Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : « L’apartheid vaccinal ? Nous y sommes ! Le Covid-19 divise le monde, sanitairement et économiquement »

Mai 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : « L’apartheid vaccinal ? Nous y sommes ! Le Covid-19 divise le monde, sanitairement et économiquement »

CHRONIQUE

Sylvie Kauffmann

Les pays développés ne sortiront pas du cauchemar de la pandémie si le reste du monde est exclu de la protection conférée par la vaccination. A ce constat s’ajoute le danger du creusement des divergences économiques entre Nord et Sud, observe dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

Publié le 19/05/2021

C’était, en miniature, un avant-goût de ce qui nous attendait. Au début de l’année, la campagne de vaccination menée par Israël a bluffé les Européens qui, hormis le Royaume-Uni, se traînaient piteusement à la recherche des doses perdues. A la mi-avril, 60 % de la population israélienne était vaccinée contre le Covid-19, s’ajoutant aux 10 % d’ex-malades immunisés par les anticorps. Menée avec la précision d’une opération militaire et des stocks de vaccins acquis très tôt à prix d’or, cette campagne a été considérée comme un succès éclatant.

Seule ombre au tableau : les habitants palestiniens des territoires occupés par Israël, Gaza et la Cisjordanie, n’étaient pas inclus dans l’opération. Au regard de la Convention de Genève, l’autorité occupante, Israël, aurait dû se charger de les vacciner. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou a préféré faire valoir les accords d’Oslo, aux termes desquels la santé publique relève de la compétence de l’Autorité palestinienne. C’est finalement le mécanisme international Covax qui fait, laborieusement, parvenir des vaccins aux Palestiniens.

Imaginons que l’Union européenne (UE) ait laissé, puisque la santé n’était pas de la compétence de Bruxelles, chacun des Vingt-Sept gérer seul son approvisionnement en vaccins au moment où ils étaient très rationnés. On aurait eu 60 % des Allemands vaccinés, tandis que Bulgares et Chypriotes attendraient encore la manne de Covax. L’été européen se présenterait beaucoup plus mal qu’on ne l’envisage actuellement.

Elargissons la focale. Imaginons que le monde développé ait décidé de vacciner ses populations en amassant dans ses entrepôts la quasi-totalité de la production mondiale pour se prémunir contre d’éventuelles pénuries de doses de rappel et, par la même occasion, contre les inévitables retours de bâton électoraux. Le résultat, avançait lundi 17 mai au cours d’un débat au Forum de Paris sur la paix son président, Pascal Lamy, ex-patron de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), serait « un apartheid vaccinal » mondial entre le Nord et le Sud.

« On y est déjà », lui a répondu le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, chiffres à l’appui : les pays à haut revenu, qui abritent 15 % de la population mondiale, ont administré 45 % des vaccins produits dans le monde ; les habitants des pays à bas revenu, qui constituent près de la moitié de la population du globe, n’ont reçu que 17 % des doses produites. Dont 1,8 % pour l’Afrique.

« C’est la chose forte à faire »
« Partagez ! » ont supplié à l’unisson le docteur Tedros et la nouvelle directrice générale de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala, après avoir fait ce constat. Il est intéressant que ce cri du cœur – et de la raison – ait porté sur le partage des vaccins plutôt que sur la levée des brevets. Et, de fait, le soir même, le président Joe Biden annonçait que les Etats-Unis allaient, d’ici à la fin juin, expédier à l’étranger 80 millions de doses. « C’est la bonne chose à faire. C’est la chose intelligente à faire. C’est la chose forte à faire », a-t-il tweeté.

Le même président Biden avait pourtant surpris tout le monde en se prononçant, dix jours plus tôt, pour une levée temporaire des brevets de vaccins, face aux accusations de nationalisme vaccinal dont les Etats-Unis étaient la cible. Jusque-là, la politique de Washington était de vacciner les Américains et de stocker mais de ne rien exporter, alors que l’UE, bien que moins avancée dans la vaccination, exportait autant qu’elle vaccinait.

L’intense débat qui a suivi sur la question de savoir si la priorité était de lever les brevets ou d’augmenter la production et de la partager (sachant que l’un n’empêche pas l’autre) n’a pas été officiellement tranché. Mais le tweet de Joe Biden est, à sa manière, une réponse, surtout dans un contexte où la pandémie, relancée par un nouveau variant, a embrasé l’Inde. Il est de plus en plus clair que le monde développé ne sortira pas de ce cauchemar si le reste du monde est maintenu à l’écart des vaccins et de leur production.

Creusement des inégalités
Un autre effet planétaire du Covid-19 est aussi de plus en plus clair : le creusement des inégalités économiques entre le Nord et une partie du Sud. Tous les pays en développement ne seront pas logés à la même enseigne, note l’économiste Hubert Testard, spécialiste de l’Asie, dans un livre paru en mars, Pandémie, le basculement du monde (Editions de l’Aube, 288 pages, 23 euros). « A la sortie de la crise, prédit-il, les pays émergents se répartiront en deux groupes, ceux qui n’auront pas retrouvé leur niveau de PIB de 2019, et ceux qui seront parvenus à maintenir une dynamique de croissance. » Dans le premier groupe, on devrait trouver l’Afrique subsaharienne, l’Inde, certains pays du Moyen-Orient et d’Amérique latine. Si « l’apartheid vaccinal » persiste, il constituera évidemment un facteur aggravant pour les économies les plus pénalisées par la crise.

Le danger est alors à peu près le même que celui de la vaccination. Les pays riches qui ont conçu des plans de relance pharaoniques uniquement centrés sur leurs économies sans avoir une vision mondiale de l’après-crise vont accentuer la divergence entre économies avancées et économies émergentes. D’autant plus que le monde émergent a évolué : le « C » de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) s’est détaché, relève un banquier européen. Aujourd’hui, la Chine est un créancier dont les dettes étranglent les pays africains et elle a complètement distancé l’Inde.

Nul ne perçoit mieux ce risque que Kristalina Georgieva, la directrice générale du Fonds monétaire international. « Nous sommes dans le même bateau, tout le monde doit ramer, a-t-elle dit, lundi, à Paris. Et ceux qui sont le mieux placés doivent faire profiter les autres de leurs avantages. L’idée selon laquelle “votre bout du bateau est en train de couler, mais de notre côté tout va bien”, cette fois-ci, ça ne va pas marcher. »