui a donné quelques automatismes », avance Andrea Crisanti pour expliquer l’exceptionnelle réactivité de l’ensemble des opérateurs sanitaires locaux. Aujourd’hui, on ne recense plus qu’une poignée de cas par jour, ce qui a incité le président de la région, Luca Zaia, à se placer en première ligne des partisans de la fin du confinement, qui ont obtenu du gouvernement Conte la possibilité d’accélérer notamment la réouverture des hôtels et des restaurants, dès le 18 mai.

Après avoir permis de calmer la propagation de l’épidémie, la stratégie de tests généralisés est désormais considérée comme l’instrument indispensable de la « phase 2 ». « Ce qu’il faut, c’est être prêt à concentrer toutes nos capacités de tests si un autre foyer se déclare », poursuit le microbiologiste. « Aujourd’hui, au niveau national, on fait plus de 60 000 tests par jour. Cela veut dire qu’en cinq jours, on peut tester une ville de 300 000 habitants. Bien sûr, je suis comme tout le monde, j’espère le meilleur, mais cela n’empêche pas de se préparer pour le pire. »

Fin de citation.

La politique des tests n’est pas indispensable seulement en période de déconfinement. Elle l’était tout autant durant la phase initiale de l’épidémie. Les autorités françaises ont dit l’inverse, encore une fois pour cacher leur impotence.

Les particularités de capitalisme français et du macronisme
Des considérations générales ne suffisent pas à expliquer l’ampleur de cette faillite française. L’ordre néolibéral et la mondialisation capitaliste se sont imposés (quasiment) dans le monde entier. Il faut s’attacher aussi aux spécificités propres à chaque pays et ne pas s’en tenir à des généralités : le degré de centralisation ou de décentralisation de l’Etats n’explique rien en soi : dans les deux cas, certains font partie des très mauvais élèves, d’autres des relativement bons.

Le macronisme

Le régime français fait partie des pires, ce que montre Henri Wilno en restituant l’historique de la faillite de l’Etat. A lire en intégralité.

Citation : Henri Wilno, 10 mai 2020 [7]

Face au coronavirus, le gouvernement français impulsé par le président Emmanuel Macron et directement dirigé par le premier ministre Edouard Philippe a été un tissu d’incompétences, de mensonges, d’hésitations tandis qu’a été mis en place un état d’exception sanitaire comprenant à la fois des mesures de lutte contre la pandémie et des dispositions attentatoires aux libertés et aux dispositions du Code du travail.

Trois éléments de contexte sont importants pour comprendre la situation. Il y a d’abord une gestion budgétaire gouvernée par l’austérité qui perdure depuis de longues années, que soient au pouvoir la droite ou la « gauche ». La compression du budget de la santé a frappé durement les hôpitaux avec la fermeture ou le démantèlement des services, des réductions de personnel, et la suppression de nombreux lits. Depuis plus d’un an, le gouvernement restait sourd aux revendications des agents des EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et des hôpitaux. Pourtant, il y a plusieurs mois, une banderole dans une manifestation de personnels de santé avertissait : « Vous comptez vos sous, demain vous compterez nos morts ». La question des masques médicaux illustre aussi la gestion gouvernementale. (...) En fait, l’hypothèse des néo-libéraux était que l’Etat n’avait pas besoin d’un stock stratégique : si une nouvelle épidémie se produisait, on en trouverait toujours et à bon marché en Chine.

Deuxième élément, les conséquences de la mondialisation capitaliste sur la production de médicaments. Depuis des années, on constatait des ruptures d’approvisionnement de divers médicaments, même très basiques. Plusieurs rapports (de l’Académie de pharmacie en 2013 et du Sénat en 2018) avaient alerté sur la dépendance des importations quant aux matières actives utilisées dans l’industrie pharmaceutique L’Etat français soucieux avant tout de jouer le jeu du marché et de ne contrarier en rien les entreprises avait assisté sans intervenir au dépérissement et à la fermeture de diverses unités de production : de la substance active du doliprane, de masques médicaux et de bonbonnes d’oxygène médicale. Les matériels et substances nécessaires aux tests ne sont quasiment plus produits en France.

Troisième élément : la nature du pouvoir sous Emmanuel Macron. Celui-ci avait obtenu au premier tour des présidentielles de 2017 les vois de 18% des inscrits et n’avait dû son élection surtout au rejet de Marine le Pen et à la crise des partis s’étant avant lui succédé au gouvernement : le Républicains (droite) et le PS. Macron s’était partagé entre la haute administration et la banque avant d’être nommé ministre par Hollande. Son rôle est surtout d’être le fondé de pouvoir du capital pour mettre fin à ce que celui-ci considère comme le « retard » français et, à cet effet, briser les résistances sociales. Pour ce faire, il a largement utilisé la police contre les quatre mouvements sociaux majeurs de sa présidence : contre l’« assouplissement » du Code du travail, « Gilets jaunes », contre la réforme de la SNCF (société publique de trains) et contre la réforme des retraites. Pour un tel personnage et son entourage de technocrates ou d’arrivistes (pour partie issus du PS), la santé est un coût et les malades (comme les chômeurs et les bénéficiaires de prestations sociales) des boulets pour le budget : ils sont donc peu préparés à gérer une crise sanitaire.

Fin de citation.

Emmanuel Macron a construit un système présidentiel très particulier avec la volonté de neutraliser des personnalités susceptibles de lui faire de l’ombre. Ainsi, Jean-Yves Le Drian qui était, du point de vue de l’Etat, un excellent ministre de la Défense, a été marginalisé au poste de ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Les membres du gouvernement n’ont pour la plupart pas ou peu d’expérience politique. Macron les a placés sous surveillance. Il est lui-même incapable de se hisser au-dessus de sa propre histoire : la finance et la gouvernance d’entreprise. Il n’a pas de formation scientifique (à la différence du couple Merkel). Concentré sur la contre-réforme des retraites et la préparation des municipales, est-il capable d’entendre les avertissements sur l’épidémie qui vient ? De toute évidence non. Pourtant, il est informé de tout.

Jérôme Salomon

Preuve de la continuité politique en matière sanitaire entre Macron et ses deux prédécesseurs, Jérôme Salomon est son conseiller durant la campagne présidentielle ; après l’élection, il garde son poste de directeur général de la Santé publique qu’il occupe depuis janvier 2018.

Ce médecin infectiologue a muté en haut fonctionnaire. Il a intégré en 2001 le cabinet de Bernard Kouchner dans le pôle se sécurité sanitaire. Il a été conseiller, chargé de la sécurité sanitaire en 2013-2015, attaché à Marisol Touraine, ministre de la Santé. Il sait donc tout du passé et du présent sanitaire de la France. Il a informé Emmanuel Macron, dont il est proche, que le système sanitaire français n’était pas préparé à faire face à une grave épidémie.

Quand la crise sanitaire éclate, Jérôme Salomon a beaucoup de choses à faire oublier. Il ment donc au point que, quand il dit une vérité utile, on en est tout surpris.

La personnalité de Macron, son histoire et les particularités de son présidentialisme contribuent au retard accumulé au début de l’épidémie.

La marginalité du ministère de la Santé

Autre facteur, la marginalité traditionnelle du ministère de la Santé dans la hiérarchie institutionnelle du pouvoir en France. L’article que consacre à cette question Nicolas Chevassus-au-Louis a été pour moi un révélateur.

Citation : Nicolas Chevassus-au-Louis, 9 mai 2020 [8]

Derrière le scandale des masques, il existe une vieille incapacité française : celle de se doter d’un ministère de la santé digne de ce nom.

D’un côté, un ministère de l’intérieur faisant appliquer fermement, au prix d’un million de procès-verbaux, les mesures de confinement. De l’autre, un ministère de la santé incapable d’équiper les personnels des hôpitaux, sans même parler de la population, en matériels de protection contre le virus.

L’État, aimait à dire Pierre Bourdieu, a deux bras : le droit, répressif ; et le gauche, social. Rarement l’État français se sera montré aussi peu ambidextre que dans le désastre actuel, qui met en évidence son incapacité historique, depuis un siècle et demi, à considérer la santé publique comme une question politique. Avec comme corollaire la faiblesse manifeste et très ancienne du ministère de la santé au sein de l’appareil gouvernemental.

(...)

Agnès Buzyn et Olivier Véran auront été respectivement huitième et sixième dans l’ordre protocolaire gouvernemental. Qu’il est loin le temps où le premier ministre britannique Benjamin Disraeli (1804-1881) s’exclamait à la Chambre des communes : « La santé publique est le fondement où reposent le bonheur du peuple et la puissance de l’État. […] C’est pourquoi j’estime que le souci de la santé publique est le premier devoir d’un homme d’État. »

Autre signe de la faiblesse du ministère de la santé, « ce tout petit microbe dans l’appareil d’État », selon l’ancien directeur général de la santé William Dab : durant la Ve République, ces questions ont presque toujours relevé de ministres qui s’occupent d’autres affaires (l’emploi, les affaires sociales, la famille, la solidarité, etc.), ayant sous leur autorité des ministres délégués ou secrétaires d’État chargés de la santé qui n’ont pas de budget propre et ne siègent pas au conseil des ministres.

Cette faiblesse remonte à la formation de la IIIe République. Pour le dire rapidement, cette dernière a échoué à faire pour la santé ce qu’elle est parvenue à faire pour l’école. (...)

[l]e Conseil national de la Résistance, qui a établi un superbe programme dit des « Jours heureux » pour la reconstruction de la France, ne prévoit rien en matière de santé… sauf, et ce n’est pas rien, la création d’une assurance-maladie obligatoire dans le cadre de la Sécurité sociale.

La Sécurité sociale telle qu’elle est alors conçue est une institution paritaire, gérée conjointement par les représentants des salariés et du patronat…, qui échappe donc au ministère de la santé. S’ensuivent deux conséquences. La première est que la Sécu rembourse les consultations des médecins privés. Le système mis en place en France à la Libération s’est refusé à faire des médecins des fonctionnaires d’État, au même titre par exemple que les enseignants, comme le faisait alors le Royaume-Uni en créant en 1948 son National Health Service, dont on dit qu’il est, 70 ans après sa création, aussi populaire que la reine, qui en connut la naissance. Le ministère de la santé français, en renonçant à la création (sauf exception, comme pour le travail ou les établissements scolaires) d’un corps de médecins fonctionnaires, en perd une part de son importance au sein de l’appareil d’État.

La seconde conséquence de la création de la Sécu est que des initiatives de l’assurance-maladie, par exemple en termes de prévention des maladies, échappent à la tutelle du déjà fragile ministère de la santé publique, devenu à la Libération également celui de la population. (...)

Le nerf de la guerre, à savoir le financement de la santé par l’assurance-maladie, reste sous la tutelle du ministère des finances. Il a fallu tout le poids politique d’une Simone Veil, dans le gouvernement Balladur de 1993 à 1995, pour obtenir de voir rattacher les « affaires sociales », donc l’assurance-maladie, au ministère de la santé.

Ce dernier obéit de surcroît à une étonnante singularité dans le paysage gouvernemental français : il ne dispose pas de sa propre capacité d’analyse (...) [et] s’en remet le plus souvent aux experts extérieurs, en particulier les pontes médicaux. On l’a assez vu lors des premières déclarations d’Emmanuel Macron déclarant s’en remettre aux recommandations d’un conseil scientifique réputé extérieur… ou rendant ostensiblement visite à un Didier Raoult pourtant massivement rejeté par la communauté médicale. Imagine-t-on un ministre des finances, de l’intérieur, de l’armée ou des affaires étrangères rendre publiquement visite à un quidam avant de prendre des décisions engageant l’avenir du pays ?

(...)

De sang contaminé en vache folle, en passant par le Mediator, des scandales à répétition ont montré les carences criantes de l’administration française en matière de santé publique. La réponse gouvernementale a le plus souvent consisté en la création d’agences (administrativement) indépendantes chargées de veiller sur tel ou tel aspect de la politique sanitaire, ce qui revenait là encore à affaiblir un ministère déjà si faible. À la suite du scandale des décès massifs de personnes âgées durant la canicule de 2003, l’État a également entrepris de se doter de bras armés territoriaux en créant les agences régionales de la santé (ARS)… qui ont largement démontré dans l’actuelle crise leurs limites. En France, le ministère de la santé reste à inventer.

Fin de citation.

Le capitalisme français et la désindustrialisation

Autre particularité française que l’on paie aujourd’hui au prix fort : l’ampleur de la politique de désindustrialisation que Claude Serfati analyse, notamment, dans l’article cité ci-dessous.

Citation : Claude Serfati, 1er avril 2020 [9]

[La] catastrophe sociale vient sur le devant de la scène en raison de l’épidémie de coronavirus. Elle n’est toutefois qu’un maillon dans la longue chaîne des liquidations d’entreprises qui produisent en France des biens vitaux. Dans l’industrie médicale, les fermetures d’usine et les relocalisations d’activités à l’étranger ont eu pour conséquence un accroissement gigantesque du déficit commercial (exportations moins importations) du secteur ‘Instruments à usage médical, optique et dentaire’ (figure 1).

A titre d’illustration de ces défaillances industrielles, on peut rappeler que dans les années 1980, la Compagnie Générale de Radiologie (CGR), filiale de Thomson-CSF (aujourd’hui Thales), était en position de quasi-monopole mondial dans l’imagerie médicale. Nul besoin d’être énarque, comme l’était son PDG, Alain Gomez, pour comprendre que la croissance des prescriptions d’examens médicaux fondés sur ces technologies serait importante. Mais Thomson-CSF était un des grands groupes de l’armement, et c’est dans l’armement que les rentes de situation pour le groupe étaient garanties. La CGR fut donc vendue au groupe américain GE (General Electric).

Le résultat est là. En 2019, la France importait 75% des appareils de diagnostic par visualisation à résonance magnétique des Etats-Unis et le solde commercial de ce type de biens est déficitaire, comme le sont d’autres instruments médicaux de diagnostic, par exemple aujourd’hui les tests de diagnostic du Covid-19.

Le secteur des instruments médicaux n’est pas le seul à accumuler les déficits. En fait, depuis les années 2000, la plupart des secteurs industriels sont dans la même situation. Résultat : le déficit de la balance des biens manufacturiers ne cesse de se creuser (figure 2). Même l’industrie automobile, un point fort traditionnel, affichait en 2019 un déficit de 15 milliards d’euros, alors que son excédent était de 11 milliards en 2000. Et pas d’excuse sur le coût du travail : en 2019, le déficit de nos échanges avec les pays de la zone euro était plus important que celui enregistré avec toute la zone Asie.

Le désintérêt pour l’industrie manufacturière est l’aboutissement de dizaines d’années d’actions concertées des gouvernements et des dirigeants de grands groupes industriels français. Leur complicité est d’autant plus grande qu’ils sont formés dans les mêmes grandes écoles (Polytechnique, ENA). Ils passent sans aucun souci de postes de haut-fonctionnaires au sein de l’appareil d’Etat à la direction des grands groupes industriels et bancaires et, dès que l’opportunité politique se présente, ils retournent dans l’appareil d’Etat. Le capitalisme de connivence, d’endogamie et de conflits d’intérêts [1] est bien installé en France. Sur l’ensemble des directeurs généraux et présidents français du conseil d’administration qui dirigent aujourd’hui les groupes du CAC 40, près de la moitié a également travaillé dans les grandes institutions de l’Etat [2].

Installés à la direction des grands groupes, ces capitalo-fonctionnaires expliquent aux salariés que les contraintes de la ‘mondialisation’ justifient les fermetures de sites. Lorsqu’ils sont aux commandes de l’Etat, ils expliquent que l’Etat ne peut rien contre ces contraintes. (...)

Pile, les salariés perdent, face les capitalo-fonctionnaires gagnent, telle l’actuelle ministre du Travail, M. Pénicaud, qui, bien que non-énarque, a réalisé 1,13 million d’euros de plus-value sur les stock-options en tant que Directrice générale des ressources humaines chez Danone, au moment où le groupe supprimait 900 emplois de cadres, dont 230 en France [3]. Ces gigantesques revenus sont justifiés, nous dit-on, car ce sont les « premiers de cordée », traduction présidentielle de la théorie économique dominante. Celle-ci nous enseigne que les individus sont rémunérés en fonction de leur productivité (marginale, pour les spécialistes), c’est-à-dire en fonction de leur contribution à la création de richesses. Ceux qui captent des revenus démesurés sont donc démesurément utiles à la société. Les soignants, enseignants, cheminots, routiers et les caissières, livreurs et tous les « invisibles » (pour les éditocrates des plateaux TV) savent donc pourquoi ils sont mal payés.

Les capitalo-fonctionnaires sont parfois appelés par complaisance « capitaines d’industrie » alors qu’ils n’ont rien à voir avec les entrepreneurs « héroïques » imaginés par l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950). Leur stratégie industrielle a été résumée par Serge Tchuruk d’Alcatel le 26 juin 2001, dans une réunion organisée par le Wall Street Journal pour les investisseurs financiers : « Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usine »[4]. Résultat : entre 2000 et 2005, les effectifs mondiaux d’Alcatel ont été divisés par deux, passant de 113’400 à 57’700. Le naufrage a continué jusqu’à la disparition d’un groupe qui figurait parmi les « fleurons industriels nationaux »[5]. Au début des années 1970, Alcatel avait pourtant reçu clés en main plusieurs innovations radicales, dont le premier commutateur numérique de télécommunication conçu dans le monde, mises au point dans le laboratoire de France-Télécoms (le CNET) .

A partir des années 1990-2000, les groupes industriels français ont fortement internationalisé leurs activités mais contrairement aux groupes allemands, ils l’ont fait en fermant des sites de production sur le territoire national. En 2017, les grands groupes français employaient en France 605 000 salariés de moins qu’en 2013, soit une chute de 12% de leurs effectifs[6]. Ils ont en revanche rapatrié de plus en plus de dividendes de l’étranger, ce qui ravit leurs actionnaires. Les comparaisons internationales montrent d’ailleurs que les groupes français étaient en 2019, les champions européens du versement des dividendes aux actionnaires (60 milliards d’euros distribués). Ainsi, la stratégie d’internationalisation des grands groupes français se traduit par un « effet de ciseaux » qui s’ouvrent de plus en plus (figure 2). Elle crée un écart croissant entre l’emploi et la production manufacturière qui se détériorent et le versement des dividendes qui prospère[7].

Une autre dimension du « capitalisme à la française » est nécessaire pour comprendre l’incapacité actuelle à produire des biens essentiels, dont certains s’avèrent vitaux aujourd’hui. Depuis les années 1960, la politique industrielle de la France a été surdéterminée par des objectifs militaires [8]. Le lancement de grands programmes nucléaires, aéronautiques et spatiaux s’explique par les considérations stratégiques qui n’ont pas changé, quelles que soient les alternances politiques. La polarisation sur ces industries a même augmenté dans la fin des années 2000.

(...)

Produire des armes est le résultat de décisions politiques, et celles-ci-ci se lisent dans les choix budgétaires des gouvernements français. Entre 2007 et 2017, les dépenses de sécurité/police (+39,4%) et de défense (+31,5%) ont augmenté à un rythme nettement supérieur aux dépenses à finalité sociale. Par exemple, elles ont été deux fois plus rapides que celle des dépenses d’enseignement (+16,1%). Au cours de la même période, les dépenses de l’Etat destinées aux logements et équipements collectifs ont baissé en valeur absolue. (...) Pendant que l’industrie civile française perd pied dans la concurrence internationale, les exportations d’armes guident la diplomatie du pays. (...) Le quasi-doublement des ventes d’armes par la France aurait été impossible sans les choix budgétaires et de politique industrielle effectués depuis des décennies. Dans le contexte de dégradation géopolitique mondiale, le boom des ventes d’armes aurait également été impossible sans l’intensification des interventions militaires de la France en Lybie (2011), au Mali puis au Sahel (2013) ainsi qu’au Moyen-Orient. En réalité, la France est avec les Etats-Unis le pays développé dans lequel l’interaction entre l’influence économique et la puissance militaire est la plus forte, avec évidemment le fait que les deux pays ne concourent pas dans la même catégorie.

Fin de citation.

Cachez-moi ces vielles et ces vieux
Lors de ses conférences de presse préparatoires au déconfinement, Edourd Philippe a déclaré que les personnes « fragiles » savaient qu’elles l’étaient et qu’il était de leur responsabilité de se protéger. Comment, il ne l’a pas dit, mais on entendait restez che vous.

Le maire écologiste de Tübingen (Allemagne), Boris Palmer, a fait plus fort, déclarant qu’avec le confinement, « on protège des gens qui seraient de toute façon morts dans six mois » [10].

En convalescence après avoir été hospitalisée pour Covid-19, Ariane Mnouchkine a découvert la désinvolture avec laquelle la question des personnes âgées était traitée par les autorités françaises. Elle en a piqué une belle colère, qu’elle exprime dans un texte qui aborde bien d’autres choses, à commencer par le théâtre.

Citation : Ariane Mnouchkine, 13 mai 2020 [11]

Nous devons cesser de subir la désinformation de ce gouvernement. Je ne conteste pas le fameux « Restez chez vous ». Mais, si l’on est (soi-disant) en guerre, ce slogan ne suffit pas. On ne peut pas déclarer la guerre sans appeler, dans le même temps, à la mobilisation générale. Or cette mobilisation, même abondamment formulée, n’a jamais été réellement souhaitée. On nous a immédiatement bâillonnés, enfermés. Et certains plus que d’autres : je pense aux personnes âgées et à la façon dont elles ont été traitées.

J’entends s’exprimer dans les médias des obsédés anti-vieux, qui affirment qu’il faut tous nous enfermer, nous, les vieux, les obèses, les diabétiques jusqu’en février, sinon, disent-ils, ces gens-là encombreront les hôpitaux. Ces gens-là ? Est-ce ainsi qu’on parle de vieilles personnes et de malades ? Les hôpitaux ne seraient donc faits que pour les gens productifs en bonne santé ? Donc, dans la France de 2020, nous devrions travailler jusqu’à 65 ans et une fois cet âge révolu, nous n’aurions plus le droit d’aller à l’hôpital pour ne pas encombrer les couloirs ? Si ce n’est pas un projet préfasciste ou prénazi, ça y ressemble. Cela me fait enrager.

Que faire de cette rage ?

Cette rage est mon ennemie parce qu’elle vise de très médiocres personnages. Or le théâtre ne doit pas se laisser aveugler par de très médiocres personnages. Dans notre travail, nous devons comprendre la grandeur des tragédies humaines qui sont en train d’advenir. Si nous, artistes, nous restons dans cette rage, nous n’arriverons pas à traduire dans des œuvres éclairantes pour nos enfants ce qui se vit aujourd’hui. Une œuvre qui fera la lumière sur le passé pour que l’on comprenne comment une telle bêtise, un tel aveuglement ont pu advenir, comment ce capitalisme débridé a pu engendrer de tels technocrates, ces petits esprits méprisants vis-à-vis des citoyens.

Pendant un an, ils restent sourds aux cris d’alarme des soignantes et soignants qui défilent dans la rue. Aujourd’hui, ils leur disent : vous êtes des héros. Dans le même temps, ils nous grondent de ne pas respecter le confinement alors que 90 % des gens le respectent et que ceux qui ne le font pas vivent souvent dans des conditions inhumaines. Et que le plan Banlieue de Jean-Louis Borloo a été rejeté du revers de la main, il y a à peine deux ans, sans même avoir été sérieusement examiné ni discuté. Tout ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’une longue liste de mauvais choix.

(...)

Cette mise à l’écart des personnes âgées révèle-t-elle un problème de civilisation ?

Absolument. Lorsque la présidente de la Commission européenne suggère que les gens âgés restent confinés pendant huit mois, se rend-elle compte de la cruauté de ses mots ? Se rend-elle compte de son ignorance de la place des vieux dans la société ? Se rend-elle compte qu’il y a bien pire que la mort ? Se rend-elle compte que parmi ces vieux, dont je suis, beaucoup, comme moi, travaillent, agissent, ou sont utiles à leurs familles ? Sait-elle que nous, les vieux, nous acceptons la mort comme inéluctable et que nous sommes innombrables à réclamer le droit de l’obtenir en temps voulu, droit qui nous est encore obstinément refusé en France, contrairement à de nombreux autres pays. Quelle hypocrisie !

Vouloir nous rendre invisibles plutôt que de laisser ceux d’entre nous qui le veulent choisir le moment de mourir en paix et avec dignité. Lorsque Emmanuel Macron susurre : « Nous allons protéger nos aînés », j’ai envie de lui crier : je ne vous demande pas de me protéger, je vous demande juste de ne pas m’enlever les moyens de le faire. Un masque, du gel, des tests sérologiques ! À croire qu’ils rêvent d’un Ehpad généralisé où cacher et oublier tous les vieux. Jeunes, tremblez, nous sommes votre avenir !

Fin de citation.

Existe-t-il des pistes thérapeutiques solides ?
Citation (Le monde du 11 mai 2020) [12]

Aucun traitement spécifique n’a pour l’heure fait ses preuves face au Covid-19, la prise en charge étant essentiellement celle des symptômes et complications (oxygénothérapie, assistance ventilatoire, prévention des embolies pulmonaires…). Les nombreuses études cliniques lancées dans le monde depuis le début de l’épidémie n’ont pas encore montré une efficacité avérée des médicaments testés. Ceux-là sont des traitements « repositionnés » – aucun n’a encore été développé spécifiquement pour combattre le SARS-CoV-2.

De nombreuses approches sont étudiées : antiviraux, modulateurs de l’immunité, anticorps présents dans le plasma de convalescents, pharmacopée traditionnelle chinoise… Chaque jour, plusieurs études paraissent désormais dans les revues scientifiques ou en prépublication, c’est-à-dire sans avoir encore été examinées et validées par des experts. Cette production scientifique doit être abordée avec circonspection, car peu d’études cliniques répondent aux standards les plus élevés – un traitement comparé à d’autres ou à un placebo, administré à plusieurs groupes de patients constitués de façon aléatoire, et sans que patients et médecins aient connaissance du médicament délivré.

Le 8 mai, The Lancet a cependant publié une étude approchant ces critères, montrant une efficacité accrue d’un traitement combinant interféron bêta-1b, lopinavir-ritonavir et ribavirin. « C’est la première étude montrant un effet antiviral peu discutable, constate le pharmacologue Mathieu Molimard (Université de Bordeaux). Il semblerait qu’il y ait une réduction de la durée d’hospitalisation… Cela demande à être confirmé par une étude de phase 3. »

L’AP-HP avait fait état de résultats intéressants avec le tocilizumab dans les formes graves, mais cette annonce prématurée, hors publication scientifique, s’est traduite par la démission du conseil scientifique qui supervisait cet essai clinique, toujours en cours.

Aux Etats-Unis, l’Institut national de l’allergie et des maladies infectieuses (ou Niaid, pour National Institute of Allergy and Infectious Diseases) a lui aussi fait état de résultats encourageants (réduction de la durée d’hospitalisation) pour le remdesivir administré de façon précoce, mais a dû reconnaître que la mortalité restait inchangée – comme le montrait une étude chinoise publiée dans The Lancet.

Enfin, concernant le traitement recommandé par Didier Raoult (institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infections), combinant hydroxychloroquine et azithromycine, aucune étude de qualité n’a à ce jour confirmé son intérêt thérapeutique – des alertes de pharmacovigilance mettant en garde contre de potentiels effets indésirables, d’ordre cardiaque notamment.

Fin de citation.

Notes
[1] ESSF (article 53294), Confinement, déconfinement : quelques questions avec ou sans réponses.

[2] ESSF (article 51911), L’épidémie de coronavirus apparue en Chine : inégalités et politiques de santé publique.

[3] ESSF (article 52012), Le nouveau coronavirus (2019-nCoV ou Covid-19) en France : informations médicales, réflexions et conseils pratiques.

[4] Disponible sur ESSF (article 52534), Covid-19 (Allemagne) « Corona-Diktatur » — Revendications hétéroclites, théories complotistes, extrême droite....

[5] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200402.OBS26948/un-francais-residant-au-vietnam-la-france-ce-pays-en-voie-d-enveloppement.html

[6] Disponible sur ESSF (article 53295), Covid-19 : tests, tests, tests – Autriche et Vénitie .

[7] Disponible sur ESSF (article 53168), En France, face au coronavirus : mensonges, incompétence et réaction sociale.

[8] Disponible sur ESSF (article 53277), Ministère de la santé, une vieille incapacité française : les racines d’une faiblesse historique.

[9] Disponible sur ESSF (article 53351), Capitalisme français : Les choix industriels amplifient la catastrophe sociale. Contribution au débat pour le « plus jamais ça ».

[10] La rédaction de Mediapart, 18 mai 2020, op. cit.

[11] Disponible sur ESSF (article 53313), France : La colère d’Ariane Mnouchkine après son Covid19.

[12] Le Monde, 11 mai 2020. Hervé Morin, Sandrine Cabut, David Larousserie, Pascale Santi, Paul Benkimoun, Nathaniel Herzberg et Chloé Hecketsweiler :
https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/05/11/coronavirus-ce-que-la-science-ignore-encore-a-l-heure-du-deconfinement_6039272_1650684.html.