Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : « On veut inciter les New-Yorkais à faire la grève des loyers avec nous »

Avril 2020, par Info santé sécu social

Par Isabelle Hanne, Correspondante à New York, 29 avril 2020

Fragilisés par la crise économique due à la pandémie, plus d’un tiers des locataires américains n’ont pu payer leurs échéances d’avril, et même 40% à New York. Les habitants de plusieurs grandes villes s’organisent.

Un dimanche soir de la mi-mars, Deborah et sa voisine Lisa décident d’aller toquer à toutes les portes de leur immeuble de West Harlem, un quartier populaire, majoritairement latino et afro-américain. Les deux femmes veulent prendre des nouvelles de leurs voisins, s’assurer qu’ils ne sont pas malades, qu’ils ne manquent de rien. New York est alors en passe de devenir le foyer principal de la pandémie de nouveau coronavirus, et subit les premiers effets économiques des mesures de distanciation sociale. « Beaucoup vivent d’une paye à l’autre, et ils s’inquiétaient pour leur emploi, et se demandaient comment ils allaient payer leur loyer, raconte Deborah. Nous, on leur disait qu’on avait toujours nos boulots, qu’on essayait de voir comment les aider. » Le lendemain, cette cadre dans la mode se fait licencier. « C’était presque ironique », poursuit-elle, le visage à moitié caché par un masque en tissu coloré, son rire qui résonne dans le hall de l’immeuble.

Depuis, les habitants de ce bâtiment décati en brique ocre de la 141e rue, dans le nord de Manhattan, se sont organisés. Sur la quarantaine d’appartements répartis sur six étages, près des deux tiers participent à une « grève des loyers » pour le mois de mai. Leur situation personnelle varie, mais toutes illustrent une facette de la crise du Covid-19 qui a fait plus de 59 000 morts dans le pays, dont plus du tiers rien qu’à New York.

Luar est infirmier et fait des journées à rallonge dans un hôpital de Manhattan. Shondrea est prof et enseigne à distance depuis son ordinateur. Mais ses deux colocataires ont été licenciés, et elle n’a pas les moyens de payer leur part du loyer. Lisa, éducatrice spécialisée, a « pour l’instant » gardé son travail, mais elle a déjà été au chômage et sait « ce que c’est de galérer et de risquer l’expulsion ». Tous ont décidé, par nécessité et par solidarité, de ne pas payer leur loyer de mai.

Moratoire sur les expulsions
« L’idée, c’est de ne pas laisser les gens seuls face à ce qu’ils voient comme une responsabilité individuelle, et de faire pression collectivement sur le gouverneur de New York », détaille Ava Farkas, directrice exécutive du Met Council on Housing, une organisation de défense des droits des locataires. Le gouverneur, Andrew Cuomo, a mis en place un moratoire sur les expulsions locatives de trois mois, jusqu’à mi-juin. « Mais il se passe quoi après ? » s’inquiète Deborah. « Ça peut vraiment être catastrophique si aucune concession n’est faite », enchaîne Lisa.

A New York, ce mode d’action avait notamment été utilisé dans les années 30 : des locataires de Harlem et du Bronx s’étaient battus avec succès contre le gonflement des loyers et la négligence des propriétaires, en refusant collectivement de payer. Près d’un siècle plus tard, ce sont plus de 400 foyers à travers la ville, selon Housing Justice for All, la coalition d’organisations qui chapeaute l’action, et qui s’apprêtent à faire de même pour le mois de mai.

Ils appellent à une annulation totale des loyers pendant quatre mois, et l’assurance que chaque locataire verra son bail renouvelé au même montant. Des initiatives similaires sont organisées à Chicago, Los Angeles, San Francisco, Seattle ou Austin. Environ un tiers des locataires du pays, 13,4 millions de personnes, n’ont pas pu payer leur loyer d’avril. Jusqu’à 40 % à New York, selon les estimations, ville peuplée majoritairement de locataires. Avec la hausse inédite de 26 millions de chômeurs en cinq semaines aux Etats-Unis, ils pourraient être beaucoup plus nombreux à ne pas pouvoir payer leur loyer de mai.

Si la vaste majorité d’entre eux ne le voient pas comme un geste politique et coordonné, ce n’est pas le cas de l’immeuble de West Harlem. L’an dernier, après des semaines sans eau chaude et devant l’inertie de leur propriétaire, une société de gestion immobilière qui possède 40 immeubles à New York, un groupe de locataires avait fini par se réunir dans le hall du bâtiment. « Le problème a été réglé dès que le management a eu vent de notre petite réunion, alors qu’on avait multiplié les signalements, chacun dans notre coin, se souvient Deborah. Ça a été ma prise de conscience que l’union fait la force. Surtout dans ce type d’immeubles toujours à la limite de l’inacceptable, avec des réparations à bas coût, des problèmes de propreté, de maintenance… »

La lumière jaunâtre des néons montre que le rez-de-chaussée a été repeint, mais pas les étages. Deborah a posé des prospectus rappelant les droits des locataires sur la rangée de boîtes aux lettres. On entend le bourdonnement du sas à chaque fois qu’un voisin entre et sort, une télé allumée derrière une porte, des cris d’enfants derrière une autre.

Banderoles aux fenêtres
Comprenant l’impact de la crise économique dans leur immeuble, les voisins contactent à plusieurs reprises la société propriétaire pour tenter de négocier des réductions de loyer. « En substance, on nous a répondu qu’avec le Covid, ça allait être très difficile pour eux de fonctionner, que si on voulait qu’ils continuent à nous fournir les services de base, on devait continuer à payer nos loyers, qu’on n’avait qu’à utiliser les aides sociales, et puis bonne chance », résume Deborah.

Depuis, les habitants ont choisi un responsable par étage, dialoguent dans une boucle de mails et de SMS, et vont installer des banderoles aux fenêtres pour annoncer leur grève. « On espère inciter d’autres habitants à faire de même, insiste Lisa. C’est assez fort de sentir qu’on fait partie de quelque chose de plus grand que nous, pour imposer l’idée qu’avoir un logement est un droit, pas un privilège réservé aux chanceux. »

Selon un rapport du New School’s Center for New York City Affairs publié mi-avril, l’économie de la ville n’a pas été dans une situation aussi précaire depuis les années 70. « La crise actuelle de santé publique et économique dépasse de loin la dévastation personnelle, psychologique, et économique du 11 septembre, de la grande récession de 2008-2009 ou de l’ouragan Sandy », s’alarment les auteurs de l’étude. Ils évaluent à 1,2 million le nombre de New-Yorkais qui se retrouveront au chômage début mai, dans une ville de 8,5 millions d’habitants.

« Depuis bien longtemps, la majorité des New-Yorkais consacrent plus de 30 % de leurs revenus à leur loyer, rappelle Ava Farkas, du Met Council on Housing. Les propriétaires exploitent les failles de la législation pour faire grimper les loyers. On assiste à des phénomènes de gentrification ultrarapides, et il est de plus en plus difficile de trouver un logement abordable. La crise sanitaire et économique du coronavirus est venue s’ajouter à cette réalité, avec des milliers de gens qui se retrouvent sans emploi, sans ressources, du jour au lendemain. Ce sont pourtant les propriétaires qui devraient prendre les coups : ils sont beaucoup mieux outillés que les locataires pour absorber le choc. » A New York, le propriétaire moyen possède 20 immeubles.

En l’absence d’une suspension globale des loyers - une proposition de loi a été introduite en ce sens par la députée progressiste Ilhan Omar la semaine dernière à la Chambre des représentants -, « on peut s’attendre à une multiplication des expulsions dès cet été, déplore Ava Farkas. Cette crise montre pourtant à quel point il est important d’avoir un toit au-dessus de sa tête, pour sa sécurité et sa santé. La priorité du gouverneur Cuomo devrait être d’empêcher de faire grossir les rangs des sans-abri ». L’Etat de New York en compte 92 000.

En face, les propriétaires reconnaissent que les difficultés actuelles peuvent « compliquer la perception des loyers dans les mois à venir », indique le site de la Rent Stabilization Association de New York (RSA), un regroupement de 25 000 propriétaires immobiliers. Les porte-parole des propriétaires rappellent néanmoins qu’ils ont des impôts et des charges à payer, et qu’une grève des loyers « met en danger toute la structure ».

Ils ont cependant obtenu la suspension du remboursement de leurs prêts immobiliers, s’ils sont garantis par le gouvernement fédéral pendant trois mois, dans l’Etat de New York. De gré à gré, certains petits propriétaires se sont entendus avec leurs locataires pour qu’ils ne payent qu’une partie du loyer, ou qu’ils puisent dans les cautions. Mais les grosses structures conseillent seulement à leurs membres « d’informer [leurs] locataires » sur les différentes façons d’obtenir des aides sociales. La RSA rappelle ainsi que le gouvernement fédéral a envoyé des chèques aux contribuables, et que les allocations-chômage ont été étendues (tout en précisant que « de longues périodes d’attente sont à prévoir » pour les demandeurs).

Deborah, par exemple, a mis « trois semaines à réussir à s’inscrire au chômage ». Les services de l’Etat de New York ont été complètement débordés face à l’afflux de demandes. Quant au « stimulus check », prévu dans le cadre d’un plan de relance de 2 200 milliards de dollars voté fin mars par le Congrès, il est de 1 200 dollars pour les adultes seuls, quand le loyer médian pour un appartement d’une chambre dans la ville de New York est de 2 980 dollars.

Certains locataires, notamment des travailleurs immigrés, n’ont pas souhaité participer à la grève. « Ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas faire de vagues, qu’ils avaient peur des représailles alors qu’ils doivent renouveler leur titre de séjour par exemple », raconte Deborah. Les organisatrices, elles, disent ne pas redouter les conséquences de leur action. « Courons-nous le risque de nous faire expulser à la fin du moratoire ? Oui, sans doute, reconnaît Shondrea. De toute façon, on n’aurait pas pu payer. Là, au moins, on se bat pour notre communauté, pour nos voisins. »