Le financement de la Sécurité sociale

Le Monde.fr : La « dette sociale » du coronavirus doit-elle être financée par la Sécurité sociale ?

Juin 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : La « dette sociale » du coronavirus doit-elle être financée par la Sécurité sociale ?

Les projets de loi sur les surcoûts financiers publics générés par la crise du Covid-19 sont examinés à l’Assemblée nationale cette semaine.

Par Bertrand Bissuel et Raphaëlle Besse Desmoulières

Publié le 08 juin 2020

Faut-il faire peser sur la Sécurité sociale les surcoûts liés au Covid-19 ? La question est au cœur des débats qui se tiennent, lundi 8 et mardi 9 juin, devant la commission spéciale de l’Assemblée nationale chargée d’examiner les deux projets de loi – organique et ordinaire – sur « l’autonomie et la dette sociale ». Ces textes, qui doivent être discutés en séance à partir du 15 juin, visent à financer 92 milliards d’euros « au titre des déficits futurs » que la « Sécu » est susceptible d’enregistrer durant la période 2020-2023. Ils donnent également un coup d’accélé­rateur à la création d’une branche dépendance au sein de notre Etat-providence, en lui affectant de nouvelles ressources pérennes.

Derrière ces dispositions très techniques se cache une « décision politique, qui a des conséquences sur les salariés et les retraités », comme le fait remarquer Serge Legagnoa, secrétaire confédéral de FO, chargé du dossier au sein de son organisation. Les deux projets de loi sont présentés au Parlement au moment où les finances du système de protection sociale s’enfoncent dans le rouge, sous l’effet de la crise déclenchée par l’épidémie. Le 2 juin, Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, a livré une nouvelle estimation du déficit de la « Sécu » pour 2020 : 52,2 milliards, soit 11 milliards de plus par rapport à la précédente projection faite à la fin avril. Des déséquilibres d’une ampleur inégalée.

Plusieurs facteurs expliquent cette spectaculaire dégradation. La masse salariale, principale source de recettes, s’est contractée en raison du repli des embauches dans le privé. En outre, le gouvernement a accordé des reports de cotisations aux entreprises afin de soulager leur trésorerie. Parallèlement, les dépenses ont flambé, pour combattre la propagation du SARS-Cov-2 et rémunérer les personnels hospitaliers.

Stratégie mise en cause
Dans ce contexte, l’exécutif entend prolonger de neuf ans la durée de vie de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades), chargée d’éponger le passif accumulé par le régime général de la « Sécu ». Alors que cette institution était censée achever sa mission en 2024, elle va finalement la poursuivre jusqu’en 2033, l’idée étant de lui confier « un montant global de dette de 136 milliards d’euros ». Ce chiffre englobe « l’apurement [de] déficits passés [environ 30 milliards d’euros] et de ceux qui résulteront de la crise sanitaire » – le gouvernement prévoyant donc 92 milliards d’euros sur 2020-2023. S’y ajoutent 13 milliards, fléchés vers l’Assurance-maladie, de manière à couvrir des besoins de financement chez les établissements publics de santé.

Cette stratégie est mise en cause. « Ce n’est pas à la Cades de gérer la dette future, estime Jocelyne Cabanal (CFDT). Il faut isoler cette dette exceptionnelle pour qu’elle n’asphyxie pas les différentes branches qui doivent pouvoir jouer leur rôle et prendre en charge la dépendance. » La centrale cédétiste plaide pour que l’Etat reprenne au moins 50 milliards d’euros de dette en 2020. « Pour l’Etat, cela ne changerait pas grand-chose alors que la Sécurité sociale peut se retrouver avec de vraies difficultés, juge Mme Cabanal. Comme l’a montré la crise sanitaire, il y a besoin d’investir massivement dans la santé et la perte d’autonomie. »

D’autres organisations syndicales développent des analyses similaires. Elles font remarquer qu’une large partie des déficits à venir sont imputables à des mesures prises par les pouvoirs publics : « Nous ne critiquons pas les mesures en question », affirme M. Legagnoa, mais, pour lui, la logique aurait voulu que le fardeau lié à des choix de l’Etat soit endossé par ce dernier. Une autre direction a été prise, ce que déplore Catherine Perret, la numéro deux de la CGT : ce sont, au final, les salariés et les retraités qui paieront la facture, dénonce-t-elle, par le biais d’une fraction de la contribution sociale généralisée (CSG) et de la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), dont le produit est reversé à la Cades.

Hausse supérieure à 200 %
Professeur associé à Sciences Po, Julien Damon observe que les projets du gouvernement vont à rebours de sa volonté de ne pas augmenter les prélèvements obligatoires. Il n’est, certes, pas prévu que la CRDS voit son taux s’accroître, mais elle va être collectée plus longtemps : jusqu’en 2033 au lieu de 2024, soit treize années contre quatre, ce qui correspond à une hausse supérieure à 200 % si l’on raisonne en durée, indique-t-il. Le nouveau transfert de passif vers la Cades lui paraît « assez discutable car il s’agit pour l’Etat de se “défaire” d’une partie de sa “dette Covid”, liée à l’épidémie, sur les assurances sociales ». Or, cette dette aurait pu « rester dans le giron de l’Etat », ce qui aurait été d’ailleurs « moins coûteux », car les autorités françaises font face à leur besoin de financement sur le très long terme, en levant des fonds sur les marchés à des taux très bas, à l’heure actuelle.

Tous ces arguments sont compréhensibles, réagit Eric Woerth, député (Les Républicains) de l’Oise et président de la commission des finances de l’Assemblée. « Mais la situation est exceptionnelle pour l’Etat comme pour la Sécurité sociale, considère-t-il. Il n’est pas choquant, selon moi, que chaque institution prenne sa part. »

Bertrand Bissuel et Raphaëlle Besse Desmoulières