La Sécurité sociale

Le Monde.fr : Sécurité sociale : « Depuis la fin des années 1960, l’effritement des principes fondateurs »

Novembre 2016, par infosecusanté

Sécurité sociale : « Depuis la fin des années 1960, l’effritement des principes fondateurs »

La sociologue Colette Bec revient sur l’histoire de la « Sécu », à l’occasion de la sortie du documentaire « La Sociale » dans lequel elle apporte son éclairage.

LE MONDE

14.11.2016

Propos recueillis par Adrien Pécout

Une image du documentaire français de Gilles Perret, « La Sociale », sorti en salles mercredi 9 novembre 2016.
Gilles Perret avait consacré deux de ses précédents documentaires au programme du Conseil national de la résistance (Walter, retour en résistance, en 2009, et Les jours heureux, en 2013). Toujours dans cette même veine – historique et militante –, le réalisateur signe à présent La Sociale, en salles depuis le 9 novembre.

Le film revient sur les 70 ans de la Sécurité sociale, née en 1945 puis développée sous l’impulsion du ministre communiste Ambroise Croizat. Avant de subir un « effritement de ses principes fondateurs », selon Colette Bec, professeure émérite de sociologie à l’université Paris-V-Descartes, spécialiste de la question, qui apporte son éclairage dans le documentaire.

Quelle est la principale différence entre la Sécurité sociale telle qu’elle existe en 2016 et celle de 1945 ?

Colette Bec : Les différences sont nombreuses, mais il y en a une qui me paraît essentielle : on constate un effritement des principes fondateurs depuis la fin des années 1960. Le déficit, dont on parle beaucoup ces temps-ci, et quasiment devenu un marronnier depuis des années. Il était déjà à l’origine de la réforme de 1967. Cette réforme est, selon moi, la première pierre d’une approche essentiellement comptable, qui va peu à peu reléguer au second rang les finalités politiques et sociales de la Sécurité sociale.

A partir de ce moment-là, on débattra de moins en moins de la place de la Sécurité sociale dans la société, plutôt de sa place dans l’économie. C’est le thème omniprésent du « trou » de la Sécurité sociale et la substitution significative du terme « charges » à celui de « cotisations ». Cette logique n’a fait que s’amplifier depuis. Elle a contribué à déstabiliser et à délégitimer les deux piliers de l’Etat social que sont le droit du travail et le système de Sécurité sociale.

Avant l’existence de la Sécurité sociale, quelles institutions remplissaient cette fonction ?

La question de la protection est évidemment bien antérieure à 1945. Elle est présente tout au long du XIXe siècle, au cœur de la « question sociale ». Cette situation de paupérisme montre que la liberté proclamée en 1789 ne tient pas ses promesses pour une très large part de la population qui est aux marges de la survie, dans une situation d’infériorité sociale, voire d’assujettissement. Cette persistance de la question sociale et des problèmes qui lui sont liés rend patent l’échec de la doctrine libérale comme conception du vivre ensemble, impuissante à faire société.

C’est la IIIe République qui donne une première réponse politique à ce problème. Elle pose qu’il n’y a pas de liberté sans sécurité et pas d’égalité sans solidarité. Elle met en œuvre ce dernier principe au travers de ce qu’on peut qualifier d’ébauche d’une politique sociale de protection. Parmi les grandes lois de cette époque, outre les lois scolaires, sont votées trois grandes lois d’assistance qui tentent d’articuler l’individu et la collectivité.

Quelles sont ces trois grandes lois ?

La loi d’assistance médicale gratuite (du 15 juillet 1893) est considérée comme un prêt envers les malades qui recouvreront leur capacité de travail ; celle sur le service des enfants assistés (du 27 juin 1904) comme un placement envers les enfants qui coopéreront bientôt à l’œuvre commune ; enfin, la loi d’assistance aux vieillards, infirmes et incurables (du 14 juillet 1905) comme le paiement d’une dette envers des personnes qui ont déjà travaillé.

Ces lois traduisent le lien qu’elles contribuent à tisser entre le citoyen et la nation. Elles seront suivies par des lois d’assurance de 1910, celle des retraites ouvrières et paysannes, et surtout la loi de 1928-1930 créant des assurances sociales obligatoires mais pour les seuls salariés de l’industrie et du commerce.

Lors de sa création, en quoi la Sécurité sociale présentait-elle une innovation par rapport à ces lois antérieures ?

L’objectif des lois précitées se limitait à protéger les catégories les plus vulnérables du monde du travail, alors que l’ambition du projet de Sécurité sociale est tout autre : il s’agit de « solidariser » l’ensemble de la société. Pierre Laroque, le premier directeur de la Sécurité sociale [l’un de ses fondateurs avec le ministre communiste Ambroise Croizat], parlait d’une politique de redistribution « tendant à modifier la répartition qui résulte du jeu aveugle des mécanismes économiques ».

Ainsi pensée, la « Sécu » devait prendre place dans un projet politique général : organiser rationnellement une société juste et solidaire. Elle devait être une pièce centrale de ce nouveau cours démocratique en contribuant à l’émancipation des individus, à l’augmentation de l’espérance de vie, au recul massif de la mortalité infantile. C’est en ce sens qu’on peut la qualifier d’institution de la démocratie, une institution qui a transformé profondément notre société.

Quel avenir imaginer pour la Sécurité sociale dans un contexte où le secteur public fait l’objet de privatisations ?

Difficile à dire. Il y a certes un satisfecit largement affiché d’un « sauvetage » de la « Sécu » par une réduction prévue des déficits. Mais on se garde bien d’en préciser les modalités – la situation de l’hôpital et les mobilisations du personnel infirmier et médical de ces derniers jours devraient pourtant nous y inviter…

Mais surtout, il y a le risque d’une véritable réorientation des principes fondateurs du système. D’abord, un processus de dualisation du système qui est à l’œuvre depuis un certain temps. Cela se traduit par le développement d’une sphère à part, une véritable sphère de gestion de la pauvreté (minima sociaux, travailleurs pauvres…) à côté de la protection toujours efficace des travailleurs statutaires.

Ensuite, il y a l’implantation de plus en plus forte d’une deuxième composante du système depuis les années 1970 : les assurances complémentaires. Didier Tabuteau [responsable de la chaire « santé » à Sciences Po] a montré comment le remboursement des soins courants se situe entre 50 et 55% à l’heure actuelle, alors même qu’en 1980 il était de 80%. Ce qui explique que la « complémentaire » soit devenue une nécessité pour avoir accès aux soins.

Cela revient à une réduction de fait de la protection des plus faibles : une part significative de la population française est sans complémentaire, ce qui lui ferme quasiment l’accès aux soins. Et ce qui crée aussi, de fait, un véritable marché de la protection dans lequel le bien fondamental qu’est la santé est ramenée au rang de marchandise, le patient devenant un client. Un marché où entrent en concurrence sociétés mutualistes, compagnies d’assurances et institutions de prévoyance complémentaire.

Adrien Pécout
Journaliste au Monde