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Mediapart : Très bientôt présentée, la réforme de la santé toujours dans le flou

Septembre 2018, par infosecusanté

Très bientôt présentée, la réforme de la santé toujours dans le flou

14 septembre 2018| Par Mathilde Goanec


L’exécutif maintient un flou presque total, à quelques jours de la présentation de la réforme du système de santé. Une seule chose est sûre : il s’agit de revoir l’organisation et le mode de financement du soin, pas le montant des enveloppes.

Mardi 18 septembre, le président de la République doit annoncer un plan « ambitieux » pour réformer le système de santé français. Les maux sont connus : l’hôpital public est à bout de souffle et la médecine de ville n’assure pas pour tous et partout ses missions. Le plan, à quelques jours des annonces, reste lui toujours très flou, malgré deux reports consécutifs, au printemps puis cet été, pour peaufiner les arbitrages.

Un observateur proche du ministère, qui avait participé à la construction de la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires), dernière grande réforme de la santé promulguée en 2009, n’en revient pas : « C’est l’omerta. Même au ministère, très peu de gens sont informés. Soit parce que c’est l’Élysée ou Matignon qui décide de tout, soit parce qu’ils n’ont pas vraiment d’idées… ».

Anne Meunier, secrétaire générale du Syncass CFDT (syndicat des directeurs et des cadres des hôpitaux et des établissements médico-sociaux), plaisante, avec une pointe d’amertume. « Vous dire ce que l’on sait, ça ne prendra pas beaucoup de temps : on ne sait rien. » André Grimaldi, médecin diabétologue à la Pitié-Salpêtrière, l’un des initiateurs de « l’appel des 1 000 » 3sur la crise de l’hôpital public, a été auditionné lors de trois commissions, qui devaient rendre leurs conclusions fin mai. « Nous n’avons rien reçu… Le débat n’est donc pas public, on ne sait pas sur quoi s’appuiera la ministre, ni qui elle a vu. »

Tout avait pourtant plutôt bien commencé. La ministre a promis très tôt de revenir sur la tarification à l’activité, l’outil de financement de l’hôpital, qui dote les établissements en fonction du nombre et du type d’actes médicaux réalisés. La « T2A », comme on l’appelle désormais communément, est devenue une véritable bête noire, rendue responsable de tous les maux de l’hôpital. Sa simple évocation a permis de s’attacher au mieux les bonnes grâces, a minima l’attention d’une bonne partie des acteurs.

Cinq chantiers ont ensuite été ouverts par la ministre pour « transformer le système de santé », portant sur la qualité des soins et leur organisation territoriale, le financement, la transformation numérique et enfin les ressources humaines et la formation. Une task force, présentée ainsi par la ministre, a été chargée de piloter la réflexion sur le financement en particulier. Et depuis, rien.

Certains se souviennent, légèrement dubitatifs, d’une journée de « speed-dating » sur le sort de la santé en France, réunissant, dans une grande salle, des fonctionnaires de Bercy, des hospitaliers, des représentants de patients, des syndicalistes, des médecins libéraux et des consultants… « Nous avions une heure par chantier, et on devait liker des propositions, se souvient Anne Meunier, du Syncass-CFDT. Ce n’était pas désagréable, c’est sûr, de confronter les visions de chacun. Mais on n’a pas compris ce qui allait en sortir. »

Un silence qui permet d’alimenter toutes les rumeurs, ou les fantasmes, notamment sur le « financement au parcours », le principal projet évoqué par le gouvernement. Plutôt que de payer un acte médical, la Sécurité sociale pourrait rémunérer un parcours de soin, par exemple l’amont et l’aval d’une opération chirurgicale, en plus de l’intervention elle-même, afin de coordonner et de responsabiliser l’ensemble de la chaîne.

Le gouvernement a d’ailleurs lancé un appel à projets sur le sujet, dans le cadre de l’article 51, qui permet de diriger une petite partie du budget de la Sécurité sociale sur des expérimentations, actuellement au stade de l’ébauche. « C’est compliqué de lire cet épisode politique et bureaucratique, note Pierre-André Juven, chercheur en économie de la santé au CNRS. Ils ne donnent pas d’explication claire sur ce qu’ils veulent faire, mais s’appuient néanmoins sur un appel à projets qui n’est pas terminé… »

Sur le papier, le financement au parcours plutôt qu’à l’acte, paraît plutôt tentant, la « seule bulle d’air », notent certains observateurs, qui y voient une sorte « d’intéressement collectif » au soin du patient. Dans les faits, rien n’est simple, surtout si on y associe la médecine de ville, puisque telle semble être l’ambition du gouvernement : qui paye ? Qui distribue le financement ? Comment les acteurs se coordonnent entre eux ? Cela oblige dans tous les cas à revoir le financement, aujourd’hui cloisonné entre le public et le privé, la ville et l’hôpital, de fond en comble.

Le financement par parcours a deux cibles principales, la petite chirurgie et les maladies chroniques, dont la prise en charge fonctionne bien en « ambulatoire », c’est-à-dire en dehors de l’hôpital. Mais pour la chirurgie notamment, travailler au forfait implique par exemple de se poser la question des dépassements d’honoraires des médecins. Au paiement à l’acte, ils sont sortis du panier, que deviennent-ils dans un parcours de soin dépendant d’une enveloppe forfaitaire ? « On fait comme s’il s’agissait d’une question seulement morale, mais en fait ça bloque tout le système, les effets de bords sont énormes », souligne un expert interrogé par Mediapart.

Le financement au parcours interroge, avec force, non seulement la fin de « l’hospitalocentrisme » français, qu’il est courant de dénoncer, mais aussi la question de la structuration de la médecine de ville, libérale, très hétérogène, qui rassemble des médecins généralistes, des spécialistes, des paramédicaux, des centres de santé publics, des maisons médicales, des cabinets d’infirmières, etc.

Selon le dernier rapport du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie 3, assez sévère sur l’état de notre système de santé actuel, l’exercice individuel en cabinet est appelé à décroître, dans une perspective de réforme, car il serait en contradiction avec l’idée même de parcours de soin. « Le pire serait une réforme qui ne se concentrerait que sur l’hôpital, a insisté de son côté Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF), cité par Le Quotidien des médecins 3. C’est l’ensemble du système de santé qui doit être repensé, notamment en organisant l’offre de soins en fonction des besoins des territoires. »

« Pour faire de l’ambulatoire, il faut rendre à la ville des patients, or sans médecins pour les suivre, c’est très compliqué, martèle Maxime Morin, secrétaire général adjoint du syndicat Syncass, directeur de l’hôpital de Cherbourg. Mais on a déjà de grandes difficultés à trouver des médecins traitants… Dans la Manche par exemple, plus de 15 % des gens n’ont pas de médecins traitants. Donc ces cas-là, tout le système se grippe. »
Une question « d’organisation, pas de moyens » pour la ministre

Pour répondre à cette partie de l’équation, Agnès Buzyn a laissé entendre qu’elle pourrait revoir le numerus clausus, cette règle qui fixe le nombre de places pour les étudiants en médecine. Cette mesure, si elle a l’avantage d’être explicite pour le grand public, ne fait pas non plus l’unanimité auprès des acteurs de santé. Les médecins sont traditionnellement assez frileux à l’idée de modifier ce qui leur permet de réguler l’activité médicale, les autres y voient une fausse bonne idée.

D’abord, l’augmentation du numerus clausus aura, vu la longueur des études médicales, des effets dans une dizaine d’années seulement. Ensuite, il ne règle pas la question des déserts médicaux ou de la faiblesse des pratiques collectives. Pour avancer sur les inégalités territoriales, éviter l’engorgement de l’hôpital par des soins de premiers recours, la méthode doit être plus volontaire.

« Je ne sais pas si Agnès Buzyn s’est fixé des lignes rouges, mais on ne peut pas faire une grande réforme de la santé sans prendre le risque de fâcher quelqu’un », relève André Grimaldi. De fait, il est pour le moment seulement question, pour lutter contre les inégalités territoriales, d’éventuelles incitations à l’installation des médecins, ou de laisser une forme de latitude aux facultés de médecine.

La promotion d’une forme de financement au parcours a d’ores et déjà donné lieu à une série de rapports et d’articles, publiés en partie par des institutions publiques. L’exemple américain revient très souvent. Mais le système américain, où les assurances privées jouent un rôle prépondérant, ne ressemble presque en rien au modèle français. Or c’est en grande partie elles qui, aux États-Unis, construisent « le parcours », demandant au patient d’aller voir tel infirmier, tel médecin, tel kinésithérapeute…

L’implication ou non des acteurs privés, mutualistes ou assurantiels, dans la future réforme, va donc être scrutée avec d’autant plus d’attention que la task force (ainsi nommée par Agnès Buzyn) chargée de piloter la réflexion sur le financement, est dirigée par Jean-Marc Aubert, qui après un passage au cabinet de deux ministres de la santé de droite (Xavier Bertrand et Jean-François Mattei), et avoir intégré la direction de la caisse nationale de l’assurance maladie, a rejoint un cabinet de conseil spécialisé dans la santé et l’assurance puis la branche française d’une entreprise américaine d’analyse des données médicales.

« Ce que les acteurs oublient souvent de dire, c’est que la T2A, la dotation globale des établissements ou le financement par le parcours sont des outils, pas la ressource elle-même, rappelle Pierre-André Juven. Des expériences, il y en a beaucoup, certaines fructueuses, on ne part pas d’une page blanche sur tous ces sujets. Mais comme on travaille sur des enveloppes contraintes, il s’agit très vite de contraindre les acteurs. » Et en particulier l’hôpital, regrette le chercheur : « Encore une fois, sur qui fera-t-on peser les efforts ? Pour faire bouger vraiment les équilibres, il faut négocier avec les médecins libéraux, qui restent très puissants. L’hôpital, c’est du public, pas besoin de négocier pour réduire ou augmenter sa charge. »

Pour Luc Delrue, secrétaire fédéral Santé de Force ouvrière, « la première chose qu’il fallait annoncer, c’était la suspension des 1,2 milliard d’économies sur la masse salariale de l’hôpital. Aucune annonce, aucune modification n’amélioreront les choses si on ne rompt pas avec cette logique budgétaire, qui consiste à dire que les besoins de l’hôpital augmentent cette année de 4 % et à n’augmenter son budget que de 2 % ». Chaque année, comme le rappelle cet article, les parlementaires votent l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam). Depuis le milieu des années 2000, cet objectif progresse bien moins vite que les besoins de santé, qui ne cessent d’augmenter en raison du progrès technique, des médicaments innovants de plus en plus coûteux, de la progression des maladies chroniques, du vieillissement de la population. Pour faire face à cette injonction contradictoire, les hôpitaux multiplient les actes, sans avoir plus de monde pour les réaliser.

D’autres syndicats, les directeurs d’hôpitaux, un grand nombre de praticiens par le biais de lettres ouvertes, tribunes ou appel, pensent la même chose et le disent désormais haut et fort : si un changement d’organisation est toujours possible, le contexte budgétaire grève une grosse part des ambitions. Ainsi, même la Fédération hospitalière de France (FHF), pas totalement hostile à la T2A, a demandé, lors d’une rencontre avec Agnès Buzyn le 12 septembre, un « moratoire » sur la baisse des tarifs alloués aux actes réalisés à l’hôpital.

« Même si le gouvernement doit conduire un train de réformes, la souffrance à l’hôpital ainsi que dans les Ehpad, aujourd’hui, ce n’est pas une vaguelette, c’est une vague de fond, met en garde Anne Meunier. Il y a une unanimité sur le sujet. Donc la question des moyens est plus que jamais un sujet. » Or la ministre a prévenu : le mal dont souffre l’hôpital, ainsi que les établissements pour personnes âgées, n’est pas une question d’argent, même si elle pourrait concéder quelques gestes mardi prochain, notamment sur la psychiatrie, au bord de la rupture. C’est d’abord une affaire de « réorganisation » et de « management », a diagnostiqué la ministre.

La ministre peut éventuellement compter sur le directeur de l’AP-HP, qui rassemble les hôpitaux publics et semi-publics de Paris, souvent considéré comme le navire amiral du système de santé français. Selon nos informations, l’entourage de Martin Hirsch 3 a fait savoir à Agnès Buzyn son analyse et ses préconisations. À savoir un « malaise qui se traduit principalement par une demande de moyens, notamment à l’hôpital », mais qui tiendrait aussi et surtout à un « problème structurel d’organisation et de rigidités », ainsi qu’à cette fameuse coupure entre la ville et l’hôpital, et l’absence d’arbitrage clair entre les soins de premier et de deuxième recours. La direction de l’AP-HP semble prête à expérimenter pour casser ces « rigidités », y compris en s’attaquant au chantier explosif des statuts de la fonction publique hospitalière.

Officiellement, un chantier « ressources humaines » a donc été ouvert, dans le cadre de la réforme, mais il est possible que les décisions difficiles, qui pourraient aller de la suppression de postes à la révision des statuts du personnel hospitalier, soient trop explosives pour être directement adossées aux annonces faites par le président de la République. Elles s’ancreront vraisemblablement dans le cadre plus large du programme Action publique 2022, grand chantier sur la fonction publique qui devrait donner lieu à une loi dans l’année qui vient.

De fait, l’exécutif multiplie les approches, et même les plus controversées, sur ce thème : il a récemment tenté de faire passer, dans la loi sur la liberté de choisir son avenir professionnel 3, un amendement assouplissant le recours aux contractuels dans la haute fonction publique, notamment hospitalière, avant que le Conseil constitutionnel ne retoque le texte, considéré comme un « cavalier » 3. « Passer par un amendement, au milieu de la nuit, sur un sujet aussi important, permettait de ne pas soumettre ce texte au conseil supérieur des trois versants de la fonction publique, rappelle le Syncass-CFDT. Pour nous, ce genre de méthode, ce n’est pas possible. »

Édouard Philippe, lors du coup d’envoi de la réforme, n’a pas caché qu’il souhaitait que s’applique à la fonction publique hospitalière les grands principes exposés par le programme Action publique 2022 (que Mediapart a détaillés ici)… et les mêmes recettes : « La simplification du dialogue social, un recours accru à des contractuels, l’assouplissement des statuts, la reconnaissance du mérite et de l’engagement dans la rémunération ».