Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Coronavirus : les médecins inquiets des dégâts collatéraux de l’épidémie

Mars 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Coronavirus : les médecins inquiets des dégâts collatéraux de l’épidémie

Consultations reportées, hospitalisations déprogrammées, interventions annulées… La prise en charge des patients infectés par le Covid-19 a pris le dessus sur tout le reste. Avec le risque d’aboutir à un drame.

Par Sandrine Cabut et Pascale Santi•

Publié le 31 mars 2020

« Docteur, je ne veux pas vous déranger »… Combien de fois les médecins généralistes entendent-ils cette phrase ces derniers jours, alors que l’épidémie de Covid-19 met le système sanitaire à rude épreuve et a déjà tué plus de 3 000 personnes en France, rien que dans les hôpitaux ?

Le docteur Fabien Quedeville, installé en région parisienne, est très inquiet pour ses malades chroniques, diabétiques, insuffisants cardiaques… qu’il ne voit quasiment plus. Ses consultations sont passées d’une centaine à environ une cinquantaine par semaine. « Les personnes âgées à domicile n’ont plus ou quasiment plus de soins de rééducation, perdent le peu de contacts sociaux qu’ils avaient, le risque est grand de les voir perdre en autonomie », anticipe ce généraliste. Il déplore aussi le risque du confinement pour des femmes victimes de violences conjugales. « Les pertes de chance [par rapport au pronostic attendu] risquent de toucher davantage les populations déjà fragilisées socialement ou par le handicap », s’insurge-t-il. Des constats partagés par un grand nombre de soignants. Les pédiatres, eux, insistent sur la nécessité de ne pas négliger les enfants, notamment pour les vaccinations.

Le Collège national des généralistes enseignants alerte aussi dans un communiqué du 24 mars : « Une détérioration de la qualité des soins et de la surveillance de tous les patients fragiles et polypathologiques risque d’augmenter les hospitalisations et la mortalité liées aux autres causes que le Covid. » De fait, pour accueillir les patients atteints par le Covid-19, qui ne cessent d’affluer, les hôpitaux ont réorganisé leurs services, déprogrammé des opérations chirurgicales, et augmenté les capacités de lits de réanimation, tout en maintenant un minimum d’activités pour les autres malades.

Crainte de « déranger »

Mais au niveau des services d’urgence, les demandes de patients infectés ont pris le dessus sur tout le reste. « Le nombre d’appels au SAMU est allé jusqu’à quadrupler, actuellement, il n’est plus que multiplié par deux par rapport à l’activité habituelle, et nous sommes organisés pour faire face », assure François Braun, président de SAMU-Urgences de France. Selon l’urgentiste, les délais d’intervention des équipes du SAMU ne se sont en tout cas pas envolés. Les patients tardent-ils de leur côté à appeler les secours en cas d’urgence ? « On a l’impression de moins prendre en charge des infarctus du myocarde et des accidents vasculaires cérébraux, ce qui nous inquiète un peu car il n’y a pas de raison que leur nombre soit à la baisse », poursuit-il.

Christophe Couturier, responsable des urgences du centre hospitalier de Dunkerque (Nord), confirme cette tendance. « Dans les Hauts-de-France, l’activité hors Covid des urgences hospitalières a baissé de 50 % à 80 % depuis le 15 mars. Cette chute s’explique en partie par la diminution des accidents du travail, de la circulation, des petits traumatismes en milieu scolaire ou lors des activités sportives, mais comment expliquer le moindre recours pour des urgences vitales et fonctionnelles ? » Crainte de « déranger » ou d’être contaminé en se rendant aux urgences ? « Les retards de prise en charge dans ces situations sont en tout cas très préjudiciables et peuvent aboutir à des drames », poursuit M. Couturier.

Ainsi, la semaine dernière, dans le Dunkerquois, un homme qui « n’a pas voulu déranger » à 2 heures du matin, alors qu’il avait une douleur dans la poitrine, n’a pu être réanimé par l’équipe du SMUR, appelée par l’entourage huit heures après le début des symptômes. C’était malheureusement trop tard. « Nous voyons également arriver de façon beaucoup trop tardive des patients victimes d’un AVC avec des déficits constitués hors délais thérapeutiques. Ce sont très clairement des drames collatéraux de l’épidémie en cours », déplore l’urgentiste. Qui insiste sur la nécessité d’appeler sans délai en cas de signes de détresse vitale ou fonctionnelle (douleur à la poitrine, troubles de la parole, difficultés à bouger un membre…).

Les greffes réduites de moitié

Les activités de transplantation d’organes sont, elles, déjà réduites de 50 %. « Les greffes rénales (3 640 en 2019) ont été arrêtées depuis le 15 mars, notamment en raison du risque de forme grave de Covid-19 lié au traitement immunosuppresseur. Mais on essaie de maintenir les greffes urgentes de cœur, de foie… », assure le professeur Olivier Bastien. Le responsable du prélèvement et des greffes à l’Agence de la biomédecine intime en outre aux patients de ne pas modifier leur traitement immunosuppresseur car un rejet dans ce contexte serait particulièrement dangereux.

Les spécialistes hospitaliers sont eux aussi préoccupés. Le professeur Philippe Gabriel Steg, chef du service de cardiologie de l’hôpital Bichat (AP-HP), ne cache pas sa crainte de pertes de chance pour les patients ayant des pathologies cardiaques. Ainsi, la prise en charge d’urgences comme une décompensation d’insuffisance cardiaque chronique pourrait être retardée par la réticence de certains à appeler leur médecin ou les urgences. Philippe Gabriel Steg pointe également de potentielles conséquences de la déprogrammation massive d’opérations chirurgicales non urgentes. « Dans notre spécialité, il s’agit d’interventions dans le cadre par exemple d’atteintes des artères coronaires ou des valves cardiaques, ou encore d’anévrismes de l’aorte abdominale [dilatation localisée de cette grosse artère], énumère le cardiologue. Décaler de quelques semaines la chirurgie n’est généralement pas un problème, mais, au-delà, cela augmente statistiquement le risque des complications qu’on veut justement prévenir par l’intervention, comme une rupture d’anévrisme de l’aorte, mortelle dans la majorité des cas. »

« Du cas par cas »

« On commence à observer des retards à la prise en charge de certaines pathologies, s’inquiète aussi un médecin interniste, qui exerce dans un établissement de santé privé d’intérêt collectif (Espic), en région parisienne. Certains symptômes cliniques qui auraient fait l’objet d’explorations légitimes, notamment les douleurs thoraciques ou les gênes respiratoires sans fièvre vont faire l’objet de conseils téléphoniques simples, repoussant la prise en charge, avec des conséquences qui peuvent être graves. » Quant à la téléconsultation, qui s’est développée de manière exponentielle depuis le début de la crise, c’est un pis-aller, selon ce spécialiste. « Cette technique ne permet pas une bonne appréciation clinique, car il n’y a pas d’auscultation, de palpation… Cela peut engendrer des erreurs d’interprétation aux conséquences potentiellement dramatiques. »

Dans le domaine du cancer, « les patients sont pris en charge et opérés aussi vite que possible, c’est du cas par cas, comme d’habitude », rassure le professeur Jean-Yves Blay, directeur général du centre Léon-Bérard, à Lyon. « Il n’y a pas de perte de chance, mais nous avons deux contraintes : nos patients sont plus à risque de forme sévère du Covid-19 et, si on décale le traitement oncologique, l’impact est immédiat », poursuit-il. Selon lui, les dix-huit centres de lutte contre le cancer (réunis dans le réseau Unicancer) ont décidé de décaler ce qui n’est pas urgent, c’est-à-dire les opérations de reconstruction, et pour les consultations de surveillance, les patients sont vus en téléconsultation. A l’institut Gustave-Roussy, à Villejuif, dans le Val-de-Marne, « on commence à voir moins de patients pour une première consultation, en partie car certains lits sont réaffectés aux patients atteints d’une infection à Covid-19 », constate de son côté le professeur Fabrice André, directeur de la recherche à Gustave-Roussy.

« Si on s’organise bien, la perte de chance pour nos patients sera modérée, mais si ça dure trois mois ça peut poser problème », prévient le professeur Charles-Hugo Marquette, chef du service de pneumologie au CHU de Nice, qui prend en charge des malades ayant un cancer du poumon ou des pathologies respiratoires chroniques. Pour ces derniers, « le danger est qu’ils décident d’eux-mêmes d’arrêter les corticoïdes inhalés, ce qui peut exacerber l’asthme ou la BPCO [bronchopneumopathie chronique obstructive] », souligne le spécialiste.

« Des retards pour la mise en place de traitements sont à craindre, notamment pour soigner les allergies, et l’asthme, avec plus de risques de décompensation, c’est-à-dire de crise sévère », ajoute la pneumologue Madiha Ellaffi, qui exerce en libéral. Par ailleurs, « le risque d’allergies aux pollens, graminées − la saison vient de démarrer − ou aux acariens peut être amplifié car nous passons plus de temps à l’intérieur ».
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Dans le service de nutrition de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), spécialisé dans la prise en charge de patients avec une obésité, la quasi-totalité des activités quotidiennes est affectée. « Cette réorganisation entraîne une rupture ou du moins des difficultés majeures de suivi pour nos malades chroniques, mais je ne pense pas qu’on puisse parler de perte de chance, qui fait plutôt référence à un contexte d’urgence », tempère le professeur Jean-Michel Oppert, qui dirige ce service parisien.

Après la phase aiguë de l’épidémie de Covid-19, qui bouleverse totalement le fonctionnement des hôpitaux, il s’agira de reprogrammer sans trop attendre toutes les consultations, hospitalisations, interventions annulées… Un défi de plus pour des équipes qui étaient déjà en grande souffrance avant l’épidémie.