Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Jean-François Delfraissy : « Cette impression de stabilité est trompeuse »

Janvier 2021, par Info santé sécu social

Par Nathalie Raulin et Anaïs Moran — 25 janvier 2021

Alors que les autorités commencent à envisager un reconfinement, le président du Conseil scientifique considère que les décisions dures peuvent attendre que toutes les informations sur le variant anglais et l’efficacité du couvre-feu soient connues.

Jean-François Delfraissy sur le reconfinement : « On n’est pas à une semaine près »
La France va-t-elle devoir se reconfiner ? Et si oui, quand ? Avant même que les effets du couvre-feu généralisé à 18 heures n’aient pu être mesurés, l’exécutif prépare les esprits à de nouvelles annonces calamiteuses. Au Conseil de défense sanitaire, qui se réunit mercredi autour d’Emmanuel Macron, de trancher sur la nécessité d’un nouveau lockdown. L’affaire est délicate. « Des décisions seront prises cette semaine […]. Il ne s’agit pas de baisser la garde », avait d’abord prévenu lundi Jean Castex dans la matinée. Avant que l’Elysée ne temporise auprès de plusieurs médias, indiquant qu’aucune prise de parole du Président n’était prévue cette semaine.

Contrairement aux deux épisodes précédents, il ne s’agit pas cette fois de contrer une flambée épidémique mais de la prévenir. Si les indicateurs sanitaires (contaminations, hospitalisations, entrées en réanimation) se dégradent, c’est lentement. Mais pour le président du Conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, l’apparence est « trompeuse ». L’arrivée sur le territoire de variants du Sars-CoV-2, réputés plus contagieux, voire plus dangereux, change la donne. Si selon lui « on n’est pas à une semaine près », il convient néanmoins d’anticiper le pire pour éviter de connaître le sort du Royaume-Uni.

Les variants anglais et sud-africain circulent sur le territoire. Les indicateurs épidémiques se dégradent. La situation est-elle critique ?
D’une part, il y a une reprise de la circulation du virus. On n’a pas trop mal passé les fêtes mais on est sur un plateau haut qui monte tout doucement. Pour les Français, c’est compliqué à intégrer car on a l’impression d’une certaine forme de stabilité, mais c’est extrêmement trompeur. D’autre part, il y a l’arrivée des variants qui change considérablement la donne. Leur niveau de pénétration est en train de devenir un élément de surveillance primordial pour prendre des décisions de santé publique. Face à cela, nous avons deux possibilités. Première hypothèse : on attend la fin de la semaine pour disposer des résultats de la deuxième enquête flash de Santé publique France et des deux semaines de recul pour évaluer l’impact du couvre-feu à 18 heures. Seconde possibilité : au vu des premières données qui montrent que le variant anglais circule de manière plus importante qu’on ne le pensait, on anticipe pour éviter de se retrouver dans la situation de l’Angleterre, de l’Irlande ou du Portugal. Pour ma part, je pense qu’on n’est pas dans l’extrême urgence. On n’est pas à une semaine près.

Que savons-nous aujourd’hui de la présence du variant anglais ?
Les données consolidées de la première enquête flash, effectuée les 7 et 8 janvier, montrent qu’environ 2 % des cas de Covid-19 diagnostiqués à ces dates étaient liés au variant anglais. Avec une hétérogénéité régionale, puisqu’en Ile-de-France, on était un peu plus élevé, autour de 3 %. La deuxième enquête flash a lieu mercredi. On aura en fin de semaine des premières données. Cette fois-ci, cela concernera les variants anglais et sud-africain. En attendant, la seule donnée intermédiaire dont nous disposons concerne la région parisienne, puisque les laboratoires de virologie hospitaliers d’Ile-de-France ont continué à analyser au jour le jour. Leurs données de la semaine dernière suggéraient qu’on était déjà autour de 8 % à 9 % pour le variant anglais et de 1 % pour le sud-africain.

Pensez-vous que le couvre-feu national à 18 heures est suffisant pour limiter la propagation du virus et de ses variants ?
Je ne le crois pas… On a vu qu’en Angleterre et en Irlande, les mesures intermédiaires de ce type n’ont pas été suffisantes. Les hôpitaux londoniens se sont retrouvés dans une situation extrêmement difficile. En revanche, l’instauration du confinement chez eux a permis une vraie cassure du nombre de contaminations, alors que le variant est présent à 50 % sur leur territoire.

Les vacances scolaires commencent le 7 février pour la première zone. S’il fallait prendre des mesures restrictives, ne faudrait-il pas se caler sur cette échéance ?
C’est une décision politique. Mais il est clair que les vacances scolaires peuvent être vues comme une opportunité puisqu’elles s’accompagnent d’une fermeture des écoles. On peut même être un peu agile dans la réflexion : on peut imaginer de fondre toutes les zones en une seule, de décider de fermer les écoles trois semaines au lieu de deux, et de confiner sur cette période. On rouvrirait ensuite les écoles début mars au retour des vacances avec une surveillance extrêmement attentive. Toutefois, ce n’est pas au Conseil scientifique de rentrer dans ce niveau de propositions. Nous donnons quelques grandes pistes mais ce sont aux autorités politiques de réfléchir et de décider.

Un auto-isolement des personnes âgées permettrait-il d’éviter de nouvelles restrictions pour le reste de la population ?
Le Conseil scientifique a bien conscience des enjeux économiques et sociétaux, en particulier pour une jeune génération à qui on impose de façon très lourde une série de décisions, alors qu’elle-même est très peu touchée en termes de mortalité. Néanmoins, je ne crois pas qu’un auto-isolement des personnes les plus fragiles serait suffisant. C’est impératif de faire cette recommandation, il faut qu’elles se protègent, en particulier chez elles avec des mesures barrières strictes vis-à-vis des visiteurs. Mais pour limiter la circulation des nouveaux variants, il faut prendre d’autres mesures.

Quelles sont les données les plus inquiétantes sur ces variants ?
Il y a trois éléments qui changent considérablement la donne. Premièrement, leur niveau de transmissibilité plus élevé. Pour le variant anglais, le facteur de type R0 passerait de 1 à 1,4. Pour le variant sud-africain, de 1 à 1,5. Deuxièmement : le risque que certains d’entre eux soient plus pathogènes. Les Britanniques ont communiqué tout récemment en disant que le variant anglais provoque un plus grand nombre de cas graves, même si on est loin d’en être sûr. La troisième particularité concerne les nombreux points d’interrogation sur leur sensibilité au vaccin. Les premières analyses du variant anglais semblent plutôt bonnes vis-à-vis de la protection vaccinale, mais ce sont des données relativement précoces, basées sur des expériences in vitro. Nous aurions tort d’être tout de suite rassurés à 100 %. Les données disponibles concernant le variant sud-africain sont plus nuancées. Nous n’avons pas encore de données pour le variant brésilien, mais on peut être inquiet, puisqu’il est capable, comme le sud-africain, d’échapper à l’efficacité des anticorps de sujets convalescents du Covid-19… et donc probablement de ne pas être empêché par le vaccin.

Cette capacité du virus à s’adapter ressemble à un déprimant retour à la case départ. Pourquoi ces variants plus féroces n’arrivent-ils que maintenant ?
Soit c’est le hasard, mais je ne le crois pas. Soit on se trouve face à un virus qui a trouvé des formes d’échappement. Depuis son apparition, les laboratoires virologiques du monde entier l’ont surveillé. Ils avaient déjà séquencé de multiples et minimes mutations. Aujourd’hui, on est face à un phénomène nouveau, un virus qui est désormais en capacité d’échapper à une forme de réponse immunitaire qu’il a en face de lui. Face à ce qui se passe au Cap en Afrique du Sud et à Manaus au Brésil, je suis comme d’autres, un peu ébranlé. Ces deux villes avaient atteint des niveaux d’immunité populationnelle impressionnants, respectivement de 45 % et 70 %, et les voilà au cœur de l’émergence des variants sud-africain et brésilien…

Le tableau est bien sombre…
Il est effectivement très inquiétant. Mais je crois fondamentalement que le vaccin va nous sortir d’affaires. Bien sûr, ce virus a un aspect diabolique. Toutefois en face, il y a le génie humain en lequel j’ai foi. Pfizer et Moderna sont déjà en train de travailler sur de nouveaux vaccins dédiés à tel ou tel variant. Ils bossent aussi sur une combinaison de différents ARN messagers qui permettraient de disposer d’une vision polyvalente de la réponse vaccinale.

A quelle échéance pensez-vous que les personnes les plus fragiles seront vaccinées ?

On estime que l’on sera capables de vacciner de l’ordre de 6 à 8 millions des personnes les plus fragiles et âgées d’ici la mi-avril. L’ensemble des plus de 65 ans devrait l’être probablement courant mai. A partir d’avril, compte tenu de l’arrivée sur le marché d’autres vaccins, comme celui de Jansen, on rentrera dans une vaccination plus large. Selon les modélisateurs, on peut probablement vacciner 30 à 35 millions de personnes avant la fin de l’été. Cela permettrait d’aller vers une immunité collective en additionnant les personnes déjà infectées. C’est déjà considérable. Je crois qu’il faut sortir de toute polémique injustifiée. La question ne porte pas sur notre capacité logistique à faire. Grâce aux élus locaux, à l’administration, aux hôpitaux, des centaines de centres de vaccination ont ouvert en un temps record. La réalité est qu’il n’y a pas les doses en quantité suffisante pour le moment. Les commandes ayant été passées au niveau européen, tous les pays de l’Union ont le même problème. Les big pharma mettent beaucoup plus de temps que prévu à produire et livrer les quantités vaccinales promises.

De gros clusters se sont déclarés dans plusieurs établissements de santé. Ne faut-il pas vacciner tous les soignants sans critère d’âge, ne serait-ce que pour limiter les arrêts de travail, nombre d’hôpitaux étant déjà en sous-effectif ?

Oui, compte tenu de la vague que nous attendons pour la deuxième moitié du mois de mars, on peut se demander s’il n’est pas sage de vacciner largement les soignants de sorte à ce qu’ils puissent alors être en poste. Je pense que c’est une question que le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale est en train de se poser. En revanche, on n’a toujours pas la preuve que le vaccin a un effet sur la transmission et pourrait ainsi limiter les infections intra-hospitalières. Je pense qu’il joue un rôle, mais il faut attendre premières données solides qui devraient arriver vers la mi-mars.

Pour « faire bénéficier de la première dose un plus grand nombre de personnes vulnérables », la Haute Autorisé de santé préconise d’allonger à 42 jours le délai entre deux doses, contre une fourchette de 21 à 28 jours actuellement. Qu’en pensez-vous ?
J’y étais au départ favorable, maintenant je suis plus nuancé. Selon les modélisations, le gain en termes de couverture vaccinale est assez faible : il est présent courant mars et disparaît fin avril. Or en cas d’espacement des deux doses, on ne connaît pas bien la qualité de la réponse immunitaire, notamment chez les plus vulnérables. Certains variants pouvant présenter une sensibilité plus faible au vaccin, on se dit qu’on a besoin d’une réponse immunitaire la plus complète possible.

Nathalie Raulin , Anaïs Moran