Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - AstraZeneca, entre défi et défiance

Avril 2021, par Info santé sécu social

Problèmes de livraison, polémiques sur les effets secondaires... Malgré les critiques en rafale, le labo, novice dans le club très fermé des entreprises produisant des vaccins, reste droit dans ses bottes et veut continuer dans ce domaine après la pandémie.

Une série noire digne d’un roman du même nom. Et pourtant, la multiplication de faux pas et de bévues accumulés par le laboratoire pharmaceutique anglo-suédois AstraZeneca ne relève pas de la fiction. Retards chroniques de livraison, suspicions d’effets secondaires pouvant entraîner des décès, défiance des autorités américaines par la voix du conseiller santé à la Maison Blanche, qui affirme que les Etats-Unis pourraient se passer de ce vaccin… La firme est sous le feu croisé des critiques et la méfiance s’installe. Ce week-end à Calais, 550 doses attendaient des candidats pour 70 rendez-vous prévus. A Gravelines (Nord), 600 doses non utilisées ont dû être restituées. Pendant ce temps, le produit concurrent, Pfizer, est toujours plus demandé par ceux qui sont éligibles aux deux injections. Face à cette bronca, on aurait pu imaginer une réaction massive et argumentée du laboratoire. Pour l’heure, son PDG, le Franco-Australien Pascal Soriot, est aux abonnés absents, confiné dans son logement de Sidney. Le boss du laboratoire a cependant répondu, le 25 février, à une audition de la Commission européenne. Il y apparaît en chemise blanche, col ouvert et fait face à toutes les questions d’une manière technique et chirurgicale, sans la moindre once d’affect. Il a pourtant planté l’Union européenne de 90 millions de doses pour le seul premier trimestre 2021.

La stratégie d’AstraZeneca semble être, néanmoins, de reprendre en boucle des arguments parfaitement rodés : l’absence de stocks bien que les chaînes de production tournent à flux tendu, ou encore les difficultés d’approvisionnement en « principes actifs ». D’autant plus fâcheux quand on ne maîtrise pas vraiment sa chaîne de production, les quatre sites qui fabriquent le vaccin sur le Vieux Continent n’appartenant pas à AstraZeneca. Ce sont des sous-traitants, des manufacturiers comme on dit dans le jargon du médicament. La firme va même jusqu’à indiquer à ses clients, en l’occurrence les Etats, que les volumes de livraison prévus dans le contrat signé avec l’UE étaient une simple « estimation »… A Bercy, un haut fonctionnaire très au fait du dossier en perd son sens de la réserve : « Nous n’avons pas de réponse satisfaisante à ce stade sur les retards de livraison. Rien n’est documenté. » Le député européen Pascal Canfin (apparenté LREM) ne décolère pas : « AstraZeneca n’a tenu aucun des engagements à l’égard de l’Union européenne. Il est bien au-delà de la marge d’erreur acceptable. Ce laboratoire fait du bonneteau avec les doses. » L’ex-ministre de François Hollande, désormais président de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire au Parlement de Strasbourg, se veut néanmoins lucide car « une action en justice ne permettra pas de produire plus de vaccins ». Mais Canfin n’exclut pas d’en découdre : « Pourquoi leur ferait-on le cadeau de ne pas les attaquer ? »

Entreprise florissante

AstraZeneca est certes un membre du club fermé des « Big Pharma ». Il pointe à la onzième place du classement mondial des producteurs de médicaments et affiche une rentabilité à faire pâlir de jalousie des industries plus classiques. Trois milliards de dollars de bénéfices net (2,5 milliards d’euros) pour 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires l’an dernier. « Pendant longtemps, le principal marché de ce laboratoire a été celui des médicaments contre les ulcères », souligne Sébastien Malafosse, analyste financier pour la société de conseil en investissement Oddo qui scrute la stratégie d’AstraZeneca depuis plusieurs années. Le produit vedette de la firme est alors le Mopral. L’entreprise s’est ensuite orientée vers les prescriptions destinées à lutter contre le cholestérol. Son blockbuster, le Crestor, a réalisé plus de 3,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Sous l’impulsion de l’actuel PDG Pascal Soriot, AstraZeneca met ensuite le cap sur les médicaments contre le cancer. Là aussi, il aligne les molécules à plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires : le Tagrisso a réalisé en 2015 jusqu’à 4,5 milliards de dollars de vente et l’Imfinzi, dernier mis sur le marché, a totalisé l’an dernier 2 milliards de dollars de recettes.

Mais si AstraZeneca est une entreprise florissante, le laboratoire est un nouveau venu en matière de vaccin. Or ce marché est extrêmement concentré. « Quatre acteurs − GSK, Merck, Pfizer et Sanofi − contrôlent 85% des ventes de vaccins », rappelle Nathalie Coutinet, enseignante-chercheuse en économie de la santé à l’université Sorbonne-Paris-Nord. Pourquoi donc AstraZeneca s’est invité dans la course à la production d’une molécule anti-Covid-19 ? « We follow the science [“nous suivons la science”] », ont coutume de répondre leurs dirigeants à tous ceux qui posent cette question. La réalité est sans doute plus pragmatique. Tout d’abord, ce n’est pas AstraZeneca qui a mis au point le vaccin mais l’université d’Oxford. Celle-ci a ensuite cherché un partenaire industriel capable de le produire rapidement en centaine de millions de doses. Oxford a alors une exigence : que le vaccin soit vendu à prix coûtant, en l’occurrence entre 2,5 et 4 euros la dose. Le détail des contrats est toutefois plus subtil que la communication faite autour de cette opération. La vente au prix coûtant n’est prévue pour durer « que le temps de la pandémie ». Pour les campagnes de vaccination ou de re-vaccination qui ne manqueront pas d’avoir lieu ultérieurement, le prix de vente du vaccin d’AstraZeneca sera sensiblement plus élevé. Enfin et selon des sources au sein même du laboratoire, l’université d’Oxford touche néanmoins une rémunération de 6% sur les ventes.

« Pas de réelles contreparties »

La méthode d’achat du vaccin mise en place par l’UE a également de quoi inciter le laboratoire à se lancer dans l’aventure. « La rapidité avec laquelle les premiers vaccins ont été trouvés s’explique par le montant des fonds avancés qui permettent de mobiliser plus de chercheurs », précise l’économiste Nathalie Coutinet. Difficile de savoir avec précision combien a perçu AstraZeneca avant même que la première dose ne sorte des chaînes de production. Les contrats passés sont confidentiels au nom du secret des affaires, quand bien même ils sont réglés avec de l’argent public. Selon la revue scientifique The Lancet, le laboratoire a perçu au total 1,7 milliard d’euros de la part du gouvernement américain, du Royaume-Uni et de l’UE pour la mise en place des chaînes de production et à titre de précommande. Il serait donc le mieux loti, juste derrière Novavax et l’alliance du Français Sanofi avec le britannique GSK. « Il n’y a pas eu de réelles contreparties à ce financement, poursuit Nathalie Coutinet. La grande force des laboratoires pharmaceutiques est que la population ne peut accepter l’idée de ne pas avoir accès à un traitement, quel qu’en soit le prix. »

Finalement, Astra Zeneca n’a livré que 30 millions de doses à l’UE au premier trimestre alors que le contrat signé en prévoyait 120 millions. Mais même si le commissaire européen au Marché intérieur, le Français Thierry Breton, s’est fâché tout rouge sur son compte Twitter et qu’Emmanuel Macron s’est en plaint publiquement à la sortie du dernier Conseil des ministres, la palette des sanctions apparaît bien peu dissuasive. « Les contrats ne prévoient pas de pénalité financière en cas de retard de livraison. Nous avons pour l’heure activé la clause de règlement des conflits », indique un fonctionnaire européen. En langage diplomatique, cela signifie que les deux parties vont ouvrir des discussions sur la meilleure manière d’aplanir le différend. Mais pas question pour l’heure de la moindre action en justice. Bruxelles a simplement annoncé un renforcement du contrôle des exportations de vaccin de manière à éviter que des doses promises à l’UE ne prennent le chemin du Royaume-Uni ou d’autres contrées.

Malgré ses déboires, AstraZeneca a annoncé son intention de demeurer sur le marché du vaccin. Pour l’heure, il semble être plus préoccupé par ses dernières emplettes : l’acquisition en décembre et pour 30 milliards d’euros d’une société de biotechnologie, Alexion, spécialisée dans l’immunothérapie. D’après les calculs réalisés par l’analyste financier Sébastien Malafosse, elle devrait permettre à AstraZeneca, dès cette année, « d’augmenter de 50 % son bénéfice d’exploitation ». Pendant les affaires, les affaires continuent.