Industrie pharmaceutique

Médiapart - Vaccins anti-Covid : les dessous de la guerre des brevets entre Moderna et Pfizer

Septembre 2022, par Info santé sécu social

Moderna poursuit Pfizer et BioNTech pour violation de brevets liés à la technologie de l’ARN messager. Alors que jeudi, la nouvelle génération de vaccins adaptée à Omicron devrait recevoir le feu vert européen, Mediapart décrypte les enjeux d’une bataille décisive, bien au-delà du Covid.

Rozenn Le Saint
31 août 2022

Ils n’en ont jamais assez. Alors que ce sont déjà les plus grands gagnants de la crise sanitaire, leurs affaires reprennent avec la campagne de deuxième rappel destinée aux personnes âgées et à risque : jeudi, l’Agence européenne des médicaments devrait donner un avis favorable à la mise sur le marché de deux vaccins Covid-19 nouvelle génération, celui de Moderna et celui de Pfizer-BioNTech, adaptés à la fois à la souche originelle du Sars-CoV-2 et au contagieux variant Omicron. Tout est bon pour gagner encore davantage, et ils se voleraient même entre eux.

C’est en tout cas l’accusation sous-jacente à la plainte que Moderna a déposée contre Pfizer et son partenaire allemand BioNTech pour violation de brevets, comme l’entreprise américaine l’a annoncé dans un communiqué le 26 août.

Quand une découverte scientifique naît des éprouvettes d’un laboratoire public ou d’une firme, ils la protègent en effet de la concurrence par un brevet. Censé récompenser l’effort de recherche, celui-ci lui donne le droit de profiter du monopole de cette invention pendant vingt ans ou de céder des accords de licence à d’autres entreprises qui voudraient l’utiliser, moyennant des royalties.

1 000 dollars de bénéfices par seconde
Il n’y a pas un seul inventeur du vaccin contre le Covid-19 : des centaines de brevets ont été déposés sur l’ARN messager, la technologie révolutionnaire utilisée par Moderna et le binôme Pfizer-BioNTech. Or le laboratoire Moderna estime que Pfizer et BioNTech ont copié des éléments de cette technologie dont il revendique la paternité, sans lui en avoir demandé l’autorisation et, surtout, sans lui verser les redevances correspondantes. Il veut une plus grosse part du gâteau.

À eux trois, Pfizer, BioNTech et Moderna ont déjà réalisé 34 milliards de dollars de bénéfices avant impôts en 2021, soit plus de 1 000 dollars par seconde, selon les dernières estimations du regroupement d’ONG People’s Vaccine Alliance. Des profits dopés par leur vaccin contre le Covid-19, un bien qui aurait dû être public, selon les propres incantations des plus hauts dirigeants du monde, dont Emmanuel Macron, avant de laisser quartier libre aux laboratoires pour le privatiser en usant du système des brevets et le vendre à prix fort. Malgré les centaines de millions d’euros d’argent public reçus pour accélérer la recherche.

Moderna ne demande pas l’arrêt de la fabrication de vaccins de ses frères ennemis… S’ensuivrait une mauvaise publicité assurée. Et le Petit Poucet de la biotechnologie, surtout, n’aurait pas la force industrielle suffisante pour fournir les États-Unis et l’Europe, territoires visés par sa plainte. En revanche, l’entreprise revendique des compensations financières sur les bénéfices engrangés par ses adversaires depuis le 8 mars 2022, date à laquelle Moderna a prévenu Pfizer et BioNTech qu’ils se devaient de respecter ses droits. Des indemnisations qui pourraient s’élever à plusieurs dizaines de millions d’euros en fonction du pourcentage qui pourrait être obtenu sur leurs ventes de vaccins Covid-19.

En réalité, Moderna savait imminente l’obtention de ses brevets clés sur la technologie de l’ARN messager, à la suite de demandes réalisées en 2011 et 2016, et qui ont abouti en avril et mai 2022. Elle a alors eu les cartes en main pour attaquer ses principaux concurrents au motif de la violation de ses brevets. Sauf que, dans un délai de neuf mois après l’octroi d’un brevet, il est possible de le contester en arguant par exemple du manque d’inventivité. Pfizer et BioNTech, qui ont refusé de répondre aux questions de Mediapart, comme Moderna, ne devraient pas s’en priver.

Une bataille appelée à durer des années
« Il y a fort à parier que Pfizer et BioNTech contre-attaquent en lançant une procédure visant à démontrer qu’ils ne peuvent pas être accusés de contrefaçon », appuie Lionel Vial, conseiller en propriété industrielle au sein du cabinet Bardehle Pagenberg. L’arroseur arrosé est un classique du secteur.

En réaction à une autre plainte pour violation du droit des brevets concernant son vaccin contre le Covid-19 déposée cette fois par le laboratoire CureVac, le binôme américano-germanique a d’ores et déjà lancé une procédure judiciaire aux États-Unis. La bataille du contrôle du marché des vaccins anti-Covid à ARN messager pourrait ainsi s’étaler sur plusieurs années afin de déterminer qui a réellement inventé quoi.

L’un des brevets que Moderna estime violés par Pfizer et BioNTech concerne un élément en réalité d’abord sorti des paillasses de deux scientifiques de l’université de Pennsylvanie dans les années 2000. Depuis, l’une des deux, Katalin Karikó, a rejoint… BioNTech, qui – le comble– se retrouve attaquée par son rival Moderna donc.

Bien souvent, la recherche publique débouche ainsi sur des bénéfices privés âprement disputés. Pour financer leurs programmes de recherche fondamentale, sans lesquels aucune découverte n’est possible, les laboratoires académiques cèdent des accords de licence à des entreprises pharmaceutiques de manière à bénéficier des royalties associées.

De plus en plus, des start-up prennent le relais pour la phase de développement qui consiste à transformer l’invention scientifique en produit de santé. Les Big Pharma arrivent en bout de course pour mener les derniers essais cliniques et, surtout, l’ultime et lucrative phase de commercialisation : soit elles rachètent les start-up, soit elles leur versent des redevances.

Tous les acteurs de la chaîne d’élaboration des innovations scientifiques ont donc intérêt à déposer des brevets sur la moindre amélioration apportée à des inventions antérieures. Les brevets deviennent autant de briques qui s’empilent et permettent la construction finale d’une maison, d’autant plus en cas de gros potentiel : chacun demande un droit de passage.

Des chercheurs ont imagé l’imbroglio d’accords liant les organismes publics et les firmes qui ont contribué à l’invention des vaccins à ARN messager contre le Covid-19 dans la revue scientifique « Nature ». © Nature.com
Ironie de ce bras de fer mené par Moderna : la société est elle-même poursuivie en justice pour violation de brevets par deux start-up. « Moderna est pionnière dans la technologie de l’ARN messager, mais pas autant qu’elle le revendique et qu’elle souhaite en tirer bénéfice », commente Lionel Vial, expert en propriété intellectuelle.

Le marché prometteur de l’ARN messager

Même le gouvernement américain lui reproche de la jouer solo. Avant d’entrer dans la cour des grands une fois la pandémie venue, Moderna était elle-même une petite entreprise de biotechnologie qui avait flairé le filon de l’ARN messager. Elle s’est alors associée au prestigieux National Institutes of Health (NIH, public) en 2017 pour poursuivre un programme commun qui a abouti à l’autre grande découverte essentielle pour fabriquer des vaccins à ARN messager.

Quand le Sars-CoV-2 a commencé à faire des dégâts, dès janvier 2020, Moderna s’est empressée de déposer des brevets issus de ce partenariat public-privé. Pour certains d’entre eux, elle a déclaré les chercheurs et chercheuses du NIH comme co-inventeurs et inventrices, mais pas pour d’autres, ce qu’a fini par dénoncer l’institut de recherche. Dans son communiqué du 26 août, Moderna précise bien que les brevets qu’elle estime violés par Pfizer et BioNTech sont antérieurs aux travaux réalisés en partenariat avec le NIH. Pas question que le différend qui l’oppose à l’administration américaine ne fasse de l’ombre à sa propre accusation.

Clairement, la récente annonce de Moderna vise à intimider : si elle se permet d’attaquer le mastodonte Pfizer, elle est capable de s’en prendre à toute la galaxie pharmaceutique qui se saisirait du créneau de l’ARN messager, potentiellement intéressant contre le sida ou des cancers. « Moderna entend remporter le gros lot. Elle affirme qu’elle a le contrôle de la technologie de l’ARN messager spécialement dans le cas du Covid-19 en exigeant une réparation financière si elle est utilisée. Idem, elle envoie un signal plus global au reste du monde en revendiquant détenir une pièce clé du puzzle géant de l’ARN messager dans ses possibles utilisations prometteuses pour lutter contre d’autres maladies », dénonce Juliana Veras, responsable du plaidoyer de Médecins du monde.

L’ONG, elle, a agi contre BioNTech dès qu’elle l’a pu, en scrutant sa demande de brevet pour son vaccin anti-Covid-19, lorsque l’Office européen des brevets l’a rendue publique, soit 18 mois après son dépôt, un temps interminable en période d’urgence sanitaire. Médecins du monde a obtenu au printemps 2022 que son champ d’invention revendiqué soit restreint, dans le but de diminuer son emprise sur l’ARN messager.

L’enjeu est de taille, car le marché de cette technologie révolutionnaire s’annonce incommensurable, tout comme les profits qu’elle pourrait rapporter à l’avenir.

Rozenn Le Saint