Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Vaccins contre le Covid-19 : comment l’Europe tente de combler son retard

Mars 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Vaccins contre le Covid-19 : comment l’Europe tente de combler son retard

Seuls 6,1 % des Européens ont reçu au moins une injection, contre 17,1 % des Américains, 32,1 % des Britanniques, et 57 % des Israéliens. La faute à un processus de décision commun plus lent, mais aussi à des campagnes nationales poussives.

Par Benjamin Barthe(Beyrouth, correspondant), Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante), Louis Imbert(Jérusalem, correspondant), Stéphanie Le Bars(Washington, correspondante) et Virginie Malingre(Bruxelles, bureau européen)

Publié le 09/03/2021

C’est désormais un rituel. Tous les matins, à 5 heures, Thierry Breton échange avec Pascal Soriot, le PDG d’AstraZeneca qui s’est installé en Australie et pour qui l’après-midi est déjà avancée. Pas question pour le commissaire européen de relâcher la pression sur le laboratoire britannico-suédois, qui a failli à ses engagements envers les Vingt-Sept et les a contraints à ralentir leur campagne de vaccination. Ensemble, les deux Français parlent rendement des usines, goulets d’étrangement, composants chimiques, ou encore partenariats industriels.

Plus tard dans la journée, l’ancien ministre, en charge du volet industriel de la stratégie communautaire de vaccination, téléphone à Stéphane Bancel, qui a posé ses valises à Boston (Massachusetts) où il préside la biotech Moderna, et au patron de Pfizer, Albert Bourla, installé pour sa part à Groton (Connecticut). Très bientôt, il ajoutera à cette liste d’appels quotidiens Alex Gorsky, à la tête de Johnson & Johnson, d’autant que le laboratoire accuse déjà certains retards dans ses livraisons aux Etats-Unis. Jeudi 11 mars, l’agence européenne des médicaments (AEM) devrait en effet autoriser le vaccin américain, qui deviendra ainsi le quatrième à pouvoir être administré au sein de l’Union européenne (UE).

A Bruxelles et dans toutes les capitales européennes, on s’active pour tenter d’accélérer le processus de vaccination, qui a démarré si laborieusement sur le Vieux Continent le 26 décembre 2020. Autorisations de mise sur le marché tardives, problèmes logistiques, campagnes de vaccination poussives, l’Europe cumule les retards. Selon des chiffres publiés par ourworldindata.com le 8 mars, seuls 6,1 % des Européens ont reçu au moins une injection, contre 17,1 % des Américains, 32,1 % des Britanniques, plus de 35 % des Emiratis, et 57 % des Israéliens.

Alors que les variants se propagent dangereusement, il n’y a plus une minute à perdre. Les Vingt-Sept ont quelques semaines – pas plus, s’ils veulent sauver l’été de leurs concitoyens – pour inverser la donne et transformer en succès ce qui, depuis fin janvier, s’annonce comme un fiasco. Les enjeux sont aussi bien sanitaires – la pandémie a à ce jour fait plus de 800 000 morts en Europe – qu’économiques ou géopolitiques, dans un monde où le Vieux Continent peine à imprimer sa marque et où le Brexit pourrait lui faire de l’ombre.

L’Europe mal placée

Dans cette course aux vaccins, l’Europe est aujourd’hui mal placée. Selon la Commission, l’UE et ses 450 millions d’habitants ont, à ce jour, reçu près de 57 millions de vaccins Pfizer-BioNTech, Moderna et AstraZeneca. En Israël, champion toute catégorie de la vaccination, 7,5 millions de doses Pfizer-BioNTech ont déjà été réceptionnées (pour 9,2 millions d’habitants). Quant aux 330 millions d’Américains, Pfizer-BioNTech et Moderna leur ont livré 110 millions de vaccins. De ce point de vue, donc, le constat est sans appel : les Européens arrivent en queue de peloton.

Le choix des Vingt-Sept d’acheter ensemble des vaccins – afin que tous les pays, y compris les petits et les moins riches, partent sur un pied d’égalité dans cette guerre contre le virus – n’y est pas étranger : ce faisant, ils ont gagné en force de négociation, mais perdu en agilité. Car, même si la Commision a négocié en leur nom, elle n’a jamais pris la moindre décision sans leur accord, et a dû composer avec des intérêts qui n’étaient pas toujours alignés.

Les Européens ont également perdu du temps parce qu’ils avaient à cœur de rassurer leurs concitoyens, de plus en plus nombreux, notamment en France, à se méfier des vaccins. Ainsi, contrairement à Tel-Aviv, Washington ou Londres, ils ont exigé que la responsabilité juridique (en cas d’effets secondaires des vaccins par exemple) soit partagée entre les Etats et les industriels, ce qui, avec les avocats des Américains Pfizer et Moderna, a donné lieu à de longs débats. Dans cette même logique, ils ont refusé de recourir, pour les autorisations de mise sur le marché des vaccins, à la procédure d’urgence de l’Agence européenne du médicament (AEM) qui, en plus d’être moins exhaustive, exonère les laboratoires de toute responsabilité.

Les Emirats arabes unis, sur la deuxième marche du podium après Israël, ne se sont pas non plus embarrassés de telles précautions. Abou Dhabi a en effet misé gros sur le géant chinois Sinopharm, et approuvé son vaccin – testé en phase 3 sur une partie de la population émiratie cet été – avant même Pékin. Quant à Benyamin Nétanyahou, il aime à filer la métaphore militaire, voyant dans cette course aux vaccins contre le virus et ses variants « une course aux armements d’un nouveau genre », dans laquelle tous les moyens sont bons. Le premier ministre a ainsi promis à Pfizer-BioNTech et à « son ami » Albert Bourla de mener la campagne de vaccination la plus rapide au monde – si tant est qu’il soit approvisionné – et de mettre à sa disposition les données médicales de ses concitoyens, qui lui permettraient d’évaluer, en temps quasi-réel, l’efficacité du vaccin.

Rupture d’approvisionnement
Plus lente au démarrage, l’Europe a par ailleurs subi de plein fouet les difficultés industrielles des laboratoires, qui ont développé un vaccin en un temps record mais dont les capacités industrielles n’ont pas suivi. Pfizer et Moderna ont occasionné quelques retards à sa stratégie de vaccination, mais c’est AstraZeneca qui lui a porté le coup de grâce, en annonçant, le 21 janvier une réduction de 120 à 40 millions de ses livraisons aux Vingt-Sept au premier trimestre… 80 millions de doses évaporées, ce sont 40 millions d’Européens – plus de 10 % de la population adulte – lésés.

Au même moment, le groupe britannico-suédois respectait ses engagements vis-à-vis du Royaume-Uni, où a été développé son vaccin (par l’université d’Oxford) et, à Bruxelles, certains suspectent qu’il a vendu à Londres des vaccins qui auraient dû être réservés aux Européens. « Plusieurs indices laissent penser que l’usine néerlandaise d’AstraZeneca a énormément exporté vers le Royaume-Uni à la fin de l’an dernier. Mais nous n’avons, à ce stade, pas de preuve », commente une source européenne. Quoi qu’il en soit, le Royaume-Uni (et ses 66 millions d’habitants) a été mieux servi que ses ex-partenaires, puisque 22 millions de personnes y ont déjà reçu une dose.

Les Emirats arabes unis, Israël ou les Etats-Unis n’ont pas non plus subi de rupture d’approvisionnement significative. Force est de constater, donc, que l’UE a, bien plus que les autres jusqu’ici, souffert des problèmes logistiques des laboratoires. Certains analystes considèrent qu’elle n’a pas dépensé assez dans la cause vaccinale et que, d’une certaine manière, les industriels lui en ont tenu rigueur. Au-delà de l’achat des doses stricto sensu, elle a investi 2,9 milliards d’euros afin d’aider les laboratoires à être prêts à produire leur vaccin le moment venu, quand l’opération « Warp Speed » (« à la vitesse de l’éclair ») lancée par l’ancien président américain, Donald Trump, a mobilisé 14 milliards de dollars (11,8 milliards d’euros) pour les aider dans la recherche.

« Peut-être avons-nous eu aussi trop de certitudes sur le fait que les commandes seraient effectivement livrées dans les temps », a, quant à elle, reconnu la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, le 10 février, concédant une certaine naïveté. « L’Europe a été trop lente à développer une stratégie industrielle pour accroître la production des laboratoires. Les usines de leurs concurrents auraient dû être mobilisées bien plus vite », tranche Guntram Wolff, à la tête du think tank Bruegel, dans une tribune publiée, le 28 janvier, notamment par The Guardian. De fait, Ursula von der Leyen a négligé les questions industrielles jusqu’à ce que les difficultés s’accumulent, fin janvier, et qu’elle confie à Thierry Breton la mission de réfléchir aux moyens d’accroître la production de vaccins.

« Le seul pays avec lequel la comparaison fait sens, en termes de population, ce sont les Etats-Unis », rétorque Thierry Breton. Avant d’ajouter : « En l’occurrence, les Etats-Unis et l’Europe ont la même cinétique, avec quatre semaines d’écart, ce qui correspond au décalage dans le lancement de la campagne de vaccination. Fin mars, on devrait avoir reçu 90 à 100 millions de doses, ce qu’avaient les Etats-Unis fin février. »

Des campagnes de vaccination déficientes

Un autre indicateur permet d’expliquer le retard européen, pleinement imputable, celui-ci, aux gouvernements : les campagnes de vaccination restent laborieuses. « Ce ne sont pas seulement les vaccins qui sauvent des vies, c’est aussi la vaccination », commente Eric Mamer, le porte-parole de la Commission. Début février, à peine 54 % des doses livrées aux Européens avaient été administrées, les autres dormaient dans des réfrigérateurs… Certes, la situation varie d’un pays à l’autre, en fonction de leur taille, de leur structure administrative ou de leur organisation territoriale. Mais, à quelques exceptions près, les Vingt-Sept ont traîné.

Quand Berlin, Paris et d’autres ont tergiversé avant d’autoriser il y a quelques jours la prescription du vaccin AstraZeneca aux plus âgés – au motif que les données sur cette tranche d’âge étaient insuffisantes –, Londres n’avait pas de telles pudeurs, n’hésitant pas, par ailleurs, à réquisitionner des stades ou des cathédrales, en plus des hôpitaux, des pharmacies et des centres de santé. Face à la déferlante des variants, Boris Johnson a fait un autre choix, que les Européens ont également jugé risqué, mais qui semble porter ses fruits : le premier ministre a décidé d’espacer de douze semaines les deux injections, arguant que la première suffit à limiter le risque de développer une forme grave de la maladie. A l’en croire, tous les adultes auront reçu une dose au 31 juillet. « C’est culturel, les Britanniques n’ont pas la même aversion au risque que les Européens, le principe de précaution y est moins structurant », admet un haut fonctionnaire européen.

Quand la France refusait jusqu’au week-end dernier de vacciner les samedis et dimanches, Israël n’a jamais fait de pause durant le repos du shabbat, piquant à tour de bras y compris dans des stades et maisons de la culture de quartier reconvertis en « vaccinodromes ». Ce petit pays a mis à profit la réactivité de sa population et son expérience des temps de guerre. Les centres de vaccination n’ont pas rechigné à injecter n’importe quel passant, chaque soir, pour éviter que leurs doses expirent. Et depuis début février, l’Etat y mène une chasse agressive aux non-vaccinés, notamment dans les communautés arabe et ultraorthodoxe. Avec comme objectif d’immuniser l’essentiel de la population adulte d’ici aux élections législatives du 23 mars.

Les Emirats arabes unis prévoient, pour leur part, d’avoir vacciné la moitié des 9 millions d’Emiratis fin mars. La concentration de la population dans deux grosses villes – Abou Dhabi et Dubaï – leur facilite certes la tâche. Mais ils peuvent se féliciter du bon niveau du secteur médical, dans lequel les autorités ont investi, en recrutant notamment des praticiens étrangers. Et de la réactivité de leurs dirigeants, qui ont hissé la lutte contre le virus au rang de priorité nationale très rapidement.

Aux Etats-Unis, comme en Europe, la campagne de vaccination a connu des débuts poussifs. Mais, depuis janvier, la multiplication des sites dédiés (hôpitaux, pharmacies, « vaccinodromes ») a permis de corriger le tir, même si, dans certains Etats, il reste parfois difficile d’obtenir un rendez-vous. « Il y aura assez de vaccins pour tous les adultes d’ici à fin mai », a promis le président, Joe Biden, mais cela ne veut pas dire que tout le monde sera immunisé en juin. Car un petit tiers des Américains restent aujourd’hui réticents à l’idée de se faire vacciner.

L’Europe corrige ses insuffisances

Si l’Europe continue à défendre son modèle, elle a pris conscience de ses failles et appris de ceux qui ont été parfois plus audacieux, souvent mieux organisés et indubitablement moins naïfs. Elle s’attache désormais, dans l’urgence, à corriger ses insuffisances. En interdisant l’exportation de 250 000 doses d’AstraZeneca de l’Italie vers l’Australie, le 26 février, Rome et la Commission ont envoyé un message clair aux laboratoires : l’Europe sait défendre ses intérêts quand elle s’estime lésée et elle est prête à recommencer si nécessaire, a prévenu Ursula von der Leyen, dans un entretien au journal allemand WirtschaftsWoche, le 8 mars.

Pour le reste, la Commission travaille avec les industriels pour les aider à régler leurs problèmes de production et à se mettre en ordre de bataille face aux variants. Plusieurs accords de partenariats ont déjà été annoncés dans cette optique, comme Sanofi qui va mettre en fiole le vaccin développé par BioNTech, et d’autres sont à venir. « Il faut savoir qu’entre les phases de congélation ou les tests nécessaires, un vaccin met deux mois à être produit. Une hausse des capacités de production ne se voit donc pas tout de suite », précise une source européenne. A la fin de l’année, a répété plusieurs fois Thierry Breton, « l’UE sera en mesure de produire 2 à 3 milliards de doses par an », contre 70 millions aujourd’hui. Et la Commission n’exclut plus, lorsqu’il s’agira d’autoriser des vaccins contre les variants – qui seront des versions adaptées des vaccins actuels – de recourir à la procédure d’urgence de l’AEM.

Par ailleurs, Bruxelles cherche à sécuriser les chaînes d’approvisionnement pour la production européenne, qui passent souvent par les Etats-Unis. En sachant que Washington peut, à tout moment, interdire l’exportation de n’importe quelle substance ou composant indispensable à la fabrication du vaccin. Dans ce contexte, certains chefs d’Etat, comme Emmanuel Macron et Mario Draghi, militent pour que les Européens se dotent d’un mécanisme d’autorisation des exportations de produits intermédiaires, à l’image de ce qu’ils ont fait pour les vaccins le 30 janvier et de ce qui existe outre-Atlantique.

De nouveaux vaccins bientôt sur le marché
Enfin, de nouveaux vaccins devraient bientôt être disponibles, notamment celui de CureVac, dont l’autorisation de mise sur le marché est attendue en mai. Au total, la Commission a signé des contrats avec six laboratoires (Pfizer-BioNTech, Moderna, AstraZeneca, Johnson & Johnson, CureVac, Sanofi) auxquels elle a commandé 2,6 milliards de doses.

Malgré les retards accumulés, Ursula von der Leyen veut encore croire que l’Europe peut rattraper son retard et vacciner 70 % de la population adulte d’ici à l’été, comme elle s’y est engagée. Le 25 février, elle a présenté aux chefs d’Etat et de gouvernement, réunis à l’occasion d’un sommet virtuel, un graphique, selon lequel, à la fin juin, 600 millions de vaccins pourraient avoir été livrés au sein de l’UE – 100 millions au premier trimestre, et 500 millions au deuxième –, permettant donc d’atteindre cet objectif.

Les Vingt-Sept ont accueilli avec un certain scepticisme ces projections. Non seulement rien ne permet d’affirmer qu’AstraZeneca sera en mesure de livrer les 40 millions de doses promises d’ici à fin mars. Et, sur les trois mois suivants, « on ne comprend pas bien comment le laboratoire fera pour livrer les 180 millions de vaccins annoncés. Pour l’heure, on est sûrs de recevoir 75 millions de doses », confie une source européenne. AstraZeneca, qui affirme être en mesure de faire venir de ses usines non européennes la moitié des doses promises, n’a pour l’instant pas convaincu ses clients. Avec Johnson & Jonson et la montée en puissance des capacités industrielles, « on a sécurisé 300 millions de doses au deuxième trimestre », assure Thierry Breton. De quoi vacciner fin juin quelque 190 millions d’adultes, soit 52 % des plus de 18 ans.

Quant aux Vingt-Sept, ils ont tous, ces derniers jours, pris des dispositions pour accélérer, et les derniers chiffres de la Commission faisaient état d’un réel progrès : au 8 mars, ils avaient injecté 73 % des doses qui leur avaient été livrées. En Italie, Mario Draghi a confié au général Figliuolo, un officier supérieur au CV militaire bien fourni, la mission de relancer la campagne vaccinale. Tout un symbole, qui dit l’urgence dans laquelle les Européens se trouvent.

Benjamin Barthe(Beyrouth, correspondant), Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante), Louis Imbert(Jérusalem, correspondant), Stéphanie Le Bars(Washington, correspondante) et Virginie Malingre(Bruxelles, bureau européen)