Les Ehpads et le grand âge

Le Monde.fr : Orpea : le rapport administratif rendu public confirme un système d’optimisation des coûts à tous les niveaux

Avril 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Orpea : le rapport administratif rendu public confirme un système d’optimisation des coûts à tous les niveaux

Réquisitoire implacable, le résultat de l’enquête menée par les inspections générales des finances et des affaires sociales met au jour une machine à dégager des profits au point de négliger le bien-être et la santé des résidents des Ehpad.

Par Béatrice Jérôme

Publié le 06/04/2022

« On gratte et on gratte tous les jours ! » : un cadre d’Orpea s’adresse ainsi par courriel en 2018 à quelques directeurs d’Ehpad du groupe privé. Le mot d’ordre, cité dans le rapport des inspections générales des finances (IGF) et des affaires sociales (IGAS) rendu public, mardi 5 avril, par le ministère de l’autonomie, résume à lui seul le document. Un réquisitoire implacable de 524 pages qui démontre comment l’entreprise de rang mondial, cotée en Bourse, est devenue une machine à faire des économies et à dégager des profits au point de négliger le bien-être et la santé des personnes âgées qui résident dans ses établissements.

Les six chapitres de l’enquête administrative commandée par le gouvernement le 1er février, après la sortie du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), confirment les faits mis au jour par l’auteur de l’ouvrage tendant à démontrer l’existence d’un « système d’optimisation des coûts » à tous les niveaux. Le rapport de l’IGF et de l’IGAS comporte en annexe les réponses d’Orpea. Malgré la densité des objections apportées, elles n’ont guère infléchi – ou à la marge – les premières conclusions provisoires, qui sont quasiment aussi sévères dans le rapport définitif.

Le ministère, au nom du secret des affaires, a occulté quelques chiffres et noms d’entreprises dans la version publiée mardi. Mais le document, même expurgé, fournit des détails précis sur les « dérives » dans l’utilisation de l’argent public, la gestion des 14 500 salariés ou la prise en charge des 27 392 résidents dans les 228 Ehpad du groupe.

« Suroccupation »
La performance financière est une règle cardinale chez Orpea. Selon le rapport, elle régit tous les étages. A commencer par celui des directeurs, sommés de s’y plier par leur hiérarchie, mais aussi incités à s’y soumettre par des primes. Plus un Ehpad dégage de marges sur son budget, plus le bonus est important pour son dirigeant. Entre 2018 et 2021, certains directeurs ont perçu une gratification de 250 euros, d’autres de 24 200 euros. « La politique de rémunération des cadres comme la gestion de leur carrière » incitent « à survaloriser les objectifs financiers par rapport aux objectifs de qualité », relève le rapport

C’est aussi au nom de la maximisation des recettes que les directeurs sont incités à accueillir plus de résidents que le nombre autorisé par les tutelles. Le rapport établit que 11 % des Ehpad en 2019 présentaient un « dépassement récurrent de leur capacité d’accueil autorisée », soit une vingtaine sur quelque 228 établissements. L’IGF et l’IGAS citent des notes internes du groupe qui encouragent les directeurs à ne pas remplacer les postes vacants, alors que leur établissement est « en situation d’occupation maximale », voire en « suroccupation ».

La recherche du profit a une incidence sur l’utilisation des crédits publics. Orpea a employé, estime le rapport, des dotations de la Sécurité sociale – normalement dédiées aux soins – à d’autres fins que celles prévues réglementairement. Entre 2017 et 2021, le groupe a ainsi utilisé 50,2 millions d’euros de crédits publics « sans fondements réglementaires ». Sur ce montant, 27,8 millions ont rémunéré des auxiliaires de vie, dont les salaires auraient dû, selon le Code de l’action sociale et des familles, être imputés sur l’enveloppe alimentée par l’argent des résidents. Les auxiliaires de vie sont en principe chargées de l’entretien des bâtiments et de la restauration, et devraient émarger sur les dotations « hébergement ».

Orpea plaide que tout le secteur des Ehpad a recours à des auxiliaires de vie « faisant fonction » et que cette pratique est tolérée par les agences régionales de santé (ARS). Le rapport reconnaît que le ministère de la santé n’a pas de « doctrine » claire sur le statut de ces « faisant fonction ».

50,2 millions d’euros dépensés de façon « non conforme »
Dans cette même enveloppe de 50,2 millions d’euros, Orpea intègre 19,58 millions d’euros d’impôts sur les sociétés qu’il aurait dû prélever sur des deniers privés. Pour sa défense, le groupe relativise l’impact de ces 50,2 millions sur le total des crédits publics qui ont représenté, selon lui, 1,4 milliard d’euros sur 2017-2021.

Enfin, entre 2017 et 2021, Orpea a thésaurisé des excédents de 20 millions d’euros sur les crédits publics, qui s’ajoutent à 16 millions d’euros non dépensés entre 2002 et 2016. Soit 36 millions d’euros au total qui n’ont pas été récupérés par les tutelles. Moins d’un million d’euros sur cette manne a été affecté à une dépense dûment déclarée. Que sont devenus les 35 millions restants ? « Il est impossible de vérifier si ces excédents sont effectivement et correctement affectés », indique le rapport. Ce montant de 35 millions a pu être, « le cas échéant, distribué aux actionnaires » alors que le groupe ne pouvait l’utiliser librement, explique l’enquête des inspections générales.

Selon le rapport, si le groupe n’avait pas gardé dans ses comptes 20 millions d’excédents entre 2017 et 2021 et dépensé 50,2 millions d’euros de façon « non conforme », il aurait pu salarier deux aides-soignants de plus par an et par Ehpad.

L’IGF et l’IGAS émettent aussi de sérieux doutes sur la légalité de la pratique des remises accordées par les fournisseurs sur des achats de produits financés par les crédits de la Sécurité sociale et des départements. Selon Orpea, les ristournes de ses prestataires lui servent à financer en retour des « prestations spécifiques » susceptibles de l’aider à se développer à l’étranger. Pour les inspections, de telles contreparties ne sont pas clairement établies. Elles soupçonnent que ces remises – évaluées de 13 à 18 millions d’euros de fonds publics – remontent dans les comptes du groupe. Elles « constituent », selon le rapport, « un excédent non déclaré et non affecté à l’usage prévu par le Code de l’action sociale et des familles ».

Soins et nourriture insuffisants
Autre conséquence de la recherche de bénéfices à tous crins, le groupe Orpea a, selon le rapport « une gestion des ressources humaines plus dégradée » que la moyenne des autres acteurs du secteur. Entre 2019 et 2021, la rotation des personnels était « deux fois plus élevée » que la moyenne du turnover des Ehpad en France, avec un nombre de contrats courts supérieur de 25 % à la pratique des autres groupes privés. Les accidents du travail sont plus nombreux chez Orpea que dans le reste du secteur.

Alors que les salaires d’auxiliaires de vie peuvent être financés par des crédits publics dès lors qu’ils sont en formation ou en procédure de validation des acquis de l’expérience (VAE) pour devenir aide-soignant, Orpea gonfle le nombre déclaré de salariés en formation ou en VAE sans que ces parcours ne soient effectifs.

Les inspections constatent « des proportions très significatives d’irrégularités sur les contrats de travail ». Il cite « des CDD conclus dans l’attente de l’entrée en service de salariés jamais entrés en service », « des CDD conclus en remplacement de salariés inexistants (faux noms reconnus par les directeurs) ».

En 2019, le taux d’encadrement moyen de salariés par résident était inférieur à ceux du secteur.

Enfin, les soins, l’attention et la nourriture accordés aux résidents sont insuffisants dans un grand nombre d’établissements. En 2019, le taux d’encadrement moyen de salariés par résident était inférieur à ceux du secteur. Si bien que dans cinq Ehpad contrôlés par l’IGAS, les aides-soignantes ont entre cinquante minutes et une heure vingt par jour à consacrer à chaque pensionnaire et de quinze à vingt-quatre minutes pour la toilette.

La mission a également relevé des déficits spécifiques dans les repas des résidents. « Les grammages utilisés par les cuisiniers sont significativement en deçà des références pour les aliments protéiques (viande, œuf, poisson) et les féculents », indique le rapport, qui compare ces portions avec les recommandations du Groupement d’étude des marchés de restauration collective et de nutrition, qui fait office de guide pratique pour les repas dans les collectivités à vocation sociale.

Lundi 4 avril, 80 plaintes de proches de résidents des Ehpad d’Orpea ont été déposées auprès du parquet de Nanterre pour « mise en danger de la vie d’autrui, non-assistance à personne en danger » et « homicide involontaire », pour les faits les plus graves.

Les commissaires aux comptes ont refusé de rencontrer des inspecteurs de l’IGF
C’est une des révélations inattendues du rapport d’enquête sur Orpea, commandé aux inspections générales des finances (IGF) et des affaires sociales (Igas), publié mardi 5 avril par le gouvernement. Questionnés sur des sujets « touchant à la transparence financière vis-à-vis des tutelles comme des actionnaires », les commissaires aux comptes chargés de certifier les comptes du groupe Orpea « se sont prévalus de leur secret professionnel pour refuser de rencontrer les membres de l’IGF chargés de ces points d’investigation », signale la synthèse du rapport. Ils ont en revanche accepté de rencontrer les membres de l’IGAS. Selon le dernier rapport financier d’Orpea disponible, publié en octobre 2021, les commissaires aux comptes du groupe privé sont les cabinets Deloitte & Associés et Saint-Honoré BK&A. Interrogés par Le Monde, ils n’ont pas souhaité faire de commentaires.

Béatrice Jérôme