Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Au Royaume-Uni, où la pauvreté a explosé : « Je me dis que je suis différent de ces gens. Et pourtant, mon frigo est vide »

Mars 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Au Royaume-Uni, où la pauvreté a explosé : « Je me dis que je suis différent de ces gens. Et pourtant, mon frigo est vide »

Le pays a été l’un des plus touchés au monde par la pandémie de Covid-19, économiquement mais aussi socialement.

Par Eric Albert(Londres, correspondance)

Publié le 02/03/2021

Les caisses sont prêtes, bien alignées, remplies de produits alimentaires pour tenir trois jours, mais que la plupart des bénéficiaires font durer bien plus longtemps : du lait, des fruits et légumes, des œufs, des boîtes de soupe… Sur chacune est posée une note personnalisée en fonction des besoins. Ici, une famille de trois enfants a besoin de couches-culottes, de lait pour nourrisson et de shampooing pour bébé. Là, un homme seul n’a pas d’ouvre-boîtes et ne possède ni casseroles, ni assiettes, ni couverts : il faut adapter les dons en fonction. Une troisième souhaiterait des serviettes hygiéniques et des produits pour le ménage.

Depuis le début de la pandémie, la banque alimentaire de Brixton et West Norwood, dans le sud de Londres, croule sous les demandes. D’avril à novembre 2020, elle est venue en aide à 25 500 personnes, plus du double de l’année précédente. Et la tendance se confirme depuis. Dans cette banlieue résidentielle de la capitale britannique, la grande misère a fait un bond pendant les confinements.

Selon le National Institute of Economic and Social Research (NIESR), un groupe de réflexion, l’extrême pauvreté (définie à 70 livres sterling, soit 80 euros, par semaine pour un adulte seul, après le coût du logement) a doublé au Royaume-Uni pendant la pandémie, et est passée de 0,7 % à 1,5 % de l’ensemble des foyers.

« On a vu apparaître des gens qui n’auraient jamais cru qu’ils se retrouveraient un jour dans une banque alimentaire, explique Alison Inglis­-Jones, membre du conseil d’administration de la banque alimentaire. Des gens qui travaillaient dans l’événementiel, les commerces, les restaurants… »

« Jamais je n’aurais cru que cela pourrait me concerner »
Ou des gens comme Omar (nom d’emprunt), 43 ans, un ancien warden (sorte de policier municipal) de la mairie de Southwark, au sud de Londres, qui s’apprête à recevoir le premier don alimentaire de sa vie. « Il y a un an, j’avais une idée préconçue du genre de personnes qui vont dans les banques alimentaires, et jamais je n’aurais cru que ça pourrait me concerner, explique-t-il, encore surpris de sa situation. Intérieurement, je me dis que je suis différent de tous ces gens. Et pourtant, mon frigo est vide. »

L’extrême pauvreté a doublé au Royaume-Uni pendant la pandémie, et est passée de 0,7 % à 1,5 % de l’ensemble des foyers

Il nous reçoit dans son charmant petit appartement de Camberwell, dans le sud de Londres, avec un salon débordant de plantes vertes qu’il bichonne, et son caniche noir, « [s]a priorité ». La malchance a fauché Omar à deux reprises en deux ans. La première fois au printemps 2019, quand il a fait une mauvaise chute dans le cadre de son travail. Une intervention chez une dame, un petit escabeau sur lequel il est monté, et une bête culbute à la renverse, sans rien pour se retenir. Aujourd’hui, il a une main déformée, de fortes douleurs dans le dos et aucune sensation au pied gauche. Il est en arrêt maladie depuis novembre 2019.

Le deuxième coup de malchance a été la pandémie. Alors que ses collègues de la mairie de Southwark étaient placés au chômage partiel, lui n’y a pas eu droit : étant désormais bénéficiaire à plein temps d’indemnités maladie, et non d’un salaire, il n’a pas été considéré comme entrant dans la bonne case.

Progressivement, l’étau s’est resserré. Avec le temps, ses indemnités ont baissé, avant de se transformer en allocations sociales minimales. En un an, il est passé d’un salaire net de 2 500 livres par mois à 1 300 livres d’indemnités. A peine de quoi couvrir son loyer de 1 100 livres, qui, lui, n’a pas changé.

« Au début, j’ai utilisé mes économies, puis j’ai commencé à accumuler les dettes sur mes cartes de crédit, j’ai payé mes factures en retard… Ce n’est que récemment que j’ai eu la force de demander de l’aide. » Et de faire appel à une banque alimentaire.

« Nous avons beaucoup aidé, très tôt, et cela va continuer »
Quant à ses soins, pourtant urgents, ils ont été repoussés par les hôpitaux, débordés par le Covid-19 . Omar n’a eu qu’un seul rendez-vous médical à l’automne 2020, et en attend un deuxième en mars. Il apprend aujourd’hui les ficelles des gens pauvres. « J’ai découvert que le supermarché local fait des rabais le mardi soir, sur les produits aux dates de péremption presque dépassées. J’y retrouve souvent les mêmes têtes, des gens qui viennent là chaque semaine, à la recherche de bonnes affaires. »

Le cas d’Omar illustre les nombreux trous du filet social britannique. Face à la pandémie, le Royaume-Uni a pourtant mis en place un système d’aides généreux, sur le modèle européen. Le chômage partiel, qui n’existait pas, a été créé de toutes pièces. Des prêts garantis par l’Etat ont été débloqués, des aides spéciales pour les autoentrepreneurs ont été offertes, certains secteurs (culture, pubs et restaurants, associations caritatives…) ont reçu des aides ciblées… Au total, selon les calculs du Fonds monétaire international (FMI), le déficit public pour l’année 2020 a été de 16,5 % du produit intérieur brut (PIB), nettement plus que la France (10,8 %) ou l’Italie (13 %).

Le chancelier de l’Echiquier, Rishi Sunak, qui doit présenter le budget 2021 mercredi 3 mars, a promis de maintenir les aides tant que les restrictions sanitaires perdureront. « Nous avons beaucoup aidé, très tôt, et cela va continuer, que les gens se rassurent », expliquait-il à la BBC dimanche 28 février.

Casse sociale
Reste que le choc a été terrible. Le Royaume-Uni a été, parmi les grands pays, l’économie la plus touchée au monde, juste après l’Espagne. Son PIB a ainsi chuté de 9,9 % en 2020, contre – 8,3 % en France et – 5 % en Allemagne. « Ce recul de 10 % est la conséquence d’un des pires bilans de la pandémie », explique Gregory Thwaites, économiste à la Resolution Foundation, un groupe de réflexion. Avec 184 morts pour 100 000 habitants, le Royaume-Uni a une mortalité une fois et demie plus forte qu’en France.

« Notre économie est plus orientée qu’ailleurs vers la consommation de services, et est donc plus touchée par les restrictions sanitaires », selon Gregory Thwaites, économiste

Pour enrayer l’épidémie, le gouvernement a dû imposer des périodes de confinement plus longues qu’ailleurs : trois mois et demi au printemps 2020, un demi-confinement entre octobre et décembre 2020, et un nouveau confinement complet depuis le 4 janvier.

« Nous avons aussi une économie qui est plus orientée qu’ailleurs vers la consommation de services (restaurants, pubs, théâtres, tourisme…), et qui est donc plus touchée par les restrictions sanitaires », ajoute M. Thwaites. Quant au Brexit, qui est presque marginal à l’échelle de cette crise, il a quand même fortement ralenti les échanges commerciaux de ce début d’année.

Le succès de la campagne vaccinale, avec 20 millions de Britanniques qui ont reçu une première injection, laisse espérer un fort rebond économique au second semestre, mais, en attendant, la casse sociale a été inévitable. « Cette crise est venue illustrer qu’il existe en permanence une large population qui se trouve juste au-dessus du seuil de l’extrême pauvreté, souligne Arnab Bhattacharjee, économiste au NIESR. Beaucoup de foyers sont en permanence au bord du gouffre, abonde Mme Inglis-Jones. Un frigo qui lâche, un membre de la famille qui tombe malade, et c’est tout de suite la catastrophe. »

« Je n’ai jamais eu aussi honte »
Tracey le sait trop bien. Cette mère de trois enfants, devenue veuve en 2019, a perdu son emploi dans un pub au début de la pandémie. En avril 2020, le versement de l’allocation sociale à laquelle elle avait droit a pris cinq semaines pour arriver sur son compte en banque, ce qui était intenable. « Je n’ai jamais eu aussi honte qu’en allant à la banque alimentaire, même si on m’y a très bien reçue. Cela m’a donné l’impression de ne même pas être capable de nourrir mes propres enfants. »

Depuis, elle n’y est plus retournée, mais elle continue à compter chaque centime. « On prend des toasts au petit déjeuner parce que les céréales sont trop chères, à cause du lait que cela oblige à acheter. » Impossible pour elle de chercher un emploi tant que les écoles sont fermées (elles doivent rouvrir le 8 mars), il lui faut pour l’instant jongler avec les seules allocations sociales.

En remontant l’échelle sociale, l’impact de la pandémie laisse aussi craindre des dégâts. Au premier abord, le marché du travail semble avoir résisté. Le taux de chômage est passé de 3,8 % de la population active en décembre 2019 à 5,1 % un an plus tard. Une hausse relativement limitée. « Il y a un an, avec une chute du PIB de 10 %, j’aurais pensé que le chômage progresserait bien plus vite », souligne M. Thwaites. Néanmoins, cette statistique cache des faiblesses. M. Thwaites a calculé que près de deux millions de Britanniques sont désormais soit au chômage, soit au chômage partiel depuis au moins six mois. « Ce sont deux millions de personnes qui ne progressent plus dans leur carrière ou leur salaire. »

Gordon, un Singapourien présent depuis longtemps à Londres, est de ceux-là. Il a longtemps travaillé pour un sous-traitant fournissant les repas servis à bord des avions de British Airways. Avec la pandémie, les appareils sont cloués au sol et il n’a plus d’activité. L’entreprise l’a conservé au chômage partiel, espérant reprendre son activité une fois la page sanitaire tournée. Mais, en décembre 2020, elle a choisi de mettre les choses au clair, avec un grand plan de licenciement, dont Gordon a fait les frais.

L’avenir économique du Royaume-Uni dépend largement de la façon dont Gordon et les millions de gens dans son cas parviendront à rebondir