La Sécurité sociale

Médiapart - Productivité, stress, suicide : le prix à payer pour combler le trou de la Sécu

Octobre 2016, par Info santé sécu social

19 octobre 2016 | Par Caroline Coq-Chodorge

La Sécurité sociale est « sauvée », assure la ministre de la santé. Pourtant, les hôpitaux vacillent sous les plans d’économies successifs et la quête perpétuelle de productivité. Polyvalence, journées en 12 heures, en « 5×8 à la suédoise » : l’hôpital emprunte les pires méthodes de l’industrie. Exemple au Havre, où une infirmière s’est donné la mort.

Le Havre, envoyée spéciale. – L’infirmière du service de néonatalogie de l’hôpital du Havre a laissé derrière elle quelques mots bouleversés pour expliquer son suicide, survenu le 24 juin : « J’ai transféré une petite fille en réanimation, son état s’est dégradé pendant la nuit. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, j’ai le sentiment que j’ai fait quelque chose de grave, je ne peux pas vivre avec l’idée que j’ai détruit une famille qui avait aussi droit au bonheur. » Son mari a rendu publique sa lettre. Il a aussi pris la parole : « J’en veux à cette pression qu’on colle à ces petites mains. »

Ce suicide n’est pas encore reconnu comme un accident du travail, mais les syndicats sont prêts à aller en justice : « Nous avons dit que des agents étaient mal par rapport à la réorganisation mise en place dans le service de cette infirmière, nous avions émis un avis défavorable. Nous pensons que cette restructuration a été mise en place trop vite, sans concertation et sans alternative possible pour le personnel », commente Agnès Goussin-Mauger, syndicaliste CGT. La direction a imposé au personnel de néonatalogie une polyvalence avec le service voisin de réanimation néonatale. Le projet a depuis été suspendu.

La directrice de l’hôpital, Zaynab Riet, commence par rappeler son « émotion » et celle de « toute la communauté hospitalière ». Mais celle qui fut infirmière juge toujours son projet de polyvalence valable : « Les compétences d’une infirmière dans ces deux services sont les mêmes », explique-t-elle. Seulement, en néonatalogie, l’infirmière qui a mis fin à ses jours prenait en charge des bébés, certes prématurés ou malades, mais dont le pronostic vital n’était pas engagé. « Elle ne voulait pas travailler en réanimation néonatale, avec des enfants qui sont entre la vie et la mort. Elle l’a dit à plusieurs reprises, dès son entretien d’embauche, puis au médecin du travail et à son cadre de santé », rapporte la syndicaliste CGT.

Ce type de réorganisation est banal à l’hôpital public, le groupe hospitalier du Havre est un établissement normal. Il a accumulé dans les années 2000 une grosse dette d’une centaine de millions d’euros. Mais il réduit peu à peu son déficit, en développant son activité. Il s’inscrit ainsi parfaitement dans la logique de la “tarification à l’activité”. Impossible de rationner l’hôpital public, qui doit répondre à tous les besoins de santé, en croissance en raison du vieillissement de la population. La tarification à l’activité fait mieux : chaque année, les tarifs hospitaliers baissent à la hauteur de la progression de l’activité, afin que les dépenses hospitalières tiennent à l’intérieur de l’enveloppe budgétaire annuelle qui lui est allouée par le Parlement. « En baissant les tarifs, on nous oblige à diminuer nos coûts de production, donc à augmenter notre productivité », explique Pierre Cueiuille, syndicaliste Sud.

Au Havre, en 2015, le nombre d’entrées à l’hôpital a progressé de 4,77 %, mais les effectifs sont restés stables à + 0,56 %. Pour combler cet écart, l’hôpital a recours aux méthodes du “nouveau management public”, copiées-collées sur celles de l’industrie. Première recette : augmenter les cadences. L’hôpital raisonne en « durée médicale de séjour ». Dans tous les hôpitaux bien gérés, elle baisse, comme au Havre (– 1,38 %). Les patients restent donc moins longtemps hospitalisés. Voire ne sont pas hospitalisés du tout et rentrent immédiatement chez eux après une opération : c’est la chirurgie ambulatoire.

Les hôpitaux peuvent donc se recentrer sur l’acte rentable, et limiter le nombre de journées d’hospitalisation, mal rémunérées. Des lits ferment : « Entre 2013 et 2016, 34 lits en chirurgie, 45 en médecine, 11 en pédiatrie, énumère la directrice du Havre, Zaynab Riet. Les effectifs sont bien sûr adaptés au nombre de lits. » Mais dans les lits, les patients sortent et entrent plus vite, et la charge de travail augmente pour les infirmières, les aides-soignantes et les agents de services hospitaliers. « Si la charge de travail est trop forte, nous augmentons les effectifs », rassure-t-elle.

La Fédération hospitalière de France (FHF), qui défend les intérêts des hôpitaux publics, vient de publier un intéressant baromètre 3 : 274 directeurs d’établissement ont été interrogés sur leur gestion des ressources humaines. Pour 75 % d’entre eux, le principal enjeu de la fonction RH est de « maîtriser/réduire les coûts », 80 % se mobilisent en priorité sur la maîtrise de la masse salariale. L’explication est simple : ils sont submergés par « les contraintes économiques et budgétaires » qui incitent 92 % d’entre eux à faire évoluer leurs pratiques. Et ils en sont désolés : pour 31 % des directeurs interrogés, les risques psycho-sociaux sont « un risque potentiel sérieux », c’est même « une réalité » à laquelle doivent faire face 24 % d’entre eux.

Au Havre, la CGT a récemment fait une tournée de nuit dans l’hôpital et relevé des effectifs calculés au plus juste. Dans un service de médecine de 28 lits, il y a une infirmière et une aide-soignante en CDD ; dans un autre service de médecine de 24 lits, travaillent une infirmière titulaire, une autre contractuelle à mi-temps, complétée « en dépannage » par un agent venu du service d’oncologie, etc. Au cours de sa tournée, le syndicat a pris note de « difficultés aux prises de congés », d’une « augmentation des arrêts », etc. Vendredi 17 octobre, les assistantes sociales et les agents de service hospitaliers de l’unité de court séjour gériatrique se sont mis en grève pour demander le « remplacement permanent d’au moins une » des deux aides-soignantes du service en arrêt.

La polyvalence pour gérer les absences

Pour supprimer des effectifs, l’hôpital est très créatif en matière d’organisation du travail. Les journées de travail en 12 heures sont ainsi en vogue : 64 % des directeurs interrogés par la FHF les ont développées dans leur établissement. Au Havre, la réanimation et la maternité travaillent à ce rythme. Le personnel est souvent enthousiaste, puisqu’il ne vient plus travailler que trois jours par semaine, en moyenne. Pour les directions, cela représente une économie d’effectifs évaluée entre 4 et 10 %. Sur une journée de 24 heures, deux équipes se relaient, au lieu de trois. Est donc supprimé un temps de transmission, ce moment où les équipes échangent leurs informations sur les patients.

Très souvent, tous les temps de transmission disparaissent, évacués au-delà des 12 heures de travail comme les temps d’habillage et de déshabillage, généralement décomptés. Sont aussi évacués la plus grande pénibilité de cet horaire de travail et le risque accru d’erreurs et d’accidents à la fin de ces longues journées.

Plus original, l’hôpital du Havre a mis en place aux urgences les « 5×8 à la suédoise ». Sur un cycle de 10 jours, une même équipe travaille deux jours le matin, deux jours l’après-midi et deux jours la nuit. Les équipes de jour et de nuit sont donc mutualisées, ce qui facilite les remplacements. « Les équipes ont été consultées et ont approuvéî raconte Pierre Cueiuille, de Sud. Nous leur avons bien dit que c’était une folie, mais ils nous ont répondu que c’était toujours mieux que leur situation à l’époque. Les personnels remplaçaient les absents, de jour comme de nuit. La direction leur a proposé les 5×8 en échange d’une promesse : leurs trois jours de repos consécutifs ne seraient jamais remis en cause. Mais jusqu’à quand ? »

Le serpent se mord la queue : l’intensification du travail engendre de l’absentéisme qui justifie l’intensification du travail. Au Havre, l’absentéisme du personnel non médical est de 9,72 % en 2015 – bien plus que le taux national de 8 % en 2014 – et il touche en premier lieu les plus âgés. La directrice Zaynab Riet explique ce mauvais indicateur par une « pyramide des âges où les jeunes et les plus âgés sont surreprésentés. Nous avons beaucoup de congés maternité. Mais l’absentéisme baisse, nous étions à 10,01 % en 2014 », se félicite-t-elle. Sa recette : « Un plan de prévention, qui cherche à identifier les causes de l’absentéisme, qui travaille sur l’ergonomie des postes de travail, l’équipement, la formation, l’organisation du travail… » Pour le syndicaliste Sud Pierre Cueiuille, c’est « de la rigolade tant qu’ils ne s’attaquent pas aux causes structurelles ». La CGT précise qu’un médecin, qui dépend de la direction des ressources humaines, rend visite chez eux aux agents arrêtés et les remet parfois au travail plus tôt.

Pour gérer l’absentéisme, beaucoup d’établissements ont créé des équipes volantes dédiées au remplacement des agents. Mais lorsque les finances de l’établissement sont dans le rouge, elles sont supprimées. « Nous avons redistribué ces effectifs dans les services », explique la directrice. Mais ils ne sont pas suffisants. Pierre Cueiuille estime qu’« une absence sur trois est remplacée, peut-être un peu plus sur les postes stratégiques, notamment d’infirmières. C’est une négociation permanente, avec la DRH pour obtenir des postes de remplacement, avec les agents en repos si ce n’est pas possible. Les infirmières sont fréquemment rappelées sur leur temps de repos. C’est très difficile aujourd’hui de protéger sa vie personnelle ». Au Havre, les heures supplémentaires représentent un budget de 500 000 euros pour l’hôpital.

Pour pallier l’absentéisme, la polyvalence est une autre recette managériale, car les agents se remplacent plus facilement au sein d’équipes plus larges. Les syndicats estiment que la polyvalence est généralisée à l’intérieur des pôles, qui sont des regroupements de service. La directrice conteste cette analyse, mais joue en réalité sur les mots, préférant parler de « l’entraide nécessaire entre les services d’un même pôle, pour assurer la continuité d’un service en cas d’absence imprévue. Les paramédicaux ont une formation polyvalente qui leur permet d’exercer dans tous les secteurs ».

En tout dernier ressort, l’établissement fait appel à des contrats courts « de 24 à 48 heures parfois. Ce phénomène prend de l’ampleur », note Pierre Cueiuille. Les dépenses dédiées aux CDD ont augmenté de 22 % entre 2014 et 2015. La directrice précise que « seuls 20 % des CDD sont des contrats très courts. Et les contractuels ne représentent que 8 % des effectifs, ce qui est faible par rapport à d’autres établissements ». Les CDD longs sont ceux des jeunes professionnels, auparavant titularisés après une année de stage, et qui aujourd’hui doivent cumuler les contrats avant d’entrer dans la fonction publique hospitalière. « Ce qui se passe dans le reste de la société se passe aussi à l’hôpital. C’est une logique d’individualisation, estime le syndicaliste Sud. Les jeunes sont précarisés et se disent qu’il n’y a plus de droit social. »

La ministre de la santé a mis plus de deux mois à répondre aux interpellations des syndicats d’infirmiers, après le suicide de huit d’entre eux cet été, certains sur le lieu même de leur travail, d’autres en laissant derrière eux des preuves ou un témoignage de leur mal-être au travail, comme au Havre. Marisol Touraine s’est dite « préoccupée ».

Puis elle a repris le fil de son plan de communication, déployé à l’occasion de la présentation du Projet de loi de financement de la Sécurité sociale, qui sera débattu dans les semaines à venir. « Le trou de la Sécu aura disparu en 2017 », « c’est la fin des déficits sociaux », répète-t-elle en toute occasion. Le gouvernement prévoit en effet que la Sécurité sociale sera en déficit de 400 millions d’euros seulement, presque rien par rapport aux 500 milliards d’euros de dépenses.

Mais pour y parvenir, depuis cinq ans, le gouvernement a resserré comme jamais l’objectif national de dépenses d’assurance maladie : il n’a progressé que d’1,8 % en 2016. L’étreinte se desserre un peu en 2017, à + 2,1 %. Mais c’est un trompe-l’œil, car la croissance « tendancielle » des dépenses sera très forte l’année prochaine, selon le Comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie : + 4,3 %, en raison de l’arrivée de médicaments très coûteux, des augmentations des tarifs des médecins libéraux, et de la hausse du point d’indice dans la fonction publique hospitalière. L’hôpital se retrouve face à une nouvelle montagne d’économies à faire : 1,5 milliard d’euros.

Officiellement, il doit « optimiser ses dépenses et ses achats », procéder à des « mutualisations » au sein des Groupements hospitaliers de territoire en cours de constitution. Mais personne n’est dupe, lorsque la masse salariale représente 60 à 85 % des dépenses de l’hôpital. À l’hôpital du Havre, la syndicaliste CGT Agnès Goussin-Mauger voit défiler les agents dans sa permanence : « Ils sont révoltés. Mais quand on appelle à des assemblées générales, ils ne viennent pas. Ils sont désabusés, ils ont le sentiment que cela ne s’arrêtera jamais. »