Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Dans son bras de fer sur le budget, le Parlement européen n’a obtenu que de modestes avancées

Décembre 2020, par Info santé sécu social

11 DÉCEMBRE 2020 PAR LUDOVIC LAMANT

Avec l’accord intervenu au Conseil européen jeudi soir à Bruxelles, l’UE se dote d’un budget sur sept ans, doublé d’un plan de relance face au Covid, chiffré à plus de 1 800 milliards d’euros. Au-delà du vertige des chiffres, les eurodéputés, très critiques du texte en juillet, sont-ils parvenus à se faire entendre, face aux capitales ?

L’accord est tombé jeudi en début de soirée, au premier jour du dernier Conseil européen organisé cette année à Bruxelles : « Nous pouvons [désormais] reconstruire nos économies », s’est félicité le conservateur belge Charles Michel, à la tête de l’institution, après le feu vert donné non seulement aux grandes lignes du budget de l’UE sur les sept ans à venir, mais aussi au plan de relance décidé dans l’urgence face au Covid – soit une enveloppe spectaculaire de 1 800 milliards d’euros. « Un bond en avant pour l’arme budgétaire européenne », s’est enthousiasmé de son côté Emmanuel Macron, lors de sa conférence de presse vendredi matin (les conclusions du sommet sont ici).

Pour les dirigeants du sud de l’Europe, impatients de toucher des fonds de soutien pour leurs économies exsangues, c’est un soulagement. Le premier sommet sur le budget, marqué en février par un affrontement stérile entre « frugaux » et « amis de la cohésion », n’avait rien donné. Les 27 avaient fini par tomber d’accord, en juillet, sur ce qui était alors présenté comme un accord « historique » – notamment parce que pour la première fois, l’UE s’entendait sur les principes d’un endettement en commun, synonyme de davantage de solidarité financière entre les États membres. Mais le Parlement européen, codécisionnaire sur les questions budgétaires, avait vite menacé de rejeter l’accord, réclamant des améliorations majeures de la copie sur la table, trop fade à son goût. De nouvelles négociations se sont ouvertes, aboutissant à l’accord signé jeudi.

Dans l’histoire de l’UE, le bras de fer entre le Conseil (les gouvernements des 27) et le Parlement européen, qui réclame davantage de marges de manœuvre budgétaires, est une figure de style obligée. Lors de la précédente négociation marathon, en 2013, le feuilleton s’était soldé par un échec cuisant pour les eurodéputés : les élus emmenés par le social-démocrate allemand Martin Schulz, n’avaient obtenu que des miettes après une longue bataille. Mais ils n’avaient, en bout de course, pas osé concrétiser leurs menaces et renverser la table.

Qu’en est-il cette fois-ci ? Les eurodéputés sont-ils parvenus à se faire entendre davantage qu’en 2014 ? Le Parlement européen a-t-il profité de la séquence pour s’affirmer davantage, face aux capitales ? Les élus devraient en tout cas voter l’accord sur le budget à une large majorité, le 16 décembre – « une majorité de mammouths », pronostique un spécialiste du dossier au sein de l’hémicycle. « Le truc n’est pas terrible, il est même notoirement insuffisant, mais nous n’avons pas de raisons de le bloquer », avance l’écologiste David Cormand.

Pour Manon Aubry, eurodéputée à la tête de la GUE (dont LFI), le constat est plus tranché : « Je regarde les enjeux climatiques et sociaux face à nous. Je regarde ce qui a été acté. Et je me dis que ce n’est pas du tout à la hauteur. L’exercice propre à la “bulle bruxelloise”, qui consiste à dire que c’est quand même moins pire qu’avant, et qu’en 2014, me paraît incompréhensible pour le grand public. »

Du mécanisme sur l’État de droit, qui a braqué Budapest et Varsovie, à une taxe Tobin renvoyée aux calendes grecques, passant par le retour du « semestre européen », décryptage en quatre temps de l’accord final – et des avancées obtenues par les eurodéputés dans ces négociations très techniques.

Santé, recherche, Erasmus : 16 milliards d’euros supplémentaires
L’accord de juillet prévoyait un budget global de 1 074 milliards d’euros sur sept ans – contre un projet initial, côté Parlement, à quelque 1 300 milliards. Au cours de l’automne, les eurodéputés n’ont obtenu que 16 milliards d’euros supplémentaires, répartis sur une poignée de programmes clés (+ 3,4 milliards d’euros pour EU4Health – la santé –, + 3,4 milliards pour Horizon Europe – la recherche –, + 2,2 milliards pour Erasmus+, etc.).

La rallonge peut sembler dérisoire : elle ne correspond qu’à une hausse de 1 % de l’enveloppe globale... Mais cela reste une première dans l’histoire du Parlement : les élus n’avaient obtenu qu’un complément de quatre milliards d’euros en 2006 (pour le budget 2007-2013), et n’avaient rien obtenu du tout en 2013 (pour le budget 2014-2020). « C’est clair que ce n’est pas pharaonique, il n’y a rien de révolutionnaire, mais c’est quand même intéressant », résume un proche des négociations.

Le mécanisme trouvé est inédit : le gros des 16 milliards devrait être financé par les amendes que les entreprises versent à la Commission pour non-respect du droit à la concurrence. Jusqu’à présent, cet argent atterrissait directement dans les caisses des États membres. « On a assisté à une bataille d’apothicaires, ces dernières semaines, où le Parlement européen se battait pour 16 milliards d’euros », évacue Manon Aubry. De son côté, Cormand est plus nuancé, jugeant que « le package global n’est pas si mauvais, surtout si l’on prend en compte le fait que le Royaume-Uni a quitté l’Union, entre 2014 et aujourd’hui ».

« Si l’on regarde ça d’un point de vue économique, ce n’est pas formidable du tout : les montants ne sont pas assez élevés, l’Europe n’a toujours pas de véritable budget », insiste Aurore Lalucq. Mais cette eurodéputée PS-Place publique réfléchit encore au vote qu’elle donnera, le 16 décembre, en raison du mécanisme sur l’État de droit qui lui est désormais associé.

Un mécanisme sur l’État de droit à l’ambition réduite
En raison de l’opposition bruyante de la Pologne et de la Hongrie jusqu’à la veille du sommet, ce fut le point le plus commenté du débat budgétaire : les eurodéputés ont réintroduit depuis le 5 novembre un mécanisme qui conditionne le versement des aides européennes au respect de certains aspects de l’État de droit par les pays membres. Une idée déjà défendue par la Commission depuis 2018.

Comme l’explique Eulalia Rubio, de l’Institut Jacques-Delors, dans un entretien à Alternatives économiques, le champ des violations de l’État de droit qui a été défini dans le texte est plutôt réduit, bien plus que ce qu’espéraient la Commission et le Parlement à l’origine. Seules les violations en lien avec le versement des aides financières – par exemple des attaques contre l’indépendance de la justice – pourraient être prises en compte. Mais des menaces contre la pluralité de la presse, ou encore le non-respect des quotas de migrants fixés par la Commission, n’ont pas été retenues.

Les eurodéputés plaidaient aussi pour qu’une « majorité qualifiée inversée » soit nécessaire pour bloquer le versement des aides à un État. Sur ce point, le Parlement a perdu la bataille : il devrait être assez facile de former une minorité de blocage lors des votes, en soutien aux États accusés de malmener l’État de droit.

À cela s’ajoute la « déclaration interprétative » rédigée par Berlin à quelques heures du début du sommet, à la portée juridique incertaine : elle prévoit que la légalité du mécanisme doit d’abord être validée par la Cour de justice de l’UE, avant que la Commission ne puisse décider de premières sanctions. Cette clause devrait permettre aux Hongrois et Polonais de gagner du temps – au moins quelques mois. Ce délai pourrait s’avérer précieux à l’approche de nouvelles élections en Hongrie en 2022, comme le redoute déjà l’opposition à Budapest.

« C’est une avancée dans la protection de nos valeurs européennes », s’est félicité dès jeudi soir l’Allemand Daniel Freund, un eurodéputé écologiste influent sur ces questions, insistant sur le fait que le mécanisme en tant que tel reste intact. Mais d’autres élus doutent déjà de la légalité du mécanisme proposé par Berlin : les chefs d’État et de gouvernement ont-ils le droit de dire à la Commission comment elle doit interpréter tel ou tel texte de loi ?

Ainsi Aurore Lalucq s’interroge-t-elle : « On se demande si le Conseil n’est pas en train d’outrepasser ses droits, en exhortant la Commission à attendre les conclusions de la justice européenne... Il y a ici un enjeu institutionnel à éclaircir... » D’autant qu’Orban, lui, s’est dépêché de crier victoire jeudi soir, précisant que les conclusions du Conseil européen se situent « au-dessus des autres régulations » – ce qui est pour le moins discutable.

Le retour par la bande du « semestre européen » ?
Le léger recul du budget européen sur les sept ans à venir, cogéré avec le Parlement (1 074 milliards), se trouve compensé par un plan de relance inédit, qui sera, lui, entièrement géré par les États (750 milliards). Sur ce dernier, l’hémicycle n’aura pas son mot à dire – et ne devrait même pas se prononcer, la semaine prochaine, sur cette enveloppe pourtant colossale. C’est une victoire de l’inter-gouvernemental (c’est-à-dire des États-nations), contre laquelle les eurodéputés n’ont rien pu faire.

Les élus ont tout de même obtenu de rendre contraignants des critères sur la composition des plans de relance : pour être validés par la Commission européenne, ces plans devront comporter au moins 30 % de dépenses liées au climat, mais aussi 10 % liées à la biodiversité – une nouveauté par rapport aux conclusions du Conseil de juillet (ce qui ne signifie pas forcément 40 % de dépenses fléchées « vertes », car certains budgets peuvent être éligibles aux deux critères en même temps, climat et biodiversité).

De son côté, Manon Aubry met en garde contre l’utilisation par la Commission du « semestre européen », cet ensemble de règles censées assurer du sérieux budgétaire des États membres, élaboré durant la crise des dettes souveraines, comme l’un des critères de validation du plan de relance. « Non seulement ils sont en train de remettre le semestre européen en place, mais ils veulent aussi le rendre plus contraignant », assure l’élue LFI. Dans un entretien à Ouest France en septembre, le secrétaire d’État aux affaires européennes, Clément Beaune, avait expliqué que la réforme des retraites pouvait être l’une des réformes à laquelle s’engageait Paris, en l’échange des 40 milliards d’euros débloqués par Bruxelles pour la France.

Aurore Lalucq se montre plus prudente face à ce scénario : « Plus personne ne respecte les critères budgétaires en ce moment, avec la pandémie. Ce “semestre européen” n’a jamais été contraignant, et cela me semble d’autant plus difficile en ce moment. »

La taxe sur les transactions financières repoussée aux calendes grecques ?
Les eurodéputés ont obtenu une annexe, qui précise le calendrier de mise en place de « ressources propres », ces taxes qui doivent permettre à l’UE de se financer, indépendamment des contributions des États au budget de l’UE. Au fil des années, elles devraient permettre de rembourser la dette contractée par l’UE pour financer le plan de relance. Un dossier emblématique pour le Parlement, parce qu’il permet justement de s’affranchir, à terme, des capitales.

« Le texte est contraignant, mais ce sont en vérité les parlements nationaux qui doivent voter des lois pour créer ces ressources. Donc nous savons bien que cela ne peut pas être 100 % contraignant », relativise un spécialiste du dossier. Des taxes sur le plastique, les géants du numérique ou encore le carbone aux frontières sont prévues, dans des moutures relativement modestes à chaque fois.

Mais la taxe sur les transactions financières (TTF), elle, semble renvoyée à une proposition de la Commission en... 2024 pour mise en œuvre en 2026. Autant dire une éternité : c’est une manière de l’enterrer. À moins que ne se développent d’ici là une « coopération renforcée », c’est-à-dire un groupe d’États volontaires, sans attendre la totalité des 27, mais qui rapporterait beaucoup moins (une coopération déjà mise en place par le passé, mais qui n’a jamais abouti).

« La TTF est la plus facile des taxes à mettre en œuvre, la plus simple à comprendre du grand public, et elle rapporterait le plus, jusqu’à 57 milliards d’euros, insiste l’écologiste David Cormand. Mais il y a clairement une volonté de la reporter sine die, de la part du Conseil ». Cet élu regrette, justement, que le débat très médiatisé sur le mécanisme d’État de droit, associé au budget, ait éclipsé des discussions sur des aspects fondamentaux du budget, à commencer par les « ressources propres ».

L’eurodéputé Pierre Larrouturou, qui est allé jusqu’à engager une grève de la faim pour défendre l’instauration au plus vite d’une « taxe Tobin » pour le climat (lire notre entretien sur le sujet en octobre), reste optimiste, à l’issue du Conseil. Il s’appuie sur une déclaration formelle de la Commission, jointe à l’accord global, qui dit vouloir aboutir « d’ici fin 2022 » sur une TTF en coopération renforcée. D’autant que le Portugal du socialiste António Costa, qui occupe la présidence de l’UE au premier semestre de l’an prochain, pourrait y être sensible.

Quant à la faiblesse des recettes d’une TTF en coopération renforcée, Larrouturou minimise la portée de cette critique : « Les pays doivent comprendre que s’ils mettent en place cette taxe, ils n’auront plus à rembourser d’eux-mêmes l’argent du plan de relance... C’est un véritable argument qui doit les faire changer d’avis », insiste-t-il.