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Médiapart - Retraites, dépendance, « grand débat »… Macron cherche les recettes

Avril 2019, par Info santé sécu social

12 AVRIL 2019 PAR ROMARIC GODIN, DAN ISRAEL ET ELLEN SALVI

En attendant les annonces d’Emmanuel Macron, l’Élysée clôt la polémique autour de l’âge légal de départ à la retraite. Mais le débat, lui, est encore loin d’être purgé. Au sein de la majorité et du gouvernement, il a même créé une nouvelle ligne de fracture, entre ceux qui s’accrochent aux promesses de campagne et ceux qui rappellent qu’un budget voté engage tout autant, sinon plus.

Pour l’Élysée, le sujet est clos. « La feuille de route de Jean-Paul Delevoye reste valide », tranche un proche conseiller du président de la République. Le haut commissaire à la réforme des retraites peut à nouveau respirer, après presque un mois de cacophonie à tous les étages du pouvoir au sujet de l’âge légal de départ à la retraite. Le premier ministre Édouard Philippe a lui aussi confirmé aux députés de La République en marche (LREM) que « personne [n’avait] remis en cause » cette feuille de route.

Officiellement, la mission de l’ancien président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) demeure donc conforme à la ligne tracée par Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle de 2017 : mener à bien une réforme « systémique » du régime des retraites, pour aboutir à un système « universel » à points. Et ne pas se contenter de toucher à quelques « paramètres », dont celui de l’âge légal, actuellement fixé à 62 ans.

Bien que le problème semble aujourd’hui réglé, le débat, lui, est encore loin d’être purgé. Au sein de la majorité et du gouvernement, il a même créé une nouvelle ligne de fracture, entre ceux qui s’accrochent aux promesses de campagne et ceux qui rappellent qu’un budget voté engage tout autant, sinon plus. Et le débat se tient en public, par médias interposés.

« Le président de la République a en effet, pendant la campagne présidentielle, dit qu’il ne toucherait pas à l’âge. Je constate que nous sommes un certain nombre à lui proposer des choses nouvelles », a par exemple glissé le ministre chargé du budget Gérald Darmanin sur RTL le 4 avril, rappelant que la question du recul de l’âge à la retraite avait été posée dans le cadre du « grand débat ».

Ces déclarations sont parmi les dernières à avoir alimenté la controverse, ouverte depuis les propos tenus par Agnès Buzyn le 17 mars sur RTL, où la ministre de la santé se disait « pas hostile » à un report de l’âge de départ à la retraite. De quoi faire sursauter tous les acteurs de la réforme en cours, Jean-Paul Delevoye le premier : le 10 octobre dernier, la ministre était à ses côtés pour dévoiler officiellement les grands principes des transformations à venir, et affirmer notamment que la borne des 62 ans ne bougerait pas.

« La séquence est assez déstabilisante, confiait-on dans les équipes du haut-commissaire au plus fort de la polémique. Faire baisser les dépenses en allongeant l’âge de départ officiel n’est pas compatible avec la réforme universelle que nous avons été missionnés pour imaginer. » À tel point que le 21 mars, Jean-Paul Delevoye a menacé publiquement, lors d’un colloque au Sénat, de quitter son poste si la « confiance » était rompue. « Ces engagements ne peuvent pas être remis en cause. Sinon, je dois aussi en tirer les conséquences », avait-il lancé.

Delevoye a été soutenu par la CFDT, le seul syndicat qui milite ouvertement en faveur d’une réforme majeure du système de retraite. Son secrétaire général Laurent Berger a montré les muscles sur France Inter, le 8 avril. « S’il y a un report de l’âge légal, ce sera la fin de la concertation », a-t-il déclaré. « Si ce qui avait été promis un jour n’était plus acquis le lendemain, la situation méritait au moins le carton jaune », justifie aujourd’hui le négociateur de la CFDT sur ce dossier, Frédéric Sève. « Ce débat interne à l’exécutif revient par période depuis la campagne présidentielle, et s’est aiguisé parce qu’on arrive à la fin du processus, analyse-t-il. Or dans le débat entre “réforme systémique” ou “réforme paramétrique”, on ne peut pas faire les deux en même temps, il faut trancher. »

De fait, l’intervention de la CFDT, partenaire que le gouvernement ne peut pas se permettre de perdre sur ce dossier, a pesé. La discussion est refermée, même pour tous ceux qui souhaitaient maintenir le sujet sur la table, indique un proche du président de la République, visant sans le nommer Édouard Philippe. Le haut-commissaire et ses équipes planchent pour être en mesure de présenter leurs préconisations définitives fin ou début juin. L’Élysée rendra ensuite ses arbitrages sur la myriade de sujets qu’il reste à trancher.

Du côté de la majorité, cette « offensive » – le mot est répété par plusieurs élus LREM – des ministres issus de la droite a fortement déplu, sans pour autant étonner. Car le recul de l’âge légal du départ à la retraite, rappellent certains, était défendu par la quasi-totalité des candidats à la primaire de la droite et du centre de novembre 2016. À l’époque, l’actuel ministre de l’économie Bruno Le Maire souhaitait par exemple passer de 62 à 65 ans d’ici à 2024. Le mentor d’Édouard Philippe, Alain Juppé, proposait lui aussi un décalage progressif à partir de 2018 pour atteindre les 65 ans.

Mais pour le premier ministre, pas question de laisser prospérer les analyses pointant un « désalignement » avec Emmanuel Macron sur le sujet. Édouard Philippe a profité d’une récente réunion avec les députés LREM pour rappeler que « personne au sein du gouvernement n’ouvre un débat sans que la question ne nous ait été adressée par le président de la République ». « Le vrai sujet de tout ça, c’est l’argent, souligne un conseiller ministériel. Dans le cadre du “grand débat”, il n’y a pas eu une idée pour diminuer les dépenses publiques. Alors, on fait comment ? »

C’est bien ce qu’avait réaffirmé, en d’autres termes, Gérald Darmanin sur RTL : « Il n’y a pas de finances magiques », a-t-il lancé, orientant explicitement la discussion sur l’angle financier. « Si vous souhaitez qu’on réindexe les retraites, si vous souhaitez qu’on finance la dépendance, si vous souhaitez peut-être encore demain plus de baisse d’impôts, il n’y a pas beaucoup de solutions, a expliqué le ministre. Soit on creuse le déficit et la dette, ça nous nous y refusons – en tout cas, ce ne sera pas avec ce gouvernement actuel. […] Ou alors, on travaille plus longtemps. »

Pour tous ceux qui ont fait campagne pour En Marche !, la polémique des derniers jours a ravivé l’idée selon laquelle les ministres arrivés après l’élection n’auraient pas pleinement intégré le projet macroniste, voire chercheraient à avancer leurs propres pions. « Je l’ai dit très amicalement au premier ministre : ce n’était pas absolument indispensable d’ouvrir ce débat-là », a confié le président du groupe majoritaire à l’Assemblée Gilles Le Gendre, le 3 avril, au micro d’Europe 1.
« Qu’il y ait vaguement une question posée par le président de la République, c’est une chose ; exploiter la séquence politiquement en est une autre », s’agace l’un de ses collègues au Palais-Bourbon. « On a au gouvernement quatre mecs de droite qui savent faire de la politique contre trois cents de gauche à l’Assemblée qui ne savent pas en faire, c’est forcément déséquilibré », ajoute un député LREM, tout aussi énervé. Édouard Philippe, lui, s’en tient à sa volonté d’apparaître comme le garant de la gestion des dépenses publiques.

« Bercy veut de l’argent vite et facile »
Déjà échaudé par les 11 milliards d’euros partis en l’espace d’une allocution d’Emmanuel Macron censée répondre aux gilets jaunes, le premier ministre estime que toute nouvelle dépense entraînera inévitablement des répercussions à long terme. Il refuse de les négliger, notamment pour respecter les engagements européens de la France en matière d’orthodoxie budgétaire. Le président de la République doit faire, dans le courant de la semaine prochaine, une série d’annonces concrètes, autour desquelles l’exécutif s’emploie à faire monter la sauce, parlant de nouvelles mesures « très fortes », « explosives » disent même certains.

Or ces mesures auront forcément un coût, que Matignon et Bercy cherchent à anticiper pour ne pas se retrouver dans la situation du mois de décembre, où les administrations et les cabinets avaient patiné plusieurs jours durant sur les modalités de financement des annonces présidentielles. « Bercy veut de l’argent vite et facile », résume un proche d’Emmanuel Macron.

Pourquoi un tel besoin d’argent rapide ? C’est que le gouvernement n’a plus vraiment de marges de manœuvre budgétaires. Dans le nouveau programme de stabilité transmis mercredi 10 avril à Bruxelles, il a d’ailleurs dû renoncer officiellement à un retour à l’équilibre budgétaire d’ici à 2022. L’écart sera de 1,2 % du PIB. Il s’explique moins par les mesures décidées le 10 décembre, qui auront un effet positif sur la croissance, que par la révision à la baisse des prévisions de croissance (de 1,5 point de PIB sur quatre ans) et les nouvelles baisses d’impôts lourdes à financer : suppression complète de la taxe d’habitation et baisse du taux de l’impôt sur les sociétés, jusqu’à 25 %.

Ce décalage n’est pas préoccupant en soi. Mais il est aussi assez optimiste et calculé sur le fil du rasoir. Certes, l’effort budgétaire peut effectivement apparaître plus modéré que prévu, avec une baisse prévue de 0,8 point de PIB entre 2019 et 2022 du déficit public (contre un point dans le précédent programme). Mais l’ajustement annoncé se fera avec un niveau de PIB plus faible. Ce qui signifie qu’en réalité, l’effort d’ajustement envisagé aujourd’hui est plus élevé qu’auparavant. Et ce programme ne prend en compte ni une éventuelle nouvelle faiblesse de la croissance ni les décisions qui seront annoncées la semaine prochaine.

Pour financer ces mesures, il faudra soit réduire encore davantage la dépense publique en volume – mais l’objectif sur le quinquennat est déjà très ambitieux (+ 0,2 % en volume, soit 4,5 fois moins que la moyenne du quinquennat Hollande) –, soit accepter de laisser encore filer les déficits publics, ce qui risque de faire grincer des dents du côté de Bruxelles. Car même sous les 3 % de PIB de déficit public, la France doit, selon les traités, réduire son déficit pour réduire son ratio d’endettement public, actuellement à 98,4 % du PIB, et le ramener vers la limite de 60 % établie par le traité de Maastricht.

C’est ici que la question de l’âge légal de départ à la retraite peut prendre son sens. Le « bras préventif » du Pacte de stabilité et de croissance européen suppose en effet que la France réduise de 0,5 point de PIB son déficit structurel, en deux ans. Sur 2019 et 2020, la France est déjà hors des clous : la trajectoire budgétaire ne prévoit qu’une réduction de 0,2 point de PIB de ce déficit au cours de la période.

Entre 2021 et 2023, la baisse sera de 0,6 point, mais ceci ne prend pas en compte la question de la dépendance, dont le président de la République a promis de faire un « nouveau pilier » de la Sécurité sociale. Autrement dit : non seulement il n’existe plus réellement de marges de manœuvre budgétaires et il est possible que la Commission européenne réclame une amélioration des comptes publics, mais de nouvelles dépenses structurelles se profilent à l’horizon.

Le relèvement de deux ans de l’âge de départ à la retraite permettait de résoudre cette équation compliquée : il aurait été comptabilisé comme une économie structurelle, permettant d’économiser immédiatement (et chaque année), les pensions de retraite de deux années qui n’auraient plus été versées. C’est peut-être pour cette raison que l’idée est apparue : elle permettait d’améliorer les comptes publics plus rapidement que la retraite par points. La question n’était pas le financement des retraites en soi, qui est assuré pour les décennies à venir. Il s’agissait en fait d’élargir l’excédent de la Sécurité sociale, pour réduire le déficit public.

Toutes ces circonvolutions laissent dubitatifs bon nombre d’acteurs du dossier, même ceux qui sont engagés dans les réglages techniques. « Les partis et les syndicats défavorables à la réforme doivent regarder tout ça avec gourmandise », soupire l’un d’eux. « Quand on met le bordel comme ça, le risque c’est qu’il n’y ait plus rien à la fin », complète un conseiller ministériel.

D’autant que la polémique a remis le symbole du départ à 62 ans au cœur des débats, alors même que la réforme en chantier visait justement à le dépasser, en toute discrétion. « Les Français qui travaillent vont aller au-delà de 62 ans, l’objectif de la réforme n’a jamais été de dire qu’ils pourraient partir plus tôt, rappelle ce même spécialiste. Simplement, il faut garantir la liberté de choisir, dans la transparence, et si possible avec des niveaux de pension qui permettent un vrai choix. »

Jean-Paul Delevoye n’a d’ailleurs pas dit autre chose sur France Inter, le 21 mars, en rappelant que « l’équilibre du système, c’est plutôt 63 ans, 63 ans et demi » et que « si vous souhaitez partir un peu plus tard, on va majorer vos points de pension ». Car c’est une évidence pour tous ceux qui maîtrisent un tant soit peu le sujet : même si la loi ne modifie pas l’âge légal de départ à la retraite (celui à partir duquel les Français ont le droit de cesser de travailler), elle influera sans aucun doute sur l’âge réel auquel chacun prendra en moyenne sa retraite.

Une façon d’aboutir à ce résultat pourrait être de mettre en place un « âge pivot » à 63, 64 ou 65 ans, pour assurer l’équilibre financier du système. Partir avant impliquerait de subir une décote temporaire de 5 à 10 % de sa pension de retraite, et travailler au-delà offrirait un bonus. C’est le système d’ores et déjà choisi pour le régime complémentaire, l’Agirc-Arrco, en déficit ces dernières années. Depuis début 2019, un Français partant à la retraite l’année où il peut toucher sa pension à taux plein (parce qu’il a cotisé le nombre suffisant de trimestres, ou parce qu’il a atteint 67 ans) subira une décote de 10 % pendant trois ans de sa retraite complémentaire. Rester plus longtemps lui permettra de toucher 10 à 30 % de surcote.

L’autre solution, celle qui devrait finalement être retenue par l’exécutif, est encore plus discrète. Une fois le système transformé, les Français accumuleront des points de retraite pendant toute leur carrière. Ce capital engrangé sera ensuite transformé en pension de retraite grâce à un coefficient de conversion. Coefficient que l’exécutif pourra faire varier pour chaque Français, en fonction de son âge de départ à la retraite, mais aussi de l’espérance de vie de sa génération. De fait, ce système permet de maîtriser le montant des retraites versées, génération après génération, et de pousser les Français à retarder l’âge auquel ils commenceront à toucher leur pension.

Si le report de l’âge légal n’est plus d’actualité, il faudra bien trouver d’autres économies structurelles et rapides. C’est pourquoi Agnès Buzyn a prévenue sur LCI qu’il faudrait « travailler plus ». Derrière ce mot se dessinent deux pistes : des remises en cause supplémentaires des 35 heures, ou la suppression d’un jour férié. Mécaniquement, ces mesures augmenteraient les recettes fiscales de l’État et viendraient donc améliorer les comptes publics. « Pour résumer, ce qui est sur la table, c’est la durée du travail », résume un ministre. Quelle que soit la méthode retenue, l’exécutif compte allonger cette durée.

« Politiquement et intellectuellement, il faut être clair : on ne peut pas dire que c’est à la retraite de financer la dépendance », affirme un proche conseiller du président de la République. Et c’est une nouveauté, conséquence du mouvement des gilets jaunes, où les personnes âgées sont très présentes : après avoir passé la première partie du quinquennat à expliquer que l’on pouvait « légitimement demander un effort générationnel à celles et ceux à qui on paye les retraites parce qu’ils en ont la capacité » (Aurore Bergé, porte-parole de LREM, en août 2018), le pouvoir revient à un schéma plus classique, où les actifs sont largement mis à contribution pour financer le modèle social.