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Médiapart - Mediator : les occasions manquées de l’administration d’éviter les morts

Novembre 2019, par Info santé sécu social

21 NOVEMBRE 2019 PAR ROZENN LE SAINT

1995 et 1997 sont les deux grands rendez-vous ratés de l’Agence du médicament d’accomplir sa mission : retirer le Mediator du marché et ainsi sauver des vies. Ses anciens responsables justifient péniblement leur passivité et l’interdiction tardive du produit de Servier en 2009. Si la négligence est prouvée, l’Agence risque une condamnation pour homicides et blessures involontaires.

Les anciens dirigeants de la police sanitaire défilent à la barre depuis le 12 novembre, tous plus stressés les uns que les autres. Leurs yeux se baissent à mesure que fusent les questions. Ils martèlent leurs excuses, elles les mettent face à leurs incohérences. Ils sont entendus comme simples témoins, mais leur déposition prend des airs d’interrogatoires qui s’éternisent, jusqu’à huit heures d’affilée. Les fins d’audience battent des records. Deux ont craqué : des larmes se sont échappées.

Individuellement, ils ne sont pas inquiétés dans le cadre du procès du Mediator (1). Mais en tant que fonctionnaires, s’ils avaient été témoins d’un crime ou d’un délit, ils auraient dû en référer à la justice. Surtout, humainement, il est difficile d’admettre des erreurs passées. « Parfois, on a quand même l’impression d’un magnifique jeu de flipper », lâche Sylvie Daunis, la présidente du tribunal, après deux mois de ce procès qui en durera plus de six, tant les uns renvoient la balle aux autres, et vice-versa.

Beaucoup « ne se souviennent pas », d’autres estiment ne pas avoir été en capacité de savoir, « n’étant pas pharmacologue ». Ceux qui le sont affirment qu’ils étaient chargés d’évaluer les bénéfices du produit, et pas les risques ; d’autres d’évaluer les dangers, mais sans aucun pouvoir de décision. En l’occurrence, les risques sont graves pour le cœur et les poumons dans le cas du Mediator. Il est accusé d’avoir causé entre 500 et 1 500 morts.

C’est la raison pour laquelle Servier est accusé d’« homicides involontaires par violations manifestement délibérées ». Le laboratoire répond aussi, entre autres, de « tromperie » et d’« obtention indue d’autorisation ». Le tribunal s’est alors demandé dans un premier temps si l’entreprise orléanaise avait caché le caractère anorexigène du Mediator et manœuvré pour le déguiser en traitement d’appoint pour le diabète. La défense de l’Agence du médicament repose sur une même ligne : elle aurait été « enfumée » par Servier – terme repris lors des audiences – qui lui aurait caché les propriétés amaigrissantes de la gélule blanche.

Ce qui expliquerait pourquoi l’Agence du médicament a tant tardé à interdire le Mediator, en 2009, malgré l’émergence de risques dès le début des années 1990. C’est la question qui occupe le tribunal à présent. En tant que personne morale, l’Agence du médicament partage le banc des prévenus avec Servier. Elle est renvoyée pour « homicides et blessures involontaires par négligence ». Dans son cas, la faute n’est pas intentionnelle mais le résultat d’un manque de vigilance : c’est tout l’enjeu de ce deuxième chapitre du procès.

« Cela ne peut être prouvé que si l’on montre qu’il y a eu un manquement de la part d’un de ses dirigeants. Or les directeurs de l’Agence que vous allez entendre ne bénéficient pas d’avocat pour leur audition, ce qui peut être problématique », a d’ailleurs soulevé Nathalie Schmelck, une des défenseuses de l’Agence du médicament, le 19 novembre, le jour de la déposition de Didier Tabuteau. Car le haut fonctionnaire est le tout premier directeur de l’Agence du médicament à livrer son témoignage à la barre. Contrairement à ses anciens bras droits déjà entendus, en tant qu’ex-DG, lui engage la responsabilité de l’administration : son témoignage est crucial.

Didier Tabuteau, 61 ans, minuscules hublots sur les yeux, a été l’ultime décideur de la police sanitaire pendant la période clé de l’émergence des risques du Mediator. Cet énarque polytechnicien a navigué toute sa carrière entre le Conseil d’État et les cabinets ministériels : de Claude Évin, Bernard Kouchner et Martine Aubry. À partir de 1992, il dirige notamment celui du « French Doctor », alors ministre de la santé, juste avant d’être nommé à la tête de la toute nouvelle Agence du médicament en mars 1993, pour quatre ans. Elle est créée en réponse au scandale du sang contaminé.

« Le drame a eu lieu alors que notre mission était d’éviter que les drames se reproduisent. À titre personnel, je suis accablé et désolé, confesse-t-il à la barre. Tous ceux qui ont dirigé cette agence doivent avoir le même sentiment. » De culpabilité, assurément. Elle est latente derrière le discours huilé des six anciens responsables du gendarme du médicament auditionnés avant lui. Mais tous ont botté en touche, sans exception.

Au sommet de l’Agence, difficile de se défausser. Didier Tabuteau a bien été forcé d’admettre à demi-mot avoir failli à son rôle : protéger les Français du risque sanitaire. En soulignant n’être « ni médecin ni pharmacien », pour justifier de ne pas avoir su tirer la sonnette d’alarme. Il explique d’abord n’avoir « aucun souvenir » du Mediator quand il était chargé de décider du sort des médicaments et des malades, de 1993 à 1997.
Il sait pourtant que le tribunal l’interrogera sur cette note qu’il a signée de ses propres mains, le 23 octobre 1995, avec pour objet « anorexigènes », comme l’avait révélé Mediapart en 2011 (lire aussi : Mediator : l’administration savait tout depuis 1995). Elle autorise les laboratoires Servier à poursuivre la vente des fameuses boîtes bleues.

« Deux couronnes mortuaires reçues »
Le haut fonctionnaire consent que « rétrospectivement, c’était une occasion de pouvoir retirer le Mediator ». En or, même. Comme tous les autres anorexigènes compte tenu de leurs dangers avérés, le benfluorex, principe actif du Mediator, est interdit des préparations magistrales réalisées par les pharmaciens sur mesure, au cas par cas pour un patient déterminé.

Il ne se souvient pas de cet écrit mais doit bien accorder : « Je ne pourrais rien espérer de mieux qu’une décision inverse ait été prise à l’époque. » Puisque le coche a été raté, deux ans plus tard, l’occasion se présente de nouveau : elle est encore plus belle. Tous les coupe-faim officiels, comme l’Isoméride et le Pondéral, sont totalement interdits de vente… Pas leur cousin, le Mediator. Ce qui paraît « difficilement compréhensible, rétrospectivement, avoue également Didier Tabuteau. Quand en 1997, Prescrire [la revue indépendante médicale, ndlr] demande de réévaluer le rapport bénéfices-risques du Mediator, est-ce que l’Agence est passée à côté ? Je ne peux pas dire autre chose. Rationnellement, en regardant l’ensemble, aujourd’hui, je suis convaincu que oui. »

Mais il maintient qu’avec les connaissances de l’époque, il ne lui a pas été possible d’éviter le drame. Puis la procureure met le doigt là où ça fait mal : « Dès 1978, les autorités de santé belges ont refusé de commercialiser le Mediator du fait de son effet anorexigène. Comment expliquer que les autorités belges aient pu réaliser cette analyse des années avant les autorités françaises à partir des mêmes documents ? » « Il est dommage que la France n’en ait pas fait autant. Cela prouve que nous pouvions le faire », lâche-t-il. Didier Tabuteau sort visiblement soulagé d’avoir confessé les limites de la police sanitaire qu’il a chapeautée. Il reviendra aux magistrats de les qualifier ou non de négligences à l’issue de ce procès marathon.

Parmi les proches de la bande de Bernard Kouchner, se trouve aussi Lucien Abenhaim, expert en épidémiologie mondialement reconnu. « C’est un de vos amis, c’est le pape de l’amphétamine en France et vous ne parlez pas de Mediator avec lui, ni en 1994, ni en 1995, ni en 1996 ? », s’exclame François de Castro, avocat de Servier, au bout de 4 h 30 de déposition de Didier Tabuteau. Le haut cadre de la santé reconnaît simplement avoir soumis son nom à Martine Aubry, qui nomme alors Lucien Abenhaim au prestigieux poste de directeur général de la santé en 1999. Une de ses principales missions devient alors la sécurité sanitaire jusque 2003.

S’il avait su à cette époque que le Mediator faisait partie de la même famille des dérivés de l’amphétamine, « le produit ne serait pas resté deux heures en pharmacie », avait-il fanfaronné auprès des juges d’instruction… « Plutôt deux semaines », a-t-il corrigé à la barre, le 10 octobre. Après une après-midi de déposition, il avait dû revenir le lendemain pour poursuivre l’interrogatoire. Car le tribunal a du mal à comprendre : son entreprise de recherche a été financée par Servier en 1992 pour diriger la grande étude internationale sur certains dérivés de l’amphétamine comme l’Isoméride et le Pondéral. Des premiers résultats présentés en 1994 et confirmés en 1995 prouvent leur responsabilité dans la survenue d’une maladie pulmonaire et ont justifié leur retrait du marché en 1997. Comment cette étude a-t-elle pu passer à côté de l’autre produit de Servier, le Mediator, qui fait pourtant partie de la même famille ?

L’argumentation de Lucien Abenhaim est rodée. Il répète qu’il ne pouvait pas connaître cette parenté, n’étant pas pharmacologue. Georges Chiche ne l’est pas non plus : ce simple cardiologue marseillais avait pourtant fait le lien entre le Mediator et les autres dérivés de l’amphétamine dès 1995, comme il l’a indiqué au tribunal le 15 octobre, la veille de la déposition d’Irène Frachon, la lanceuse d’alerte de Brest (lire aussi : Irène Frachon, héroïne des victimes du Mediator, bête noire de Servier). Dans le doute, le médecin de la cité phocéenne ne l’a plus prescrit à partir de cette date. En 1999, Georges Chiche a signalé aux autorités sanitaires le premier cas de maladie cardiaque déclenchée par le Mediator seul. Ce qui lui avait valu des intimidations de la part de Servier, avait-il relaté.

Lucien Abenhaim affirme aussi qu’en révélant les dangers des dérivés de l’amphétamine – autres que le Mediator – et en insistant pour qu’ils soient retirés du marché, même aux États-Unis, il serait devenu l’ennemi juré du laboratoire. Sa déposition prend des airs de films d’espionnage quand il raconte les hommes postés devant chez lui « pendant deux semaines », « deux couronnes mortuaires reçues »…

Le laboratoire aurait aussi tenté de le soudoyer, ou du moins de le piéger : il aurait reçu un mystérieux appel d’une personne se présentant comme étant employé de la Caisse des dépôts et consignations qui devait lui transférer « une très grosse somme d’argent ». « Je trouvais que c’était un peu gros. Quand j’ai demandé de qui ça venait, il m’a dit : “ Je pourrai vous le dire que quand j’aurai versé l’argent.” J’ai raconté l’épisode à un responsable de Servier qui s’est mis en colère et m’a dit que cela venait certainement du service d’espionnage de Servier. » Quand Lucien Abenhaim s’en est inquiété auprès du laboratoire, « ils ont nié être à l’origine de tout ça. Mais ça s’est arrêté. Je ne peux pas vous affirmer que c’est Servier qui a fait ça mais cela s’est passé dans un contexte de pression sur notre travail », conclut-il.
En 2010, Didier Tabuteau a coécrit un livre dans la collection Que sais-je ?, La Santé publique, avec son ami Aquilino Morelle. Or ce dernier, également un « Kouchner boy », est aussi auteur du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales qui a autant accablé Servier qu’il a épargné les politiques (lire aussi : Procès du Mediator : première passe d’armes entre Servier et Aquilino Morelle). Dans cet ouvrage, ils écrivent : « Un réexamen régulier des données disponibles est indispensable. Le rapport bénéfices/risques évolue dans le temps. Une décision justifiée à un instant donné peut être critiquable, et même condamnable, quelques semaines, mois ou années plus tard. L’obligation de précaution s’accompagne d’une obligation de révision des décisions de santé publique. »

La leçon a été appliquée tardivement dans le cas du Mediator. Le 20 novembre, un autre CV parfait est déroulé devant les juges : celui de Bernard Bégaud, médecin, professeur émérite à l’Université de Bordeaux. En tant qu’expert en pharmacologie, il est membre de la Commission nationale de pharmacovigilance de l’Agence du médicament de 1982 à 2000 et en est même le vice-président les cinq dernières années. Elle est censée mesurer les risques des médicaments. Pour autant, il la qualifie de « sous-commission », pas à même d’évaluer ce fameux rapport bénéfices-risques. Tout en répétant à cinq reprises ne pas vouloir « se défausser », même s’il a vu que « c’était un sport répandu ».

En l’occurrence, Lucien Abenhaim, son « très bon ami », s’est dédouané devant le tribunal. Ce n’est pas lui qui a fixé la liste des médicaments anorexigènes à étudier dans sa grande étude internationale publiée en 1995, mais Bernard Bégaud, le désignant par là même fautif d’avoir écarté le Mediator, ce qui aurait retardé l’émergence du faisceau de risques du produit. Le Bordelais de 70 ans n’a « pas la souvenance d’avoir établi la liste des médicaments ». À l’époque, il explique qu’il ne savait pas que le Mediator était considéré comme anorexigène.

Le tribunal avance dans la chronologie, car 1995 et 1997 ne sont pas les seuls rendez-vous manqués avant l’interdiction du Mediator, en 2009, seulement. Bernard Bégaud lâche, visiblement irrité : « J’ai servi la République, je ne voudrais pas que ça me desserve. Cela peut choquer maintenant mais il faut contextualiser. En 1998, le Mediator n’était pas le truc que je suivais en priorité. »

La même année, en 1998, Catherine Rey-Quinio a rejoint l’Agence du médicament, en tant que pharmacologue. Elle est spécifiquement chargée d’évaluer l’efficacité du Mediator. Qui de mieux placé pour s’occuper du dossier qu’une ancienne salariée de Servier ? Quand elle travaillait au sein du laboratoire orléanais, elle y avait appris dès 1993 qu’il faisait partie de la maudite famille des anorexigènes. « Vous aviez tout pour être lanceur d’alerte dans le cas du Mediator », l’a interpellée Stella Bisseuil, une des avocates des victimes, le 12 novembre. Au procès, l’ancienne de Servier et de l’Agence du médicament entendait sauver « sa probité ». Elle a ouvert le bal des occasions manquées.

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(1) « Compte tenu des manœuvres du laboratoire, de l’inertie des structures, du cadre juridique défavorable à l’Agence, de la charge de travail et des retards hérités de la direction de la pharmacie, les manquements administratifs mis à jour au cours de l’information judiciaire ne permettent pas d’identifier des responsabilités pénales individuelles », ont conclu les juges d’instruction.