Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Coronavirus : le suivi « dégradé » des enfants en danger

Mars 2020, par Info santé sécu social

Le confinement est une calamité pour les mineurs placés ou suivis par la protection de l’enfance, parfois encouragés à retourner en famille le temps de la crise. Dans ce secteur en manque chronique de moyens, « la tension va monter », prévient une psychologue.

Parmi les élèves « déscolarisés », un peu plus de 300 000 relèvent d’un secteur, la protection de l’enfance, qui tarde depuis la pandémie à voir arriver les renforts. « On est abreuvés de recommandations de l’État sur différents champs d’activités, mais depuis le début, on constate qu’il y a eu un peu plus de silence sur la protection de l’enfance », regrettait dès mardi matin Jean-Pierre Stellittano, vice-président du groupe national des établissements publics sociaux et médicosociaux (GEPSo), lors d’une audioconférence de presse destinée à tirer le signal d’alarme.

Mercredi, le secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, a « salué la mobilisation exceptionnelle des professionnels qui, partout en France, maintiennent un engagement constant pour garantir la qualité et la sécurité de l’accompagnement des enfants », annonçant que « des solutions sont actuellement travaillées avec les différents ministères et acteurs pour assurer des renforts ». Enfin, jeudi, une fiche à destination des « lieux de vie mettant en œuvre des mesures de protection de l’enfance » a été diffusée avec des recommandations sur les conduites d’ordre sanitaire à tenir, et qui invite les conseils départementaux à se « rapprocher des services de l’État pour mobiliser les ressources du territoire ». Quelques consignes, dont il n’est pas certain qu’elles suffiront à rassurer les éducateurs, psychologues, assistantes sociales, etc., qui interviennent au quotidien auprès de ce public très vulnérable.

Rappelons que l’Aide sociale à l’enfance (ASE, qui protège plus de 306 000 mineurs en France) relève des conseils départementaux. Les équipes d’éducateurs spécialisés visitent certains mineurs à leur domicile familial, tandis que d’autres sont placés, sur décision des juges des enfants, dans des foyers (notamment les MECS gérées par des associations) ou dans des familles d’accueil, où beaucoup reçoivent des visites de leurs parents selon des modalités fixées par les magistrats – 30 % ont aussi une problématique de handicap et peuvent se retrouver en institut médico-éducatif (IME) ou thérapeutique éducatif pédagogique (ITEP).

Mais depuis le début de la crise, d’après nos informations, les enfants qui le peuvent sont repartis dans leur famille, dans le cadre fixé par les ordonnances de placement provisoire des juges et avec l’accord des éducateurs référents, un peu partout en France, histoire d’alléger au maximum les structures d’accueil, qui vont désormais accueillir les enfants 24 heures sur 24.

Mais les questions posées aux professionnel·le·s du secteur se multiplient dans le contexte de confinement général. « Ici, depuis hier, les visites médiatisées [rencontres avec les parents – ndlr] sont suspendues, explique Marina Lergenmuller, éducatrice spécialisée dans la protection de l’enfance et élue SUD au comité technique du conseil départemental de la Haute-Garonne. L’enjeu va être de parvenir à maintenir les liens, tout en respectant les contraintes nouvelles qui impliquent un changement de rythme et d’organisation. Tout ça en tenant compte de la situation des familles, qui vont elles aussi être touchées par le confinement. Et du fait que les MECS ont elles-mêmes des problèmes avec leurs salariés. Ça fait beaucoup de paramètres… »

Pour Abdel*, responsable de deux unités de 13-16 ans et 16-21 ans dans une MECS de Paris intra-muros, deux « volets » sont ouverts simultanément par la crise actuelle : « D’une part, que fait-on des enfants dans le confinement ? Quels moyens pour animer, pour les occuper, pour assurer la continuité scolaire ? Et d’autre part comment organise-t-on nos services ? Quelle présence attend-on de nos travailleurs sociaux ? À mon niveau, j’ai organisé le service pour que les personnels y passent 24 ou 48 heures afin de ne pas multiplier les déplacements et pour qu’il y ait tous les jours un chef de service. Mais là, on est en mode auto-organisation. Je n’ai encore eu aucune consigne claire… »

En l’occurrence, dans son cas, la « consigne » devrait venir de la Direction de l’action sociale de l’enfance et de la santé (Dases) de la Ville de Paris. Une absence de directive confirmée par Nathalie*, psychologue pour le conseil départemental de la Haute-Garonne, basée dans l’un des 90 points d’entrée de l’action sociale implantés sur le département. « Pour l’instant, ce n’est pas plus mal, estime-t-elle. Dans notre secteur, quand une procédure est validée en haut lieu, il faut s’y tenir, c’est très rigide. Là, il y a un flou, ça nous permet de nous adapter, de naviguer un peu à vue, d’essayer de trouver des solutions au cas par cas… Quand c’est possible et validé par le juge des enfants. Mais là, ils sont un peu engorgés au tribunal, donc les réponses tardent à venir. » En attendant, les enfants doivent rester là où ils se trouvent. Et les familles sont contactées par téléphone pour expliquer les nouvelles contraintes qui vont faire sauter le week-end familial, reporter la visite quinzomadaire ou annuler la rencontre avec un psy…

« Je suis épatée par la mobilisation des personnels, confie Macha*, directrice d’une MECS dans le nord-est de la France. Coronavirus ou pas, tout le monde a conscience que cela reste des enfants et on veut pouvoir leur offrir un confinement avec des conditions sereines, la continuité scolaire et une vie quotidienne apaisée et épanouissante. » Même son de cloche du côté de Marie-Laure de Guardia, présidente GEPSo et responsable d’une structure d’accueil dans les Pyrénées-Orientales : « Dans la période actuelle, maintenir la dynamique éducative est essentiel, insiste-t-elle. Parce qu’on n’oublie pas qu’il y a la crise, mais qu’il y aura aussi l’après-crise à gérer… »

En Haute-Garonne, Marina constate « beaucoup de solidarité au niveau des collègues et de volonté partagée qu’il y ait un maintien de service public » : « Même notre employeur, le conseil départemental, avec lequel on sait être critiques, on considère qu’ils font le taf, la situation est sérieuse, ils sont en train de faire ce qu’ils peuvent. » Dans quelles limites ? « Sur le terrain, le boulot est fait aujourd’hui, estime Macha*. Mais que va-t-il se passer dans les deux-trois semaines à venir si nos personnels commencent à manquer ? On a besoin d’une prise de conscience nationale. »

Si les départements sont bien les donneurs d’ordre en matière de protection de l’enfance, un rehaussement de la coordination nationale, en lien aussi avec les agences régionales de santé (ARS), est aujourd’hui attendu, notamment de la part des associations intervenant dans l’ASE. La mise à disposition de gardes d’enfant pour les travailleuses et travailleurs sociaux des structures d’accueil et le renforcement des réserves d’effectifs disponibles pour encadrer les enfants placés sont mis en avant.

Sur le premier point, le communiqué d’Adrien Taquet n’est guère rassurant : « Les professionnels de la protection de l’enfance ne sont pas à ce stade prévus dans le protocole d’accès dérogatoire aux solutions de garde », écrit-il, tout en assurant que « tout est désormais mis en œuvre pour [les] y inclure prochainement ». Sur le second, un discret appel au volontariat avait été formulé vendredi 13 par le secrétaire d’État en direction des « étudiants, enseignants et animateurs disponibles » pour « venir apporter leur appui à l’accueil en journée des enfants ». Mais « il n’a pas été suivi d’effets », regrette Marie-Laure de Guardia. « Si les volontaires n’ont pas un cadre clair d’intervention, ce sera compliqué… Il faut dire aux gens comment on exprime son volontariat et à qui. » Le secrétariat d’État assure s’être connecté « avec les différents ministères et acteurs pour assurer des renforts auprès des structures ».

Ces volontaires ne seront pas de trop, car la crise risque fort de souligner de manière brutale le manque d’effectif – qui n’est pas nouveau. « Il y a un vrai malaise dans notre secteur. Depuis longtemps, on manque de personnes dans l’accompagnement, il faudrait notamment plus de référents ASE, mais les conditions de travail sont telles qu’ils ne parviennent pas à en recruter. Et dans une situation de crise comme actuellement, cela se révèle très problématique », peste Abdel*.

Veilleur de nuit remplaçant depuis cinq ans dans des MECS autour de Toulouse, « signant des CDD à la semaine ou au mois, des fois pour une nuit », Manu* évoque cette MECS d’un département voisin accueillant une quinzaine d’enfants où une maîtresse de maison (personne chargée de la logistique : courses, ménage, lingerie, etc.) en arrêt maladie depuis deux mois n’a toujours pas été remplacée, et toutes les fois où on lui a proposé « avec insistance » d’arriver un peu plus tôt pour épauler des éducateurs parfois « peu formés » auprès d’enfants « durs ».

Si la crise s’aggrave et que les personnels viennent à manquer, les trous dans la raquette de la protection de l’enfance vont s’avérer béants. « Ce matin, quand je suis arrivée, les chefs de service nous ont renvoyés chez nous, témoigne Nathalie*, ce mercredi. L’une de nos collègues avec qui on a travaillé la semaine dernière est malade et elle a été en contact avec une agente testée positive au virus. Donc, on est censés rester en confinement pour quinze jours… »

Aide sociale à l’enfance : l’offensive des enfants placés
PAR JÉRÔME HOURDEAUX

Pour elle, la situation actuelle révèle aussi, sans surprise, la « préoccupation constante des collègues de s’occuper des enfants et de maintenir le lien avec les familles », même en mode « dégradé », depuis chez soi, par téléphone. Mais elle dépeint de fortes inquiétudes : « On ne sait pas trop ce que tout cela va provoquer. Il y a des familles, par exemple, où ça castagne un peu, mais où l’école des enfants, le boulot des parents et le passage des référents ASE permettent de maintenir un équilibre fragile. Là, tout ça va s’arrêter. Ça risque d’être compliqué dans certaines familles. Les situations vont rester en suspens et la tension va monter. »

Le 25 janvier 2019, à l’occasion de la création du secrétariat d’État chargé de la protection de l’enfance, Édouard Philippe avait reconnu que la France devait « faire mieux » en matière de protection de l’enfance. Un euphémisme dont le Covid-19 va révéler l’ampleur.