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Médiapart - Gilets jaunes : face aux blessures, la prudence des médecins

Février 2019, par Info santé sécu social

1 FÉVRIER 2019 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

À Besançon, un neurochirurgien dénonce la gravité des blessures occasionnées par les armes des forces de l’ordre. Mais sa démarche est isolée, le corps médical reste prudent. Plusieurs études menées par des médecins américains démontrent que la dangerosité des armes non létales est sous-estimée.

Dix semaines de mobilisation, 1 900 blessés selon le ministère de l’intérieur et 359 signalements de blessures à la suite de violences policières, selon le décompte du journaliste indépendant David Dufresne (voir notre panoramique, constamment mis à jour). Dans les hôpitaux, que constatent les médecins ? Sont-ils choqués par la gravité des blessures ? Au moins l’un d’entre eux l’est : le neurochirurgien Laurent Thines, professeur et chef de service au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Besançon, a lancé une pétition sur la plateforme change.org : « Les soignants français pour un moratoire sur les armes sublétales. »

Laurent Thines n’a pas pris en charge de blessés lors des manifestations des « gilets jaunes ». « Mais en tant que médecin, en tant que soignant, je pense que ma parole est légitime. J’ai vu les images et les photos des blessés. J’ai aussi pu consulter des scanners, qui montrent d’importants dégâts internes. Ce sont des armes sublétales. Le terme est choquant en lui-même. Cela signifie qu’elles sont d’une dangerosité extrême. Au pays des droits de l’homme, les lanceurs de balle de défense, les grenades de désencerclement et lacrymogènes doivent être interdits. »

Pour illustrer sa pétition, il a choisi la photo de Fiorina, une jeune étudiante picarde éborgnée lors des manifestations à Paris le 8 décembre. « Dix-huit personnes ont perdu un œil ! Un lanceur de balle de défense tire à 90 mètres par seconde. Cela signifie qu’à 90 mètres du tireur, vous n’avez pas le temps de voir arriver la balle. La force de l’impact est de 200 joules. Cela équivaut à lâcher un parpaing de 25 kilos d’une hauteur d’un mètre. Ce type de blessures, je peux les voir dans des accidents de la route ou des chutes de plusieurs mètres. C’est très choquant. »

Lancée le 19 janvier, la pétition a déjà recueilli ce 31 janvier plus de 65 000 signatures. Si elle s’adresse aux soignants, il est impossible au médecin de connaître leur nombre parmi les signataires. « J’ai assez peu de retours directs de collègues », reconnaît Laurent Thines. Il avance quelques explications : « Le secret médical peut jouer. Et ce n’est pas si facile de prendre la parole sur un sujet politique, c’est tabou chez les médecins. »

Sa prise de position paraît bien isolée. À part lui, le corps médical se mure dans le silence ou se limite à de prudents constats. « Ce sujet me semble beaucoup trop sensible », nous a ainsi répondu le chef d’un grand service d’urgences. « Une contusion oculaire, quelle que soit son origine, est susceptible d’entraîner des lésions graves. Nous n’avons pas de données spécifiques sur les conséquences ophtalmologiques liées aux incidents récents autour des manifestations, mais le Pr Jean-Louis Bourges, responsable des urgences ophtalmologiques dans notre service, prévoit de faire le bilan des lésions que nous aurons constatées. Un recul est nécessaire pour que ce bilan puisse correctement prendre en compte les conséquences des lésions observées », explique de son côté le professeur Antoine Brezin, responsable du centre ophtalmologique de l’hôpital Cochin.

Dans les réflexions de plusieurs médecins, revient souvent la comparaison avec les morts et les blessés des attentats terroristes. Par contraste, les blessures des gilets jaunes ne seraient « pas graves ». Mais peut-on comparer les victimes du terrorisme et celles de violences policières dans un contexte de manifestations ?

À l’hôpital européen Georges-Pompidou, qui a reçu beaucoup de blessés lors des manifestations parisiennes, l’urgentiste Rafik Masmoudi, par ailleurs membre de l’Association des médecins urgentistes de France, a accepté de partager son expérience. Son service a accueilli 15 blessés le 1er décembre, 16 blessés le 8 décembre. La plupart étaient « sans gravité : des lésions oculaires liées aux bombes lacrymogènes, des traumatismes bénins, comme des contusions ou ecchymoses ». Mais il y a eu quelques blessures graves : « Une fracture complexe des os de la face, des mains fracturées, des traumatismes thoraciques, probablement liés à l’usage de lanceur de balle de défense. Ces armes font des dégâts si les distances de sécurité ne sont pas respectées. Utilisées à 5 mètres de distance, elles provoquent des commotions cérébrales. »

Agnès Ricard-Hibon, la présidente de la Société française de médecine d’urgence, reconnaît qu’il y a « un sujet à investiguer. Mais il faut pour cela collecter des données scientifiques fiables, pas seulement des cas cliniques isolés. Il faudrait recenser toutes ces lésions ». Une étude serait en cours, à l’initiative du professeur Pierre Carli, chef de service du Samu de Paris, qui n’a pas répondu à nos questions.

Il y a pourtant un enjeu médical à documenter ces blessures occasionnées par de telles armes. Un rapport coécrit en 2016 par l’ONG Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains) consacré à toutes les « armes de contrôle des foules » – lanceurs de balle de défense, grenades assourdissantes, armes acoustiques, canons à eau, etc. – souligne leur « usage croissant dans le monde », et ce « sans réglementation, entraînement et contrôle appropriés », ce qui conduit « à des mésusages, des blessés, des handicaps et des morts ». « Les fabricants fournissent des informations limitées sur l’usage de ces armes et leurs possibles dommages sur la santé, souligne ce rapport. Les autorités collectent peu d’informations, et si elles le font, les données ne sont pas rendues publiques. » Le nombre de blessés est donc « probablement sous-estimé ».

Au sujet des grenades assourdissantes, le rapport est sans nuances : ces grenades, composées de plastique et de métal, qui explosent dans un bruit étourdissant de 160 à 180 décibels, peuvent se fragmenter pendant l’explosion et provoquer de graves blessures : fractures, amputations, crise cardiaque, asphyxie, etc. Selon une longue enquête du journal américain Propublica, depuis 2000, au moins 50 personnes sont mortes ou ont été très grièvement blessées aux États-Unis, à cause de l’usage de ces grenades. Dix-huit militaires américains se sont même blessés en manipulant ces armes, l’un d’eux est mort après que la grenade a explosé dans sa main. « Cette arme n’a aucune place dans le contrôle des foules », conclut le rapport de l’ONG Physicians for Human Rights.

Les gaz lacrymogènes ne sont pas non plus anodins : les auteurs ont compilé 31 études réalisées ces 25 dernières années, concernant plus de 5 000 personnes blessées, dont deux décès : l’un à cause de l’usage des gaz à l’intérieur d’une maison, l’autre à la suite d’un traumatisme crânien provoqué par le choc de la grenade. Les études ont dénombré 70 handicaps permanents : cécité, asthme, amputations, troubles psychiatriques, etc.

L’ONG a pu conduire une étude plus poussée sur les « Décès, blessures et handicap par lanceurs de balle de défense », publiée en 2017 dans le British Medical Journal. C’est une méta-analyse, qui combine les résultats d’une série d’études sélectionnées pour leur qualité. Les auteurs n’en ont retenu que 26, qui recensent 1 984 blessés depuis 1990, en Israël et en Palestine, en Irlande du Nord, en Inde, au Népal, en Turquie et en Suisse. Ces études font état de 53 décès du fait de ces blessures, et 300 handicaps permanents. La plupart des décès sont liés à l’usage de balles en métal habillées de caoutchouc.

« Ce type de munitions ne sont plus utilisées que par Israël, uniquement dans les territoires palestiniens », note Rohini Haar, une médecin urgentiste américaine, membre de l’ONG Physicians for Human Rights, et première auteure de l’étude. Les handicaps permanents constatés sont aussi majoritairement liés à l’usage de balles contenant du métal, mais aussi de balles en caoutchouc, et évoquent furieusement les blessures françaises : sur 300 handicaps permanents, 261 sont oculaires, sept concernent les extrémités du corps, vingt-deux l’abdomen.

« Bien sûr, c’est difficile de juger quand on n’est pas sur le terrain. Mais vous avez l’air d’avoir un sérieux problème en France, commente Rohini Haar. Le nombre de balles tirées et de blessés est très important. L’usage de ces armes est-il toujours approprié ? Les forces de l’ordre sont-elles bien formées à leur usage ? Une chose est sûre : un usage disproportionné de ces armes ne crée pas de l’ordre mais du chaos. »