Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Cinq arguments des « rassuristes » passés au crible

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Par Luc Peillon et Anaïs Moran

Immunité collective, faible mortalité, hypothétique mutation du virus… Sur les plateaux télé et de radio, les tenants du discours « rassuriste » abattent leurs cartes.

A raison ?

« Rassuristes », donc rassurants ? Face à l’anxiété dans laquelle la population française est de nouveau plongée en cette rentrée, après un été plutôt calme, leurs discours sonnent agréablement à nos oreilles en manque de bonnes nouvelles. Dénommés « rassuristes » sur les réseaux sociaux, en opposition aux « alarmistes », ils font preuve d’un optimisme déconcertant. Leurs positions ? L’épidémie est un vieux (et mauvais) souvenir. Les malades ? Imaginaires ou presque. Le confinement ? Inefficace, voire dangereux. Retour sur les arguments et contre-arguments de ces scientifiques iconoclastes, issus des disciplines les plus diverses, et qui, ces dernières semaines sur les plateaux de télévision et de radio, viennent tordre le cou à l’hypothèse d’une deuxième vague.

1. La quasi-totalité de la population a déjà été exposée
Le virus a déjà « touché une grande partie de la population qu’il devait toucher au moment de la première vague, c’est-à-dire entre mars et mai », expliquait l’épidémiologiste de l’Inserm Laurent Toubiana, le 18 septembre sur Radio Classique. Autrement dit, « une partie énorme de la population a été exposée à ce virus, et a fait une forme faible, voire asymptomatique. Ces gens-là […], ils ont une utilité tout de même : ils forment une espèce de barrière ».

S’il est difficile de déterminer la part de la population confrontée au Sars-CoV-2 lors de la première vague, les rares études qui s’y sont essayées ne vont, a priori, pas dans son sens. L’évaluation réalisée par l’Institut Pasteur, sur la base des hospitalisations et des décès, considère que « seules » 3,5 millions de personnes ont rencontré le virus à la date du déconfinement, le 11 mai, soit 5,3 % de la population française (11,9 % en Ile-de-France et 10,9 % dans le Grand-Est). Les projections de l’équipe « Evolution théorique et expérimentale » (CNRS, IRD, université de Montpellier) sont encore plus faibles, évoquant 2 millions seulement, soit 3,2 % de la population.

Des estimations ont également été réalisées sur la base d’enquêtes de séroprévalence (recherche d’anticorps contre le Sars-CoV-2). La dernière en date, conduite du 4 mai au 24 juin par l’Inserm, conclut à la présence d’anticorps chez 10 % de la population d’Ile-de-France, 9 % du Grand-Est et seulement 3 % chez celle de Nouvelle-Aquitaine.

Des chiffres que Toubiana ne juge pas contradictoires avec sa thèse : « Quand je dis que la très grande majorité de la population a déjà rencontré le virus, c’est sans déclencher le système immunitaire secondaire, donc sans que cela soit visible, par exemple, dans les études de séroprévalence », explique-t-il à Libération. Pour ces millions de personnes - sur qui « le virus a glissé » -, seule l’immunité primaire, la toute première barrière située dans la partie ORL, aurait été sollicitée, mais sans laisser de traces. Selon lui, il y aurait eu, in fine, « 2 millions de formes cliniques, un peu comme pour la grippe chaque année », que l’on retrouverait dans les études sérologiques, tandis que les autres auraient été confrontées au Sars-CoV-2, mais de façon « invisible », donc. Soit une catégorie de la population que l’épidémie ne touche pas. « C’est pareil pour toutes les épidémies », insiste Laurent Toubiana, toutes les personnes ne sont pas « susceptibles ». Avec des « gens pour lesquels le virus n’est pas actif, qui peuvent être exposés mais qui ne réagissent pas ». Impossible, cependant, d’en évaluer le nombre, d’après lui.

La thèse selon laquelle la population française a déjà été massivement confrontée au virus suppose aussi une propagation homogène dans le pays, alors que de nombreux indices suggèrent au contraire une diffusion variable, selon les territoires. D’après les données hospitalières, en effet, certaines régions, comme la Nouvelle-Aquitaine ou la Bretagne, ont été quasi épargnées lors de la première vague, quand d’autres, comme l’Ile-de-France ou le Grand-Est, ont été violemment touchées. Toubiana réfute l’argument : « Les régions ont été exposées, a priori, de la même manière. Une partie de la population parisienne, très touchée, est même allée dans ces régions au moment du confinement. Certes, l’incidence des "formes graves" était plus faible… Et je n’ai pas d’explication. Mais si ces régions avaient été moins touchées, au moment du déconfinement elles seraient "reparties", signe d’une moindre contamination. Et tel n’a pas été le cas. »

2. L’épidémie stagne, voire régresse
Invité de Sud Radio le 16 septembre, Jean-François Toussaint, directeur de l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (Irmes), relativise l’actuelle hausse du nombre de cas depuis la rentrée : les autorités sanitaires parlent « d’explosion », alors que « la pente actuelle [du nombre de cas positifs] est quinze fois plus faible que celle que nous avons connue en mars ». On retrouve les mêmes arguments chez Laurent Toubiana : l’augmentation est là, mais non préoccupante, car « extrêmement faible ». « Quand vous passez de 10 à 20, par exemple, vous augmentez de 100 %, mais vous restez sur des données très basses. » Si l’épidémie n’était pas derrière nous, estime-t-il, « on assisterait à une explosion du nombre de contaminations, ce qui n’est pas du tout ce que l’on observe ».

Force est de constater, en effet, que la dynamique de l’épidémie en cette rentrée n’est plus du tout la même (pour l’instant) qu’en février-mars. Alors que le nombre de nouveaux cas quotidiens se comptait en centaines de milliers à la veille du confinement, le 17 mars, il est aujourd’hui d’environ 10 000 par jour selon les résultats des tests (autour de 20 000 en intégrant les cas non diagnostiqués). Le temps de doublement de l’épidémie, surtout, est passé de trois à quatre jours à l’époque, à plus d’une quinzaine de jours actuellement. Cette dernière semaine, l’épidémie semble même amorcer un timide plateau, ou du moins un net ralentissement.

Pour autant, le nombre de contaminations (même à un bas niveau en valeur absolue) a bien connu, au cours de ces dernières semaines, une nette progression. D’un millier par jour fin juillet, il a été multiplié par dix depuis. Une hausse que la forte augmentation du nombre de diagnostics réalisés n’explique que partiellement. Car dans le même temps, le taux de positivité des tests, lui aussi, progresse, passant de 1,1 % début juillet (son point bas depuis le début du printemps) à 7,9 % fin septembre.

Quant au ralentissement actuel, s’il est encore trop tôt pour en connaître les causes exactes, quelques pistes peuvent d’ores et déjà être avancées. Sanitaires, tout d’abord, avec un port du masque de plus en plus répandu, notamment dans les grandes villes, et le respect peut-être plus important des gestes barrières qu’en période estivale. Mais aussi statistiques : sur la semaine du 21 au 27 septembre, la légère inflexion du nombre de contaminations est concomitante avec une chute de 16 % du nombre de tests sur cette période. Soit près de 220 000 tests en moins de huit jours. Une baisse des dépistages « liée à un meilleur respect des recommandations », explique Lionel Barrand, président du Syndicat des jeunes biologistes médicaux. « Dans nos laboratoires, on voit beaucoup moins d’asymptomatiques, de "faux cas contacts" [contacts de cas contact, ndlr] ou de simples tests de contrôles. » Autre raison, selon lui : la diminution des campagnes massives de diagnostics ou de demandes d’entreprises. Autrement dit, cette stagnation ou baisse du nombre de cas pourrait être liée, en partie au moins, à cette baisse du nombre de tests.

3. Il n’y a quasiment plus de morts

Peu de nouveaux cas, donc, selon les rassuristes, et surtout peu de malades, et encore moins de morts. « Qu’est-ce qu’une épidémie ? Une épidémie, ça fait des morts et des malades graves. Sinon, une épidémie de rhume, excusez-moi […], pour moi c’est pas grave », affirmait Toubiana sur LCI le 11 septembre. « Le nombre de décès quotidiens, on le voyait diminuer à partir du 7 avril, et donc on pouvait rendre l’espérance aux Français pour se dire, tiens, c’est en train de refluer, et nous sommes toujours dans cette phase de reflux, entre 20 et 40 décès par jour », abondait de son côté Jean-François Toussaint sur Sud Radio.

Pas de morts lors de cette nouvelle phase de l’épidémie, commencée au milieu de l’été ? Le nombre de décès durant cette période est effectivement faible. Il est néanmoins remonté d’une dizaine par jour (en moyenne sur sept jours) au milieu de l’été (son point bas) à une cinquantaine par jour actuellement.

Surtout, « on peut craindre de voir la courbe poursuivre une forme ascendante, en raison du délai entre le début des symptômes, le passage en réanimation, puis le décès, qui peut intervenir après des semaines de soins », rappelle Renaud Piarroux, chef du service de parasitologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, Pour lui, « les services de réanimation qui se remplissent de patients Covid sont le signe que le nombre de morts va continuer d’augmenter ».

Par ailleurs, la moindre mortalité actuelle peut aussi s’expliquer par les progrès que les médecins ont faits dans la prise en charge des patients atteints par le nouveau coronavirus. « Nous n’avons toujours pas d’antiviraux efficaces contre le Covid-19. En revanche, on a appris depuis mars-avril. On sait désormais quel corticoïde donner et quand. On a un petit arsenal de molécules qui permettent d’amoindrir les signes cliniques et une meilleure stratégie en réanimation, expliquait Bruno Lina, professeur en virologie à l’université Lyon-I, à Libération, fin août. Tout ceci permet de faire diminuer la mortalité : un patient qui aujourd’hui entre en réanimation a un pronostic de survie nettement meilleur qu’en mars. Et ce changement, on l’observe déjà depuis la fin mai. »

Quoi qu’il en soit, parler d’une épidémie de rhume est un « scandale », pour Stéphane Gaudry, médecin réanimateur à l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis) : « Vous avez M. Toubiana qui n’a jamais vu un malade de sa vie et qui dit tout savoir sur ce qu’il se passe. Mais il ne rédige pas les certificats de décès, lui. Moi, j’ai eu quatre décès Covid en quatre jours de suite la semaine passée. Par respect pour les familles, il ne peut pas dire qu’il n’y a plus rien. »

4. Le virus a muté, il est moins dangereux

L’argument est principalement soutenu par le microbiologiste Didier Raoult, et relayé sur les plateaux télé par son inconditionnel partisan Christian Perronne, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital de Garches, dans les Hauts-de-Seine. Dans une vidéo datée du 22 septembre, le Pr Raoult résumait les choses ainsi : « Il existe différents mutants, actuellement, qui sont corrélés avec l’existence de formes qui sont moins graves, en termes d’hospitalisation, de réanimation et de mortalité. […] La sévérité de l’infection, la réponse inflammatoire, diminue de manière très significative dans cet épisode. » Une allégation qui n’est pour l’heure pas partagée par les virologues.

Selon Bruno Lina, virologue et membre du Conseil scientifique, le consortium international Gisaid, dont l’objet est de cartographier la génétique du Sars-CoV-2, a déjà centralisé une base de données d’environ 100 000 séquences de génome, qui « montrent que le virus est relativement stable et qu’aucune mutation n’est associée à une perte de virulence ». Astrid Vabret, cheffe du service de virologie du CHU de Caen, explique de son côté qu’il n’y a « actuellement aucun argument évident pour dire que le virus est moins pathogène ». Même chose pour Sylvie van der Werf, responsable du Centre national de référence des virus des infections respiratoires à l’Institut Pasteur, qui rappelle l’absence « d’éléments scientifiques absolument définitifs » sur ce sujet. Les études n’ont donc, à ce jour, rien démontré d’implacable sur la thèse d’une virulence diminuée.

Très médiatisée lors de sa publication au mois de juillet, l’étude de la revue Cell relate bien un fait de mutation majeure - datée du début du mois de mars et baptisée « D614G » - qui aurait peut-être permis au virus de se transmettre plus facilement, mais elle ne confirme aucunement que cette modification a eu des conséquences sur la sévérité de l’infection.

Concernant l’article du Lancet publié en août et invoqué par Didier Raoult pour soutenir ses propos, les résultats sont loin de prouver de manière définitive cette affirmation. Dans ce travail, des chercheurs de Singapour expliquent qu’ils ont trouvé chez certains patients une perte de fragments du génome viral, appelée « Delta 382 » et qui « semblerait être associée à une infection plus légère ». Sauf que ces malades ont été sélectionnés entre janvier et mars dernier, période où ce virus mutant circulait à Singapour. « Mais il ne circule plus aujourd’hui, car il s’est arrêté très vite et n’est jamais arrivé en France, à ma connaissance », expose Sylvie van der Werf. De plus, « cette étude n’est pas une démonstration scientifique, mais un article qui décrit un fait observé. On ne peut pas en conclure une chose aussi affirmative juste à partir de ce travail de Singapour, estime Astrid Vabret. Aujourd’hui, rien ne permet d’attribuer au virus l’entière responsabilité de la forme grave ».

5. Le confinement a été inutile
« On s’aperçoit que cette épidémie se propage exactement de la même manière partout, et notamment, une chose très remarquable, indépendamment des mesures prises », affirmait Laurent Toubiana sur RT France, le 24 août. Son collègue Jean-François Toussaint, sur Sud Radio, évoque, lui, une étude britannique prouvant l’inefficacité du confinement : « L’université d’Oxford a démontré que dans le monde entier, il n’y avait aucun lien entre l’importance du confinement et la réalité de la mortalité pour chacun des pays qui ont défini des cas. »

Inutile le confinement, voire dangereux, car « favorisant les contaminations intrafamiliales », comme le pense Toubiana ? Pour la France, l’examen des courbes des données hospitalières suggère pourtant un effet puissant du confinement, puisque les hospitalisations chutent quinze jours après sa mise en place le 17 mars, et les décès trois semaines plus tard, soit les durées moyennes, après une contamination, avant une hospitalisation, puis un éventuel décès. Mais le lien entre les mesures de lutte contre la propagation de l’épidémie et la chute de cette dernière relève d’une erreur d’interprétation, pour Laurent Toubiana : « Si le confinement avait été efficace, alors dix jours après sa mise en place, la chute de l’épidémie, que l’on pouvait voir par exemple au travers des hospitalisations, aurait été radicale. Or la baisse a été beaucoup plus progressive. C’est l’épidémie qui terminait son histoire, mais de façon naturelle. » Un hasard de calendrier, en quelque sorte.

Reste que des études ont bien documenté les effets du confinement. Dont celle réalisée, en avril, par l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), qui indique que le confinement en France aurait évité un peu plus de 60 000 décès au pays entre le 19 mars et 19 avril, dont 15 000 en Ile-de-France et 7 700 dans le Grand-Est. Soit une « réduction de 83,5 % du nombre total de décès prédits », notent les auteurs, qui estiment qu’« en l’absence de mesures de contrôle, l’épidémie de Covid-19 […] aurait submergé en quelques semaines les capacités hospitalières françaises. »

Le temps permettra-t-il un jour de savoir qui, a posteriori, avait raison dans ce duel entre rassuristes et alarmistes ? Pas sûr. En effet, pour Laurent Toubiana, l’un des plus médiatisé des rassuristes, « les alarmistes ne prennent pas de risques : si ce qu’ils ont prévu se produit, ils peuvent dire "je vous l’avais bien dit". Et si ça ne se produit pas, ils disent que c’est grâce aux mesures prises. Il n’y a aucun risque à être alarmiste, on gagne à tous les coups. » A l’inverse, pour l’épidémiologiste Pascal Crémieux, « si les restrictions actuellement prises fonctionnent, la circulation du virus va diminuer. Les rassuristes pourront alors dire : "Regardez, on avait raison, il n’y a pas de deuxième vague !" »