Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Covid-19 : les leçons de la stratégie suédoise

Octobre 2020, par Info santé sécu social

26 OCTOBRE 2020 PAR JULIETTE ROBERT ET ROUGUYATA SALL

En basant sa gestion de la crise sanitaire sur la responsabilité individuelle, le gouvernement n’a pas adopté de mesures de confinement et a ainsi limité les conséquences de cette crise sur son économie. Mais la mortalité a été l’une des plus élevées d’Europe, notamment en maisons de retraite.

Mardi 20 octobre, des mesures ont été annoncées pour la première fois pour la région d’Uppsala, en Suède. Jusqu’au 3 novembre, les habitants de cette ville universitaire située au nord de Stockholm doivent « éviter tout contact avec des personnes hors de [leur] foyer, ne pas organiser ou participer à des soirées et éviter les transports en commun ».

À l’inverse de ces mesures de restriction, la limite des rassemblements passera à 300 personnes pour les événements culturels et sportifs dès le 1er novembre, contre 50 précédemment. Si le nombre de nouveaux cas quotidiens augmente – 1 575 le 21 octobre, contre 389 mi-septembre –, la situation dans les hôpitaux reste calme : 34 patients Covid-19 sont actuellement hospitalisés en soins intensifs, ils étaient 558 fin avril.

En cette deuxième vague, le gouvernement suédois reste sur sa ligne et n’a pas annoncé de mesures de restriction drastiques, comme un confinement ou un couvre-feu. De fait, les autorités font surtout des recommandations et en appellent à la responsabilité individuelle, à l’heure où une grande partie de l’Europe durcit ses mesures.

De mars à mai, il fallait éviter de se déplacer dans le pays, puis jusqu’à mi-juin de dépasser les voyages de deux heures en voiture. Les écoles primaires et les collèges sont restés ouverts, mais les lycées et les universités ont été fermés le 18 mars, laissant place à des cours à distance.

Restent les consignes de respect des gestes barrières, tels que la distanciation et le lavage des mains. Mais pas le port du masque. « C’est extrêmement surprenant que l’agence de santé publique suédoise ne dise pas de porter de masque, estime Anders Vahlne, professeur de virologie à l’Institut Karolinska, une université médicale rattachée au plus grand hôpital de Stockholm du même nom. Il y a plus de 170 pays dans le monde qui recommandent de porter un masque, en particulier en intérieur, tout comme les autorités sanitaires américaines, européennes et l’OMS. Alors pourquoi ne le faisons-nous pas en Suède ? »

Une question légitime à l’heure où le nombre de cas augmente. « Nous n’excluons aucun type de mesures à ce stade, répond Anders Tegnell, l’épidémiologiste en chef de l’agence de santé publique. Nous suivons la situation de près, comme à Uppsala, nous essayons de voir quel est le problème et de vraiment diriger nos mesures dans ce sens, pas de prendre des mesures générales. »

Qu’en est-il de la stratégie de dépistage ? Monté en puissance pendant l’été, le dépistage n’est plus réservé aux populations à risques, dans un état grave ou aux soignants. Le test est désormais recommandé en cas de symptômes, même pour les enfants de plus de 6 ans. Anders Tegnell ajoute que le contact tracing s’est amélioré. « À présent, les ressources sont là, les capacités sont là et c’est bien plus utilisé. C’est aussi pour cette raison que nous avons de très bonnes données sur Uppsala, que nous pouvons analyser pour diriger nos mesures en fonction des endroits où les transmissions ont lieu. »

C’est surtout en ce qui concerne la stratégie d’immunité collective que l’épidémiologiste star est critiqué. Le Royaume-Uni avait misé sur cette stratégie d’atteindre 50 % à 60 % de la population infectée, qui développe une immunité, pour casser la propagation du virus. Les Anglais ont vite rétropédalé. Pas la Suède, où Tegnell a répété à maintes reprises qu’obtenir l’immunité collective n’était pas l’objectif du gouvernement.

« Ils ont dit qu’ils voulaient juste aplatir suffisamment la courbe pour que les hôpitaux ne soient pas débordés, rappelle le virologue Anders Vahlne. Mais ils souhaitaient que la propagation du virus continue, pour que les gens soient immunisés. Qu’est-ce que c’est si ce n’est l’immunité collective ? »

Depuis, des échanges de mails obtenus par des journalistes suédois, grâce aux lois sur l’accès à l’information, montrent que Tegnell a discuté de l’objectif d’immunité collective mi-mars, comme expliqué dans cette tribune publiée le 14 octobre dans Time, cosignée par Kelly Bjorklund, écrivaine et militante des droits humains, et Andrew Ewing, professeur de biologie moléculaire, pour qui la stratégie suédoise est un désastre.

« En avril, l’agence de la santé publique a prédit que 40 % de la population de Stockholm serait atteinte de la maladie et acquerrait des anticorps protecteurs en mai », rappellent-ils. Or les chiffres ne s’élèvent qu’à 11,4 % pour Stockholm et 7,1 % à travers la Suède. « C’est probablement parce que nos restrictions ont été beaucoup plus efficaces que nous ne le pensions au début, affirme Anders Tegnell. Nous avons de fait diminué la propagation bien plus [que prévu]. » Malgré les révélations, l’épidémiologiste nous répète qu’ils n’établissent pas leur stratégie pour atteindre un certain niveau d’immunité, mais bien pour ralentir la propagation du virus.

Il n’en reste pas moins que l’augmentation du nombre de nouveaux cas se poursuit. La situation dans les hôpitaux reste cependant sous contrôle. Au Södersjukhuset, deuxième plus grand hôpital de Stockholm, il n’y a aujourd’hui aucun malade du Covid-19 en soins intensifs. Pour Emma Jerkegren, cheffe du service, la situation n’est absolument pas comparable au début de pandémie, où ils ont dû « créer 200 ou 300 % de lits de soins intensifs supplémentaires ».

Les hôpitaux suédois ont aussi manqué de personnel au plus fort de l’épidémie. Au Södersjukhuset, les renforts sont venus des autres services. « De nombreux collègues, par exemple, en chirurgie générale, en orthopédie, en néonatalogie, sont venus nous aider immédiatement en soins intensifs, sous la supervision des spécialistes », précise Emma Jerkegren.

« Bien sûr, cela a eu un impact considérable sur ce que nous avons dû annuler comme soins », reconnaît la cheffe de service. De nombreuses opérations ont dû être déprogrammées. Côté matériel, le docteur Jerkegren assure qu’ils ont pu placer sous respirateur tous les patients qui en avaient besoin, « même si nous avons dû nous creuser la tête et utiliser des respirateurs d’il y a dix ans ».

En amont, le tri des patients est une des raisons pour lesquelles le système de santé suédois n’a pas été submergé. Si les autorités suédoises affirment qu’aucun patient ne s’est vu refuser des soins pendant la pandémie, une fuite de documents internes montre le contraire.

Le 13 octobre, le quotidien national Dagens Nyheter dévoile que des patients de Stockholm se sont vu refuser des soins (oxygène) ou l’accès à l’hôpital, en raison de ces lignes directrices. Quelques semaines auparavant, Sveriges Radio, la radio publique nationale, révélait que plus de 100 personnes ont fait des signalements à l’Inspection suédoise de la santé et des soins.

« La seule raison pour laquelle les hôpitaux et unités de soins intensifs n’ont pas été débordés, c’est parce qu’ils n’ont pas envoyé les patients de 80 ans et plus dans les hôpitaux », déplore le virologue Anders Vahlne, qui précise que les plus de 80 ans représentaient une infime partie des patients traités mais la grande majorité des morts. De fait, 50 % des décès ont eu lieu dans les maisons de retraite – en France, un tiers des décès sont survenus dans les Ehpad.

Pour les mois qui viennent, Anders Vahlne se montre toutefois plutôt confiant. « On s’est améliorés dans le traitement des patients. Et les maisons de retraites vont faire beaucoup plus attention et envoyer les malades à l’hôpital pour qu’ils reçoivent de l’oxygène et des médicaments. »

Emma Jerkegren se montre inquiète d’un nouvel afflux massif de patients, mais, d’un autre côté, se dit rassurée par l’augmentation du nombre de lits en soins intensifs et le plan d’urgence. « Nous avons planifié la marche à suivre si nous avons 20 %, 30 % ou 40 % du nombre de patients Covid. Et nous l’avons fait une fois, tout ne sera pas à inventer. »

Pour les auteurs de la tribune parue dans le Time, la réponse suédoise ne devrait pas être un modèle pour le reste du monde. Avec 60 morts pour 100 000 habitants (contre 50, par exemple, en France), la Suède a enregistré l’un des taux de mortalité les plus élevés en Europe lors de la première vague.

À l’inverse, l’économie suédoise a été l’une des moins affectées, même si d’après l’Institut suédois de statistiques, le chômage a bondi en juin, se rapprochant de la barre des 10 %, son plus haut niveau depuis 1998. Le PIB devrait chuter de 6 % pour l’année 2020, contre 8,3 % pour l’Union européenne et plus de 10 % pour la France, l’Italie et l’Espagne.

En cause, la baisse de chiffre d’affaires pour les professionnels touchés, comme partout, par les mesures de distanciation physique, à commencer par les bars, restaurants, hôtels, mais aussi le commerce de détail. L’économie suédoise dépend aussi beaucoup du commerce extérieur, qui s’est ralenti pendant la première vague.

Mais la Suède s’en sort quand même mieux que d’autres pays européens. Début août, Robert Bergqvist, économiste à la banque SEB, expliquait dans le journal suisse Le Temps que cela ne tenait pas au seul non-confinement. « Il y a aussi la structure particulière de notre économie, moins dépendante du tourisme, et une très bonne infrastructure digitale » qui a favorisé le télétravail.

Si les Suédois ont pu respecter les consignes de distanciation physique et rester chez eux au moindre symptôme comme recommandé, c’est aussi grâce à la suppression du jour de carence pour les arrêts maladie en mars. De plus, depuis avril, la durée du congé maladie sans justificatif est passée de huit à vingt et un jours. Sans oublier les congés parentaux pour enfant malade, qui existent depuis 1978.

La pratique du télétravail était déjà répandue en Suède, certaines entreprises ont aussi fait installer des postes de travail au domicile de leurs employés dès le début de l’épidémie. Par ailleurs, les écoles et les crèches sont restées ouvertes. À cela sont venues s’ajouter les mesures de sauvetage instaurées par le gouvernement. « Je pense que le plus important a été le plan de travail partiel, qui a permis aux entreprises de faire des contrats de court terme », explique Lena Hensvik, professeure d’économie à l’université d’Uppsala. Ainsi, les salariés placés en chômage partiel ou total pour un temps court, du fait d’une baisse d’activité ou d’une fermeture temporaire, ont conservé 90 % de leur salaire.

Spécialiste de l’économie du travail, la chercheuse évoque aussi le futur plafonnement des cotisations sociales pour les jeunes prévu au printemps, « pour que l’argent soit dirigé vers les secteurs qui emploient beaucoup de jeunes, qui sont aussi des industries qui ont été très affectées ». Pour elle, « la principale différence avec les autres pays est que la Suède a essayé de mettre en place des restrictions plus durables, donc un peu plus permissives et basées sur la volonté. Mais, en même temps, nos restrictions n’ont pas du tout changé, ou très peu ».

Le télétravail est d’ores et déjà recommandé jusqu’à la fin de l’année. D’autres mesures devraient être annoncées pour relancer l’économie en 2021 et 2022. Pendant ce temps-là, les autorités sanitaires suédoises resteront sur des recommandations, fondées sur la responsabilité individuelle.

Pourraient-ils aller vers des mesures coercitives, comme c’est le cas avec le couvre-feu en France ? « Non, pas vraiment, nous n’avons pas la législation pour faire ça d’une façon raisonnable, répond Anders Tegnell. Nos lois sont vraiment basées sur la confiance, entre l’agence de santé, les politiques et la population. Et nous n’avons jamais imposé de mesures de santé publique avec des amendes. »

Le gouvernement suédois planche toutefois sur une loi d’exception pour l’été prochain, afin de limiter l’affluence dans les transports ou réduire les horaires d’ouverture des magasins.