La Sécurité sociale

Le Monde.fr : Dominique Méda : « Souhaitons que la santé soit au cœur de la campagne présidentielle »

Novembre 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Dominique Méda : « Souhaitons que la santé soit au cœur de la campagne présidentielle »

CHRONIQUE

Dominique Méda

Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine

Le projet de « Grande Sécu », qui vise à élargir la couverture de l’assurance-maladie obligatoire, est porteur de progrès et d’efficacité, plaide la sociologue dans sa chronique.

Publié le 27/11/2021

Le 4 octobre 2021, à l’occasion du 76e anniversaire de la Sécurité sociale, le ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran, rappelait le rôle remarquable joué par cette institution pendant la crise sanitaire et invitait à repenser l’assurance-maladie obligatoire (AMO), tout particulièrement son articulation avec les complémentaires santé. La France présente en effet la particularité de voir ses dépenses de santé (209 milliards d’euros en 2020) prises en charge par deux canaux différents : l’AMO, d’une part, pour environ 80 %, et l’assurance-maladie complémentaire, d’autre part, pour un peu plus de 12 %, le solde constituant le « reste à charge » payé par les patients.

Cette spécificité s’explique par l’histoire : avant la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 4 octobre 1945, les assurés sociaux pouvaient s’inscrire auprès des caisses de leur choix, majoritairement mutualistes. L’ordonnance de 1945 ayant confié la gestion aux seules caisses de sécurité sociale, les mutuelles s’étaient vu attribuer la prise en charge du ticket modérateur – pourtant destiné à responsabiliser les assurés – avant de proposer, plus tard rejointes par les institutions de prévoyance et les sociétés d’assurance, un ensemble de prestations complémentaires par rapport à l’assurance-maladie obligatoire.

Aujourd’hui, ces trois types d’organismes relèvent tous des directives européennes sur les assurances, ce qui explique pourquoi leur système de tarification s’éloigne de plus en plus du principe fondamental des assurances sociales : la solidarité. Les cotisations aux assurances sociales ne dépendent ni des risques ni de l’âge des assurés et sont proportionnelles aux revenus. Au contraire, de plus en plus d’organismes de l’assurance-maladie complémentaire font varier les primes – indépendantes des revenus – avec l’âge et parfois de façon indirecte avec l’état de santé. De même, la prise en charge varie considérablement selon le coût de la couverture complémentaire, permettant en général aux plus aisés de voir la quasi-totalité de leurs dépenses de santé remboursées.

Coûts de gestion
Finalement, malgré le taux de couverture élevé que permet la coexistence de ces deux systèmes de protection, plusieurs types de populations sont perdants : tous ceux qui, malgré l’existence d’une complémentaire santé solidaire, n’ont pas de protection sociale complémentaire (environ 4 % de la population, mais 10 % de ceux qui appartiennent au 1er décile de revenus et 13 % des chômeurs), et ceux qui ont une protection sociale complémentaire qu’ils payent cher mais qui couvre mal, en particulier les retraités. Une petite partie de la population supporte des « reste à charge » très élevés, une autre renonçant à se soigner et générant ainsi des problèmes de santé toujours plus aigus, mais aussi des coûts futurs élevés pour la Sécurité sociale.

C’est la raison pour laquelle, depuis quelques années, l’idée d’étendre la couverture de l’assurance-maladie obligatoire plus largement a fait son chemin : elle paraît porteuse tout à la fois de progrès et d’efficacité, comme l’expliquait l’ancien directeur de la Sécurité sociale Pierre-Louis Bras (« Une assurance-maladie pour tous à 100 % ? », Les Tribunes de la santé n° 60, 2019). Le progrès consisterait évidemment à couvrir la totalité de la population et à rembourser l’ensemble des soins considérés comme essentiels. Le surcroît d’efficacité viendrait de la substitution d’un dispositif unique de prélèvement et de versement à l’actuel système dual : d’une part, de fortes économies d’échelle seraient évidemment réalisées ; d’autre part, le coût très supérieur de la gestion par les organismes de l’assurance-maladie complémentaire, notamment dû aux dépenses de prospection et de publicité, serait évité.

Alors qu’ils ne couvrent qu’une petite partie de la dépense totale de santé, les organismes complémentaires ont un coût de gestion (7,6 milliards) supérieur à celui de l’AMO (7,2 milliards). Pire, le premier a augmenté de 46 % pendant que le second baissait de 5 % (« Les dépenses de santé en 2020 », Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2021). Cette performance de la Sécurité sociale – pourtant encore volontiers moquée – mérite d’être soulignée.

Questions essentielles
L’évocation de cette idée a immédiatement suscité une levée de boucliers : la réforme entraînerait l’étatisation de la Sécurité sociale, la remise en cause de la « liberté de choix » des assurés et l’augmentation insupportable des dépenses sociales due à la prise en charge à 100 % de l’ensemble des tickets modérateurs et des forfaits. Il faut pourtant rappeler que la liberté de choix est un leurre, tant la comparaison des performances des organismes de l’assurance-maladie complémentaire est complexe. Par ailleurs, ceux-ci ne produisent le plus souvent aucune amélioration du service rendu. Enfin, il est curieux de voir les traditionnels pourfendeurs de la dépense publique se prononcer en faveur du dispositif le plus coûteux et soutenir qu’il serait préférable, dans tous les cas, que les individus et les entreprises payent des cotisations à un organisme d’assurance complémentaire plutôt qu’à la Sécurité sociale.

Ce sujet mérite mieux, car il soulève des questions essentielles : celle de l’utilité du ticket modérateur (qui n’a jamais rien modéré, sauf l’accès aux soins pour les plus pauvres) ; celle de la rémunération des médecins (qu’est-ce qu’une rémunération décente, les dépassements sont-ils acceptables, quel système de rémunération ?) ; celle de l’organisation de notre système de santé (quelle place pour la prévention, quelle articulation entre hôpital et médecine de ville, quelles mesures urgentes pour sauver l’hôpital public, comment prendre en compte les besoins de santé et éviter une gestion purement budgétaire, qui doit décider du contenu du panier de biens essentiels ?). La santé fait partie des sujets majeurs qui préoccupent les Français. Souhaitons que ce dossier soit au cœur de la campagne présidentielle.

Dominique Méda est professeure de sociologie, directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Université Paris Dauphine-PSL)

Dominique Méda(Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine)