Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Mediapart : Depuis Wuhan, ville sous quarantaine, des Chinois bravent la censure et appellent à l’aide

Janvier 2020, par infosecusanté

Mediapart : Depuis Wuhan, ville sous quarantaine, des Chinois bravent la censure et appellent à l’aide

27 janvier 2020|

Par François Bougon

La plupart des médias officiels chinois décrivent une mobilisation générale contre le coronavirus, au nom de la solidarité nationale sous l’égide du Parti communiste. Mais, depuis Wuhan, épicentre de l’épidémie, des citoyens osent poser les questions gênantes par l’entremise de YouTube ou Twitter bloqués en Chine mais disponibles grâce aux VPN.

L’avocat Chen Qiushi s’est fait connaître en Chine par son travail de « journaliste citoyen ». C’est sous cette appellation qu’il aime se présenter aux millions de personnes qui le suivent sur les réseaux sociaux. L’été dernier, il s’était rendu à Hong Kong pour observer par lui-même les événements dans l’ancienne colonie britannique, ce qui avait déplu aux autorités. Sermonné, il avait été contraint de revenir sur le continent. Ses comptes avaient été supprimés. Mais le voilà de retour à l’occasion de la crise sanitaire provoquée par l’apparition à Wuhan, une ville de 11 millions d’habitants dans le centre du pays, du nouveau coronavirus. Pour diffuser sa parole, il a cette fois recours à YouTube 3 et Twitter 3, certes bloqués en Chine mais disponibles en ayant recours à des VPN (ces réseaux virtuels privés qui permettent de contourner la censure).

Le 24 janvier au soir, il se filme devant la gare de Hankou à Wuhan, où le trafic a été suspendu car la ville est désormais bouclée. Il a pris le dernier train et le voilà dans l’épicentre de l’épidémie. Il ne porte pas de masque, précise-t-il, car il n’y a personne dans les cent mètres autour de lui… Je suis venu rendre compte de la situation, précise-t-il : « Ce serait une honte pour un reporter de fuir le désastre », lance-t-il grandiloquent. « Le responsable du train m’a dit que le service serait suspendu pour au moins un mois. Donc il est probable que je ne pourrai pas quitter cet endroit pendant un mois. Ce que je vais essayer de faire, c’est d’utiliser ma caméra pour témoigner et rendre compte en personne de ce qui se passe à Wuhan au sujet de la lutte contre l’épidémie. Et c’est aussi ma volonté de transmettre au monde extérieur les messages des citoyens de Wuhan. »

Pour ce faire, il doit cependant « sauter » la muraille de la censure et avoir recours à Twitter et YouTube. Toujours dans son souci de transparence vis-à-vis de ceux qui le suivent, Chen s’engage sur trois points : primo « ne pas créer ni relayer des rumeurs, ni provoquer la panique. Je rendrai compte de tous les faits que je trouve » ; deuxio « tout faire pour se protéger de la maladie. J’ai une douzaine de masques et deux grandes bouteilles de désinfectant. Je ne serai pas en contact physique avec ceux qui sont très malades tant que je n’aurai pas obtenu un équipement de protection afin de ne pas être un poids supplémentaire pour le personnel médical à Wuhan » ; tertio « je ne quitterai pas Wuhan à moins que l’épidémie ne soit complètement maîtrisée ou que je sois moi-même infecté »…

« C’est le Nouvel an chinois et ça ne m’intéresse pas de savoir où est Xi Jinping. Moi Chen Qiushi je suis ici. Je suis ici pour être avec vous à Wuhan », lance-t-il avant de s’étonner de voir des personnes plus âgées que lui sans masques dans la ville. « Comme fils et filles, que sommes-nous censés faire ? Nous devons obliger nos parents à porter des masques avec la même énergie qu’ils utilisent pour nous forcer à nous marier ! Vous ne mourrez pas si vous ne vous mariez pas, mais si vous ne portez pas de masques vous aurez des problèmes ! Nous sommes dans la même situation qu’en 2003 au moment du Sras, et dans les deux cas le blocage de l’information et l’impossibilité de rendre compte des faits ont facilité la propagation. Nous ne pouvons pas répéter la même erreur ! Nous devons au minimum laisser l’information filtrer. Tant que l’information va plus vite que l’épidémie, nous allons gagner ! »

Chen Qiushi lance même un appel aux pays étrangers : « Aidez la Chine, aidez Wuhan. » « Ces dernières années, le gouvernement chinois a montré ses muscles, mais cela ne représente pas les sentiments des Chinois. Bien sûr nous savons que même si vous nous aidez à passer cette mauvaise passe, le gouvernement chinois continuera à vous insulter et à vous présenter comme des forces hostiles occidentales, mais on ne peut pas faire autrement, c’est l’attitude répugnante du gouvernement chinois, il est comme ça. Des centaines de millions de Chinois sont innocents. Sur cette terre, nous avons déjà vécu trop de désastres et il est temps que ça change. S’il vous plaît, aidez la Chine au nom des sentiments humanistes. »

Les jours suivants, le ton est plus apaisé. Dans ses vidéos, il rend compte de la vie quotidienne dans la ville de Wuhan coupée du monde. La nuit du réveillon, entre vendredi et samedi, il s’est rendu dans un hôpital, où la situation semblait sous contrôle. Pas de scènes de panique ou de salles d’attente congestionnées, on voit le personnel médical, entièrement protégé, s’occuper des patients. Le lendemain, il s’est rendu dans un autre établissement, l’hôpital numéro 11 3, où sont rassemblés des patients infectés par le coronavirus. Là, les couloirs sont remplis de personnes en attente d’une consultation. Il voit un corps. Dans la dernière vidéo qu’il a publiée dimanche, on le voit se rendre dans un marché où les rayons sont pleins et où les clients masqués vaquent à leurs achats comme d’habitude.

C’est également sur YouTube 3 qu’un habitant de Wuhan raconte sa vie quotidienne dans une ville sous quarantaine : les haut-parleurs qui recommandent aux habitants de ne pas sortir de chez eux, l’interdiction d’utiliser les voitures individuelles, l’ordre de tuer les chiens et les chats sauvages… Enfermé dans un appartement avec sa femme, sa mère et son enfant de six ans, il fait part de ses doutes sur le bilan officiel et le nombre de morts après avoir appris le décès du père d’un collègue – « Les chiffres qu’on nous donne ne sont pas les bons », juge-t-il –, de ses inquiétudes si jamais la situation devait se poursuivre, de la peur des pénuries… Il montre aussi une vidéo envoyée par une connaissance travaillant à l’hôpital, où l’on voit les personnels débordés et aussi des photos reçues depuis son village natal situé dans la même province centrale du Hubei, où les voies de communication sont bloquées par tous les moyens possibles : camions, voitures, bulldozers ou tas de cailloux. Dimanche, il s’est enfin décidé à sortir et a pu acheter, même si les prix ont augmenté, de quoi tenir : œufs, huile, nouilles instantanées, papiers toilette…

Une autre vidéo publiée sur YouTube par un jeune Wuhanais est beaucoup plus militante et offensive : il explique que le moment est venu pour lui « de dire la vérité avec son cœur et sa conscience » tout en lançant un appel à l’aide au monde entier (disponible ici 3 avec des sous-titres en anglais). « Avant le 22, avant que la ville soit bouclée, dans toute la ville de Wuhan, très peu de gens portaient des masques, les gens jouaient au mah-jong, discutaient, parlaient avec les vendeurs de rue. J’ai une question […] : qu’est-ce que faisaient le maire de Wuhan et le secrétaire général du Parti ? Comme responsables, ils n’ont pas reçu d’informations ? S’ils avaient des informations, pourquoi ils n’ont pas réagi ? Pourquoi ils n’ont pas demandé en conférence de presse qu’on porte tous des masques ? »

« Wuhan est comme un putain d’enfer », poursuit-il, ajoutant : « Nous les Chinois, tout au moins mes amis, nous qui avons 20 et 30 ans, nous ne sommes pas des idiots ni des gens dont le cerveau a été lavé. […] Nous savons ce qu’est ce pays […]. Je cours le risque d’être arrêté par la police pour avoir dit ce qu’est la réalité objective. Mais nous le peuple, nous n’avons aucun moyen, nous n’avons pas tous le cerveau lavé, nous voulons une vie de démocratie, de liberté et d’ouverture. »

Pour le moment, l’heure est à la mobilisation à mesure que l’épidémie s’étend, mais, comme le montrent ces témoignages directs, beaucoup de Wuhanais demandent des comptes et des explications. Dimanche, a informé l’agence officielle Chine Nouvelle, s’est tenue à Pékin une réunion du groupe spécial mis en place pour coordonner le travail de lutte contre l’épidémie, dirigée par le premier ministre et numéro deux du régime, Li Keqiang. Les participants ont affirmé vouloir communiquer à temps et en toute transparence et promis de punir ceux qui « retarderaient les informations, les dissimuleraient ou les minimiseraient ». « Il faut répondre activement aux inquiétudes de la société », a souligné la réunion. Lundi, Li Keqiang s’est rendu sur place, où il a été filmé reprenant par trois fois 3 : « Allez Wuhan ! » Nul doute que ces engagements et ce slogan ne suffiront pas à apaiser les craintes des habitants de la ville coupée du monde.