Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - BTP : le volontarisme du gouvernement se heurte au réel des chantiers

Mars 2020, par Info santé sécu social

ENTREPRISES ENQUÊTE
23 MARS 2020 PAR YANN PHILIPPIN

Après cinq jours de violent bras de fer, le gouvernement a conclu samedi un accord avec le secteur du BTP ouvrant la voie à une reprise de certains chantiers malgré la crise du coronavirus.

Le volontarisme économique d’Emmanuel Macron sera-t-il tenable encore longtemps en pleine épidémie de Covid-19 ? Samedi, à 23 heures, le premier ministre italien, Giuseppe Conte, annonçait à la télévision, au terme d’une nouvelle journée noire marquée par 793 morts supplémentaires liées au coronavirus, sa décision d’arrêter toute activité de production qui ne soit pas « strictement nécessaire, cruciale, indispensable pour garantir les biens et les services ». « Nous allons ralentir le moteur productif du pays mais nous n’allons pas l’arrêter », a-t-il toutefois nuancé.

Le contraste était saisissant avec les propos tenus presque au même moment, lors de l’examen à l’Assemblée nationale du projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, par la ministre du travail Muriel Pénicaud. Elle a répété qu’il fallait « maintenir au mieux l’activité économique », comme l’ont martelé toute la semaine le président Macron et plusieurs de ses ministres (lire nos enquêtes ici et là).

La ministre du travail Muriel Pénicaud. © AFP
La ministre du travail Muriel Pénicaud. © AFP
Il serait, a indiqué samedi soir Muriel Pénicaud devant les députés, impossible de dresser une « liste de secteurs essentiels », car « l’interdépendance » entre les différentes activités serait presque totale, avec le risque de pénaliser au bout du compte l’alimentation ou la santé. Bref, l’exécutif estime qu’il « convient de laisser la liberté aux acteurs [économiques] de poursuivre ». « Nous pouvons assurer en même temps la vie quotidienne des Français, la continuité de l’activité économique, et la protection des salariés », a promis la ministre du travail.

Interrogé dimanche soir par Mediapart, le cabinet de Muriel Pénicaud indique que les politiques française et italienne ne seraient pas si éloignées : « Il y a des nuances dans l’expression, mais dans la réalité, c’est assez proche. Giuseppe Conte n’a pas dit que les activités non essentielles s’arrêtent, mais qu’elles pourront continuer en mode “smart working” [travail intelligent – ndlr]. »

Sauf que de plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que le « en même temps » cher au président Macron est devenu impossible. Après avoir réclamé jeudi un « confinement total et absolu », les syndicats des jeunes médecins et des internes ont défendu dimanche devant le Conseil d’État leur recours visant à contraindre le gouvernement de prendre cette mesure. La plus haute juridiction administrative a rejeté la demande, mais a enjoint au « gouvernement de préciser la portée [du confinement] ou de réexaminer certaines des dérogations au confinement aujourd’hui en vigueur ».

Vendredi, le collectif « Léa Guessier », qui rassemble des hauts fonctionnaires anonymes car soumis au devoir de réserve, publiait dans Le Monde une tribune intitulée « La limitation de la casse économique ne doit pas prévaloir sur la limitation de la casse sanitaire », qui appelle l’exécutif à « définir les secteurs d’activité qui ne sont pas essentiels à la vie de la nation et imposer aux entreprises concernées l’arrêt de leur activité le temps d’enrayer l’épidémie ». « C’est un appel grave et solennel que nous faisons : prenons la mesure de la gravité de la crise qui est devant nous », écrivent les signataires.

Le symbole de cette controverse est le bras de fer qui a opposé toute la semaine le gouvernement et les trois fédérations patronales du BTP, qui s’est finalement achevé samedi par un compromis ouvrant la voie à une reprise de certains chantiers.

Tout a commencé mardi par un communiqué des fédérations, réclamant l’arrêt du travail pendant « une dizaine de jours pour s’organiser ». La plupart des chantiers étaient d’ailleurs de facto stoppés, que ce soit pour des raisons sanitaires, sur ordre des clients, par manque de matériel, ou suite à l’intervention des forces de l’ordre. « Sur deux chantiers, les gendarmes sont venus déloger mes ouvriers », témoigne une chef d’entreprise bretonne.

Le gouvernement a réagi très violemment. Dès mardi, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner envoyait un télégramme aux préfets pour les inciter à se montrer compréhensifs à l’égard des entreprises, en citant l’exemple de l’Italie malgré la hausse du nombre de morts dans le pays. Dans la foulée, le ministère du travail a gelé, comme nous l’avons révélé, les dossiers de chômage partiel émanant d’entreprises du BTP, et menacé d’exclure le secteur de cette mesure si le travail ne reprenait pas.

La tension a atteint son paroxysme jeudi, après que Muriel Pénicaud a accusé les entreprises du secteur de « défaitisme », provoquant une levée de boucliers générale. « Il y avait des appels lancés dans des régions entières pour que tous les chantiers et tous les professionnels s’arrêtent. C’est là où on avait un désaccord, car certaines activités du BTP sont essentielles », assume-t-on dans son entourage.

Une conférence téléphonique de crise est organisée le jour même à 15 h 30. Signe de la gravité de la situation, pas moins de quatre ministres étaient présents au téléphone face aux trois présidents des fédérations patronales du BTP : Muriel Pénicaud, Agnès Pannier-Runacher (secrétaire d’État à l’économie), Emmanuelle Wargon (secrétaire d’État à l’écologie) et Julien Denormandie (ministre délégué à la ville et au logement).

Selon des informations que Mediapart a pu recouper, les ministres ont continué à tenir, lors de cette première séance de négociation, un discours très dur. Ils ont réclamé la reprise des chantiers dès lundi, après rédaction d’un guide des bonnes pratiques sous 48 heures. Ils ont aussi indiqué qu’ils donneraient pour consigne aux maîtres d’ouvrage dépendant de l’État de reprendre tous les chantiers qui peuvent l’être.

Toujours selon nos informations, les ministres ont indiqué que le chômage partiel ne pourrait pas s’appliquer aux chantiers pour lesquels le travail peut être maintenu en appliquant les « gestes barrières », et notamment si les ouvriers travaillent toujours à plus d’un mètre les uns des autres. Ils auraient aussi indiqué que le gouvernement pourrait envisager que les pénalités de retard ne s’appliquent pas, mais uniquement si l’ensemble du secteur prenait ses responsabilités pour la poursuite des chantiers.

Interrogés par Mediapart au sujet de cette conférence téléphonique, Matignon ne nous a pas répondu, tandis que le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher nous a renvoyés vers celui de Muriel Pénicaud. L’entourage de la ministre du travail nous a indiqué ignorer si les propos des ministres sur les consignes données aux maîtres d’ouvrage publics ou les indemnités de retard ont été exprimés en ces termes. Son cabinet indique que l’objectif n’était pas de reprendre les chantiers dès lundi, mais « dans le courant de la semaine ».

C’est en tout cas le compromis qui a finalement été annoncé samedi par communiqué, à la suite d’autres séances de négociations téléphoniques. Concrètement, les fédérations s’engagent à reprendre les chantiers lorsque c’est possible. En échange, le secteur bénéficiera du chômage partiel, et le gouvernement « invite les donneurs d’ordre » à ne pas appliquer les pénalités de retard. Pour encadrer les conditions de la reprise, un « guide de bonnes pratiques » sanitaires à respecter va être rédigé par l’Organisme professionnel de prévention du BTP et validé par le gouvernement, normalement d’ici mardi ou mercredi.

« En dépit des pressions, nous ne cédons rien. Le redémarrage des chantiers sera l’exception »
Dans l’entourage de Muriel Pénicaud, on assure qu’il n’est pas question de mettre en danger les salariés : « Soit les entreprises peuvent appliquer les recommandations du guide, et elles reprennent. Soit elles ne le peuvent pas et les chantiers ne reprennent pas. Ça va se faire au cas par cas. »

Interrogées dimanche par Mediapart, les fédérations patronales sont sur une ligne très prudente, et n’appellent pas à une reprise générale du travail. « Le libre choix des entreprises doit s’appliquer », indique-t-on à la Fédération française du bâtiment (FFB), précisant que les entreprises qui « ne peuvent pas ou ne veulent pas » travailler ne doivent pas être pénalisées. La Fédération nationale des travaux publics (FNTP) évoque une reprise qui sera « nécessairement progressive, au cas par cas, dès lors que toutes les conditions seront réunies ».

Patrick Liébus, président de la Capeb, qui regroupe les PME et artisans, voudrait même que tous les ouvriers soient équipés de masques : « Il ne faut pas reprendre s’il y a un risque quelconque pour les salariés. Notre consigne à nos adhérents est d’attendre la sortie du guide des bonnes pratiques et de ne pas reprendre les chantiers s’ils ne disposent pas des équipements nécessaires pour protéger nos salariés, comme les masques, le gel hydroalcoolique, les lunettes et les gants. » Or, il y a une pénurie de masques (lire notre enquête ici), et de nombreuses entreprises de BTP n’en ont plus, car elles ont reçu pour consigne de les donner aux hôpitaux.

Reste à savoir dans quelles proportions les chantiers vont pouvoir repartir, et dans quelles conditions. Car le compromis est loin de faire l’unanimité dans la profession. Dans un communiqué publié samedi, l’Ordre national des architectes prévient qu’il n’acceptera pas « une reprise à risque des chantiers ».

« Nous considérons que les conditions ne sont pas remplies pour une reprise rapide des chantiers et nous ne le permettrons pas si nous considérons qu’un seul acteur [du chantier] prend des risques inconsidérés pour des motifs macroéconomiques », poursuit le président de l’ordre, Denis Dessus, qui « rappelle que les chantiers sont arrêtés en Italie ».

L’appel à la reprise, même assorti de précautions, est critiqué sur le terrain, dans un secteur qui compte une très grande majorité de PME. Dans une note diffusée dimanche soir à ses adhérents, que Mediapart s’est procurée, la FFB des Côtes-d’Armor donne des consignes à l’opposé de la volonté gouvernementale de reprendre les chantiers partout où c’est possible (notre document ci-dessous).

« Dans le contexte sanitaire connu à ce jour et plus que jamais, le réseau FFB en Bretagne confirme sa recommandation aux entreprises de cesser, au moins temporairement leur activité, et de confiner au maximum les salariés dès lors que les gestes barrières ne peuvent pas être mis en œuvre », indique la note. « En dépit des pressions, nous ne cédons rien à notre objectif initial [...]. La FFB a clairement et fermement expliqué aux pouvoirs publics que le redémarrage des chantiers sera l’exception », précise le document.

L’appel à la reprise, même assorti de précautions, est critiqué sur le terrain. Romain Dumans, patron d’une PME d’étanchéité du Finistère, a fait part de sa colère dans une vidéo postée vendredi sur YouTube : « Les règles sanitaires sont impossibles à appliquer […]. J’ai donné consigne à mes équipes de rester à la maison, je ne suis absolument pas d’accord avec les décisions du gouvernement. »

« C’est un non-sens, c’est une mise en danger de la vie d’autrui. […] C’est hors de question de mettre en danger bêtement mes salariés pour des choses qui peuvent attendre », ajoute-t-il, précisant qu’il préfère « le tribunal de commerce », c’est-à-dire le dépôt de bilan, au « tribunal correctionnel ».

Ce discours recoupe celui de petits entrepreneurs du secteur, joints ce week-end par Mediapart. Plusieurs se disent choqués par le passage du communiqué commun des fédérations et du gouvernement, qui rappelle que « selon le droit du travail, la responsabilité de l’employeur n’est engagée que s’il ne prend pas les mesures de prévention utiles pour la protection des salariés et qu’il s’agit d’une obligation de moyens ».

« Ça veut dire “vous pouvez repartir car vos gars ne peuvent pas vous poursuivre”. Ce n’est pas possible pour moi, c’est la même violence que quand Pénicaud nous a traités de tire-au-flanc », réagit Gérard(1), qui dirige une entreprise de huit salariés et souhaite rester anonyme par crainte de représailles. Il a été « blessé et choqué » par les consignes données mardi par le ministre de l’intérieur aux préfets pour favoriser l’activité en vantant l’exemple italien, « le jour où il y a eu 345 morts en Italie ».

Il attend la sortie du « guide des bonnes pratiques » pour prendre une décision, mais s’avoue « perplexe » : « Un chantier, ça peut être vingt entreprises qui viennent des quatre coins de France, ça ne me semble pas possible d’assurer la protection contre le virus. » En attendant de savoir s’il pourra bénéficier du chômage partiel, il a incité ses salariés à se mettre en arrêt maladie lorsqu’ils y ont droit.

« Je refuse de faire prendre des risques à mes salariés », abonde Patricia Le Gall, gérante d’une PME de plomberie chauffage en Bretagne. Elle pointe l’absence de masques et de gel hydroalcoolique, et la difficulté de mener un chantier sans risques en respectant les distances de sécurité : « Je comprends que mes gars refusent de travailler, car il y a des sanitaires communs, des charges lourdes qui doivent être portées à deux ou trois. Et je n’ai pas assez de véhicules pour transporter tout le monde séparément. »

Antoine(1), gérant d’une PME de désamiantage, redoute que certains ne se sentent obligés de reprendre le travail sous la pression : « J’ai des contacts régulièrement avec des petites entreprises qui craignent de ne pas être prises en charge par l’État et me disent qu’elles n’ont pas le choix. J’ai moi-même des chantiers qui rouvrent cette semaine, car les maîtres d’œuvre l’ont décidé. Or, il n’y a aucune urgence à reprendre dans mon domaine, à part celle du pognon. »

« On a entendu ce type de réactions, mais on a aussi entendu des chefs d’entreprise dire : “On peut y arriver, on peut s’organiser”, réagit-on au cabinet de la ministre du travail. Oui, les ouvriers ne peuvent plus prendre la même camionnette, mais ils peuvent prendre leur voiture avec remboursement de leurs frais. Les sacs qui doivent être portés à deux peuvent être transportés avec des brouettes électriques. Résoudre ces problèmes, c’est long, c’est du boulot, mais c’est souvent possible, même si ça ne l’est pas toujours. »

« À chaque fois que c’est possible, c’est mieux pour la sauvegarde des activités essentielles pour le pays, car encore une fois tout est lié, que le travail continue, même en mode dégradé », ajoute-t-on dans l’entourage de Muriel Pénicaud. Où l’on estime que malgré les très vives tensions de cette semaine, « cet état esprit est maintenant partagé par une majorité dans le BTP ».

(1) Les prénoms ont été modifiés.