Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Métro, boulot, bistrot : la France manque de données sur les lieux de contamination

Octobre 2020, par Info santé sécu social

19 OCTOBRE 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Les données manquent pour justifier le couvre-feu. Car la compréhension de l’épidémie est encore partielle. À peine un quart des cas positifs sont liés à un autre cas positif. Dans trois cas sur quatre, l’assurance-maladie ne peut remonter les chaînes de contamination.

« Notre objectif est de réduire les contacts privés qui sont les contacts les plus dangereux. C’est-à-dire les moments de relâchement, où on va se retrouver avec des gens qui ne sont pas dans notre cellule familiale, des moments où on risque de s’infecter. » Le président de la République Emmanuel Macron a ainsi justifié, mercredi 14 octobre, la décision d’un couvre-feu imposé à neuf agglomérations en France.

Sur quelles données scientifiques s’est-il appuyé pour justifier cette décision, qui vise les moments de rassemblement amicaux ou familiaux, que ce soit dans les bars ou les restaurants, mais aussi à domicile ?

Un seul chiffre permet de mesurer à quel point la compréhension du virus est partielle : à peine un quart (27,1 %) des personnes positives sont liées à un autre cas positif. Dans trois cas sur quatre, l’assurance-maladie n’arrive pas à remonter les chaînes de contamination. Autrement dit : les lieux de contamination ne sont pas connus.

Les politiques sont donc dans l’obligation « d’agir en situation d’incertitude », explique Dominique Costagliola, directrice de recherches à l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique.

À travers le monde, plusieurs événements festifs ont été décrits comme des événements super-propagateurs du SARS-CoV-2, le dernier en date aux États-Unis, dans le comté de Suffolk. Le 25 septembre, une grande fête organisée pour un 16e anniversaire – un « sweet sixteen », disent les Américains – a réuni 81 personnes, 49 lycéens et 32 adultes, dans une grande salle dédiée aux banquets sur la péninsule de Long Island, près de New York.

L’enquête épidémiologique a débuté dans 8 lycées où sont apparus plusieurs cas positifs, qui se sont révélés en lien avec la fête du 25 septembre. Dans une école, 74 étudiants, positifs ou contacts, se sont retrouvés en quarantaine. L’enquête épidémiologique a permis d’identifier 37 cas positifs liés à cette fête, directement ou indirectement. Et au total, en incluant les contacts, 270 personnes ont été placées en quarantaine.

Une telle communication, par les autorités locales, est faite pour mettre en garde la population contre de tels rassemblements, mais aussi prévenir des conséquences : le Miller Place Inn, spécialisé dans l’organisation de fêtes, a écopé d’une amende de 12 000 dollars et d’une fermeture administrative, car les rassemblements sont limités à 50 personnes dans l’État de New York.

En France, il n’est pas possible pour les autorités de décrire si précisément un cas de contamination groupé. « Notre réglementation protège les données médicales personnelles. Même en tant que chercheur, on a du mal à retrouver les gens pour les interroger et remonter les chaînes de communication », explique l’épidémiologiste Dominique Costagliola.

En France, le rassemblement évangélique de Mulhouse, fin février, a été désigné comme l’origine de la vague épidémique qui a frappé l’Alsace, puis le Grand Est. Il a disséminé le virus jusqu’en Corse ou en Guyane. En Mayenne, cet été, ce sont des abattoirs qui sont à l’origine d’une petite vague de contamination : des travailleurs, souvent intérimaires, travaillant et vivant dans une grande promiscuité.

Seulement, au-delà de ces exemples édifiants mais isolés, il n’existe pas en France d’étude tentant d’identifier les lieux de contamination du SARS-CoV-2.

Aux États-Unis, les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), l’Agence de santé publique américaine, ont publié le 11 septembre dernier la seule étude du genre au monde, modeste. Elle compare un groupe de 154 patients testés positifs au SARS-CoV-2 à un autre groupe de 160 patients, symptomatiques mais aux tests négatifs. Parmi les personnes positives, seules 42 % étaient liées à un autre cas positif. La majorité des cas positifs ne sont donc pas reliés à un autre cas. Mais l’étude s’intéresse également aux interactions sociales des personnes : de l’usage des transports en commun, à la fréquentation d’un bureau, d’un bar, d’un restaurant ou d’une réunion de personnes à domicile. Seule différence entre les deux groupes : les personnes positives ont plus souvent dîné au restaurant (63 personnes parmi le groupe positif, 44 parmi le groupe contrôle).

Le CDC en conclut cependant que « les activités où l’usage du masque et le respect de la distance sociale sont difficiles à maintenir, dont les lieux permettant de manger et de boire sur place, pourraient être d’importants facteurs de risque de contracter le Covid-19 ».

L’usage du conditionnel est ici important, il est impossible de conclure définitivement à partir de cette seule étude, qui mérite d’être confirmée ou infirmée par d’autres études. Mais Dominique Costagliola met en garde : « Aux États-Unis, il y a très peu de mesures de distanciation dans les bars ou les restaurants. C’est donc compliqué d’extrapoler. »

Santé publique France va à son tour lancer une étude sur les lieux de contamination, a indiqué l’épidémiologiste, Daniel Lévy-Bruhl, responsable de l’unité des infections respiratoires de l’agence, au Huffington Post.

Chaque semaine, Santé publique France décrit sommairement les clusters : ce sont les situations qui regroupent 3 cas positifs survenus, dans une période de 7 jours, dans une même collectivité, communauté ou rassemblement de personnes. Depuis le 9 mai, 4 365 clusters ont été identifiés, qui regroupent un peu plus de 50 000 cas, soit moins de 10 % des cas positifs détectés. Le 15 octobre, « les clusters en cours d’investigation sont principalement en milieu scolaire et universitaire, dans les Ehpad, les entreprises privées ou publiques, et les établissements de santé », note l’agence. Cet été, les clusters survenus dans des « événements publics et privés » étaient bien plus nombreux. Plutôt que l’épidémie réelle, l’évolution de ces clusters décrit donc plus sûrement « l’évolution de nos conditions de vie », note Dominique Costagliola.

Pourquoi cibler les bars et les restaurants alors ? Sylvain Emy, médecin généraliste, y voit une certaine logique : « Ce sont les lieux où on ne peut pas tracer les cas, donc les identifier et les isoler. » Il est membre de la Communauté professionnelle territoriale de santé des XIIIe, XIVe et XVe arrondissements de Paris, et participe au dispositif Covisan, lancé par l’AP-HP, qui tente de remonter les chaînes de contamination. Il raconte que « les premiers cas positifs qu’on a vu revenir cet été étaient souvent liés à des réunions familiales ou des mariages. Aujourd’hui, on parvient à remonter dans les écoles, les universités, sur le lieu de travail, parce qu’on peut y tracer les cas. Dans les bars, les participants sont anonymes, il n’y a aucun traçage possible, on ne peut pas bloquer les chaînes de contamination ».

Ce sont donc les angles morts de la politique « tester, tracer, isoler » qui sont ainsi visés.

Pour comprendre cette épidémie, il y a encore d’autres manières de regarder les quelques données existantes sur l’épidémie de coronavirus. Sur Twitter, quelques-uns s’y emploient, comme Germain Forestier, enseignant-chercheur en informatique à l’université de Haute-Alsace, à Mulhouse, dont les graphiques mis en ligne sur son compte sont parmi les plus éclairants sur l’épidémie.

Spécialiste du traitement de données, il s’est retrouvé au printemps « au cœur de l’épidémie. Ma femme est en plus médecin généraliste, précise-t-il. J’ai vu que certaines personnes commençaient à travailler les données, qui sont en open data », c’est-à-dire mises en libre accès par Santé publique France. « Une de mes missions, en tant qu’enseignant-chercheur, est de faire de la vulgarisation scientifique. J’ai donc créé de petits programmes informatiques, qui génèrent automatiquement des graphiques, que je mets à jour chaque jour. » L’un d’eux a même été repris par le Conseil scientifique, dans son dernier avis. Germain Forestier fait ce travail sans aucune gratification autre qu’intellectuelle.

Il met en scène l’évolution de l’incidence du virus (le nombre de cas positifs pour 100 000 habitants), par classe d’âge : pendant l’été, les 20-29 ans ont commencé à se contaminer, puis le virus a peu à peu franchi la barrière des générations, jusqu’à atteindre les plus âgés, massivement.

De la même manière dynamique, il montre l’évolution du nombre de personnes atteintes d’un Covid-19, en réanimation, par classe d’âge : au fil des semaines, les plus âgés sont de plus en plus touchés.

L’enseignant-chercheur participe aussi à la discussion publique sur la fiabilité des données. Ces dernières semaines, une petite polémique a agité les réseaux sociaux sur les corrections, à la hausse, constatées sur le nombre de tests positifs au coronavirus. Santé publique France s’en explique dans sa foire aux questions : en raison du retard dans le rendu des résultats des tests – ils peuvent être remis « entre 0 et 7 jours » après le prélèvement, indique Santé publique France –, les données sont redressées au fur et à mesure.

Manifestement débordée par les demandes de précisions et d’informations sur ses données, Santé publique France n’a pas répondu à nos demandes répétées d’interviews. Mais elle a pris le temps d’échanger avec Germain Forestier et quelques autres personnes qui travaillent sur les données, pour les éclairer. L’enseignant-chercheur loue ce travail de transparence : « Ils jouent le jeu, et font ce qu’ils peuvent. Ce qu’ils ont réussi à faire en quelques semaines prend normalement des années dans l’administration. En partageant leurs données, ils nous permettent d’apporter nos idées pour les rendre lisibles, compréhensibles. »

Germain Forestier juge que les dernières données sur l’épidémie sont « catastrophiques. Le nombre de contaminations journalières a dépassé 30 000 la semaine dernière. Certaines personnes disent qu’on ne doit s’intéresser qu’aux admissions en réanimation : mais c’est le dernier maillon de la chaîne. 21,5 % de toutes les contaminations comptabilisées depuis 22 semaines ont eu lieu la semaine dernière. C’est très inquiétant ».