Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Dans les écoles : « A quoi ça sert de faire des citoyens, si on fait des orphelins ? »

Mars 2021, par Info santé sécu social

31 MARS 2021 PAR ISMAËL BINE ET CAROLINE COQ-CHODORGE

La mobilisation s’amplifie dans les établissements touchés par le Covid. Le personnel enseignant dépose de nombreux droits de retrait pour « danger imminent », jugés injustifiés par l’administration.

Les communiqués des écoles tombent les uns après les autres, dans les départements confinés et au-delà. Les enseignants du lycée Blaise-Cendrars à Sevran (Seine-Saint-Denis), par exemple, se sont auto-isolés, après une flambée de cas depuis le 15 mars. Aucune de leur demande – fermeture, désinfection, dépistage massif, protocole renforcé, masques FFP2 – n’a été satisfaite.

Le collège Diderot à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) a décidé de faire usage de son droit de retrait, vendredi 26 mars, après avoir constaté « l’absence de nettoyage de l’établissement » : tous les agents d’entretien de l’établissement sont positifs ou contacts. Droits de retrait déposés aussi au lycée Jean-Jacques-Rousseau de Sarcelles (Val-d’Oise), au collège Elsa-Triolet de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)… Et la liste n’est pas exhaustive. Systématiquement, l’Éducation nationale refuse de reconnaître la situation de « péril imminent ».

Lundi 29 mars, des représentants de plusieurs écoles du XIIIe arrondissement de Paris se sont réunis dans le parc de Choisy pour échanger sur la multiplication des cas de Covid et les fermetures de classes qui se multiplient depuis que le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer a annoncé un énième renforcement du protocole sanitaire : un seul cas suffit désormais à fermer les classes dans les départements les plus touchés.

« Le protocole actuel est inefficace », tranche une enseignante. Aux côtés de deux autres enseignants de l’école élémentaire Château-des-Rentiers, elle raconte leur « électrochoc ». « Une de nos collègues, 58 ans, est dans le coma artificiel, intubée. Une autre a contaminé son conjoint, qui a été hospitalisé. On est face à un virus très contagieux, dangereux. On a compris qu’on était dans un état de torpeur. On a accepté beaucoup de choses pour le bien-être de nos élèves, mais ce n’est plus possible. »

Dans leur école, le premier test positif chez un enseignant remonte au 13 mars, le deuxième au 15 mars, le troisième au 18 mars. Cette semaine-là, l’école s’est adaptée, en répartissant entre les classes les élèves des professeurs absents, non remplacés, au mépris du protocole qui interdit le brassage. « Le samedi, on a tous décidé de se tester : quatre se sont révélés positifs, et un de plus la semaine suivante, racontent les enseignants, qui veulent garder leur anonymat. En tout, sur treize, nous sommes huit à avoir été testés positifs. » Selon les premiers séquençages, ils sont touchés par le variant anglais. L’école a fermé la semaine dernière.

Mais le directeur académique voulait rouvrir ce lundi 29 mars, en l’absence de nombreux enseignants. « Aucune désinfection de l’école n’était prévue, pas de tests pour évaluer la situation sanitaire, et pas de remplaçants de nos collègues absents », énumèrent les enseignants, qui ont fait valoir, eux aussi, leur droit de retrait. Ils ont obtenu un sursis : la réouverture est reportée à ce jeudi. Jour où une campagne de tests salivaires doit être organisée. Les enseignants, pourtant, s’interrogeaient mardi soir sur le dépôt d’un nouveau droit de retrait.

Dans les écoles primaires parisiennes, les tests réalisés dans la semaine du 20 mars (plus de 8 000) ont affiché un taux de positivité de 1,06 %. Autrement dit : un professeur devant vingt-cinq élèves aurait une « chance » sur quatre d’être en présence d’un enfant contaminé. Tandis qu’en Seine-Saint-Denis, l’incidence chez les 10-19 ans atteint près de mille cas pour cent mille habitants.

Dans son dernier bulletin hebdomadaire, Santé publique France a ainsi relevé la forte progression (+ 39,8 %) du nombre de cas positifs en lien avec le milieu scolaire.

« Tous les jours, mes élèves me demandent : alors on ferme le lycée ? raconte une professeur en lycée professionnel. Bien sûr, certains veulent juste sécher les cours. Mais d’autres sont réellement inquiets. Dans ma classe, deux ont perdu leurs parents : un père et une mère, en mai et en août. La semaine dernière, on a appris qu’un père et un grand-père d’élèves du lycée étaient morts du Covid. À quoi cela sert d’en faire des citoyens, si on en fait des orphelins ? Je représente aussi la République, je ne peux pas revenir devant eux sans avoir rien fait pour les protéger. »

Parfois, des liens se tissent entre enseignants et hospitaliers, comme en Seine-Saint-Denis. Lundi, devant l’hôpital Avicenne de Bobigny, élèves et professeurs du lycée Delacroix de Drancy ont ainsi manifesté leur « solidarité ». « Aujourd’hui, on se contamine dans nos établissements et on finit à l’hôpital », déclare Aline Cottereau, professeur de lettres du lycée. « Le gouvernement n’a rien appris de cette crise. Depuis un an, il n’y a pas eu d’embauches dans les écoles, comme à l’hôpital », embraye une syndicaliste Sud d’Avicenne.

Au lycée Delacroix, la direction a informé l’équipe enseignante que vingt élèves ont été touchés de près par des décès du Covid, sans plus de précisions. Quarante-quatre enseignants sur deux cents ont ainsi fait valoir leur droit de retrait depuis la semaine dernière (voir notre article), mais leur hiérarchie leur a fait savoir qu’il était « illégitime ». Ce lundi, en application du nouveau protocole, vingt-trois classes du lycée étaient fermées sur un total de quatre-vingts : un quart des élèves sont restés chez eux.

« Je n’ai pas fait grève depuis dix ans, témoigne l’un des enseignants présents. La semaine dernière, on a eu 54 cas positifs dans le lycée, dont 15 parmi les enseignants. Quand on calcule le taux d’incidence, il est affolant : on est à 4 000 cas pour 100 000 ! Les Allemands viennent de classer la France en zone rouge parce qu’on a dépassé les 300 cas pour 100 000 habitants. Mais l’Éducation nationale veut que l’on continue à enseigner, pour des raisons politiques. Il faut fermer le lycée pour casser les chaînes de contamination. »

Le protocole, sans cesse changeant, leur paraît toujours plus incompréhensible. Si des classes ferment, des élèves qui ont été en contact avec des élèves positifs continuent à venir : « Les élèves de différentes classes se retrouvent dans des cours de spécialités : géopolitique, langues ou sports, explique un professeur. On voit les élèves disparaître, c’est frappant. Au niveau pédagogique, ce n’est plus tenable non plus : mieux vaut passer tout le monde en distanciel. »

Après l’hôpital, le cortège se retrouve devant la direction des services départementaux de l’éducation nationale (DSDEN). Une femme en descend, « à la tête de la cellule Covid depuis un an ». Mais le dialogue est impossible : ils ne s’entendent sur rien, à commencer par la définition d’un cluster. « Selon l’agence régionale de santé, c’est une zone où le virus circule de manière non maîtrisée, dit la représentante de la DSDEN. Sur votre lycée, pour l’instant, la situation est stable ». « Non !, lui rétorquent les enseignants. On a eu trente cas positifs parmi les élèves, rien que jeudi dernier. » La fonctionnaire assure pourtant : « Les enquêtes prouvent que les contaminations ont lieu, dans l’immense majorité des cas, à l’intérieur des familles. »

C’est en contradiction avec le vécu de nombreux élèves. Halima, 17 ans, est ainsi « certaine d’avoir attrapé le Covid au lycée. Au début, j’ai eu une sinusite, l’infirmière scolaire m’a rassurée : je n’avais pas de fièvre, ce n’était pas le Covid. Mais je me suis sentie de plus en plus mal, alors j’ai fait un test, positif. J’ai contaminé mes parents, puis ma mère a contaminé sa famille, dont ma grand-mère qui est une personne à risque. Elle a toujours du mal à respirer mais ça va. Je ne comprends pas que le gouvernement mette sur le même pied notre scolarisation et la mort de proches par notre faute. »

Plusieurs professeurs qui manifestent estiment eux aussi avoir été contaminés au lycée. « J’y ai attrapé le virus en septembre, assure une professeure qui réclame l’anonymat. Il n’y a pas d’autres explications. Je vis seule, je m’occupe de mes deux parents de 83 et 85 ans, je fais très attention. Mais j’ai vingt-quatre classes différentes… »

Hélène Daviot, professeure d’histoire-géographie, est également catégorique : « J’ai attrapé le Covid auprès d’une collègue, qui pense l’avoir attrapé pendant les oraux blancs du bac. Pourtant, nous portons tout le temps le masque, sauf au moment de la pause repas, dans la salle des profs, où les fenêtres sont ouvertes et où nous gardons nos distances. »

Pour la lycéenne Halima, « le protocole n’est pas respecté. Il y a des sens de circulation dans les couloirs, mais ils sont si étroits qu’on les touche avec nos deux bras. On est toujours trente par salle, la plupart des fenêtres sont cassées, on ne peut pas les ouvrir ». L’établissement a mis en place des cours en distanciel, mais par niveau : quand les premières ou les terminales sont présents, les secondes sont chez eux, etc.

Aux enseignants qui expliquent se « sentir en danger », la responsable de la cellule Covid de l’Éducation nationale dans le département conclut : « Le mot de danger est un peu élevé. » Elle ne réagira pas à l’évocation d’un membre de la direction hospitalisé…

Vendredi dernier, le collectif national des « stylos rouges », qui revendique des dizaines de milliers de membres, a déclaré avoir déposé plainte contre Jean-Michel Blanquer devant la Cour de justice de la République (seule habilitée à juger des ministres), pour « mise en danger de la vie d’autrui ». « Son seul objectif était que les écoles restent ouvertes coûte que coûte, mettant en danger les élèves et leurs familles, assène Arnaud Fabre, l’un des administrateurs nationaux, professeur de lettres classiques dans un collège du Val-de-Marne. Nous avons affaire à des incapables et à des irresponsables. »

Pour étoffer sa plainte, le collectif, qui a émergé dans le sillon des « gilets jaunes », affirme avoir recueilli plus de cent témoignages. « Elle recense aussi les morts et les malades graves du Covid-19 parmi les personnels et les familles des élèves. » « Nous savons bien que cette plainte a peu de chance d’aboutir à une condamnation du ministre, admet l’enseignant. Mais en la déposant maintenant, nous espérons faire en sorte qu’elle ne passe pas inaperçue. »