Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : Pénuries de médicaments : toutes les catégories de produits touchées par les ruptures d’approvisionnement

Janvier 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : Pénuries de médicaments : toutes les catégories de produits touchées par les ruptures d’approvisionnement

Outre le paracétamol et l’amoxicilline, de nombreux produits sont en tension de manière chronique, compromettant les traitements de nombreux Français.

Par Nathalie Brafman, Delphine Roucaute et Pascale Santi

Publié le 24/01/2023

Si les ruptures d’approvisionnement en paracétamol et en amoxicilline pédiatriques persistent dans les pharmacies en janvier, il ne s’agit pas des seuls médicaments à inquiéter les professionnels de santé. Ce sont en réalité toutes les classes thérapeutiques qui sont touchées, un phénomène qui ne cesse de s’aggraver depuis quinze ans. En tête de ce palmarès : les anti-infectieux, les médicaments du système nerveux (dont les antiépileptiques, antiparkinsoniens) et ceux du système cardio-vasculaire (thrombolytiques utilisés en cas d’AVC…) sont ceux qui subissent le plus de ruptures d’approvisionnement, c’est-à-dire une indisponibilité supérieure à 72 heures pour les patients.

Actilyse, Métalyse, Aspégic injectable… Isabelle Maachi-Guillot, cheffe du pôle produits de santé au CHU de Bordeaux, est intarissable quand il s’agit de lister les produits qu’elle peine à se procurer. « L’Actilyse et le Métalyse servent à la prise en charge des AVC et infarctus du myocarde. C’est très inquiétant, car les ruptures durent depuis des mois », explique la pharmacienne. Il en va de même pour certains dispositifs médicaux utilisés quotidiennement dans la chirurgie digestive. « On passe un temps fou à gérer ces ruptures, mais aussi les mécontentements internes et externes », observe Mme Maachi-Guillot. D’un côté, les médecins mécontents de devoir changer leur stratégie de traitement en l’absence du médicament adéquat ; de l’autre, des patients qui peinent à trouver les produits prescrits, une fois sortis de l’hôpital.

« Gérer les ruptures est devenu une routine, acquiesce Pierrick Bedouch, chef du pôle pharmacie au CHU de Grenoble. Pour le moment, cela ne nous empêche pas de traiter les malades, mais cela nous prend énormément de temps et d’énergie pour trouver des solutions. » Sur les 2 500 médicaments utilisés dans son établissement, plus de 300 sont en situation de rupture. Il s’agit alors de jongler avec d’autres solutions : privilégier des formes injectables si les gélules manquent, procéder à des dilutions ou encore préparer soi-même des formulations, avec les problèmes d’autorisation que cela pose.

« C’est un phénomène de santé publique qui s’aggrave de plus en plus et pour lequel nous ne voyons pas de solutions immédiates », regrette Pierrick Bedouch. En 2008, 43 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur étaient signalés en situation de rupture ou de risque de rupture par les industriels ; ils étaient 871 en 2018 et plus de 3 500 en 2022.

La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont accentué une tendance déjà à la hausse, en ralentissant les échanges commerciaux internationaux. La très grande majorité des principes actifs sont en effet élaborés en Inde et, surtout, en Chine, tandis que l’aluminium, le carton et le verre des emballages sont en grande partie produits en Ukraine.

Risque de récidive nettement accru
Outre l’inquiétude des professionnels de santé, ces ruptures d’approvisionnement peuvent générer des pertes de chance pour les patients. Moindre efficacité, moindre tolérance des traitements, erreurs de dosage, stress… Selon une enquête menée début 2019, avec l’institut BVA, par l’association France Assos Santé – qui dénonce ces pénuries depuis des années –, un quart des répondants ont déjà été confrontés à une pénurie. Parmi eux, 45 % des personnes ont été contraintes de reporter leur traitement, de le modifier, voire d’y renoncer ou de l’arrêter.

Souvent mal vécues par les patients, ces indisponibilités de médicaments génèrent un stress, d’autant plus qu’ils ne sont pas toujours informés de ce changement

L’étude Cirupt, conduite entre 1985 et 2019 par le réseau français des centres de pharmacovigilance et effectuée à partir de 462 cas d’effets indésirables liés à des ruptures de stock de médicaments, a montré que l’aggravation de la maladie avait été constatée dans 16 % des cas, principalement en raison d’un manque d’efficacité du produit de remplacement. Si l’évolution était le plus souvent favorable (à 79 %), des décès ont aussi été rapportés. Enfin, une enquête de la Ligue contre le cancer, publiée en septembre 2020, a montré que 74 % des oncologues médicaux avaient déjà dû faire face à des pénuries de médicaments destinés à traiter le cancer et à lutter contre les effets indésirables.

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Mal vécues par les patients, ces indisponibilités de médicaments génèrent un stress, d’autant plus qu’ils ne sont pas toujours informés de ce changement. « Un retard ou une substitution de traitement peut entraîner un risque de récidive plus important et abaisser le taux de survie », remarque Catherine Simonin, membre du bureau de France Assos Santé. Par exemple, le BCG intravésical, un traitement d’immunothérapie efficace dans le cancer de la vessie, est régulièrement en tension. Dans ce cas, « la seule alternative est la chirurgie, voire l’ablation de la vessie, avec davantage d’effets indésirables et de séquelles possibles », ajoute Mme Simonin. Et un risque de récidive nettement accru.

Les personnes diabétiques, qui sont plus de 500 millions dans le monde, sont également concernées. « Il y a une énorme tension pour l’insuline au niveau mondial, sans que les laboratoires pharmaceutiques apportent une réponse claire sur les problématiques d’approvisionnement qu’ils rencontrent sur le marché africain », note Stéphane Besançon, directeur général de l’ONG Santé Diabète, établie au Mali.

Des tensions existent aussi sur le sémaglutide (Ozempic, Novo Nordisk) et le dulaglutide (Trulicity, Lilly), des analogues du GLP-1, indiqués dans le diabète de type 2. « Leur avantage est de réduire le risque cardio-vasculaire, ce qui en fait un médicament indispensable », souligne Jean-François Thébaut, vice-président de la Fédération française des diabétiques, une association de patients.

« Pertes de chance majeures »
Las ! L’un de leurs effets secondaires étant la perte de poids, un buzz énorme sur les réseaux sociaux a fait augmenter les demandes, que l’industriel n’a pu compenser à ce jour. Près de 500 000 diabétiques ont pourtant besoin de ce produit. « Grâce à une mesure de contingentement qualitatif mise en place en septembre [2022], qui réserve ce médicament à certains patients, la situation s’est stabilisée. Elle est sous contrôle pour toute la classe des antidiabétiques à ce stade », précise de son côté Isabelle Yoldjian, directrice des médicaments en oncologie, cardiologie, endocrinologie à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Autre produit sur lequel alertent les professionnels : le Nulojix (bélatacept), du laboratoire Bristol-Myers Squibb. Depuis sa commercialisation, en 2017, ce médicament, utilisé en prévention du rejet du greffon chez les personnes greffées du rein, est en tension et distribué au compte-gouttes. Les associations de patients Renaloo et France Rein dénoncent ainsi « les pertes de chance majeures pour les patients ».

Les laboratoires pharmaceutiques ont l’obligation, depuis septembre 2021, de constituer un stock de deux mois pour tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur

Selon Renaloo, 20 000 patients, soit la moitié des transplantés rénaux, pourraient en bénéficier, mais seulement 2 300 reçoivent aujourd’hui ce traitement. « On ne comprend pas pourquoi l’ANSM ne s’est pas inquiétée plus tôt pour que le laboratoire trouve des solutions », explique Yvanie Caillé, fondatrice de Renaloo, qui demande que les doses disponibles soient optimisées, en modifiant le conditionnement afin d’éviter le gâchis, et en espaçant plus les doses.

Pour répondre à cette situation critique et limiter les pertes de chance, France Assos Santé demande davantage de transparence de la part des industriels, notamment sur la traçabilité des produits. Mais aussi plus de prévention et d’anticipation. Les laboratoires pharmaceutiques ont l’obligation, depuis septembre 2021, de constituer un stock de deux mois pour tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur – dont l’interruption est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients –, et jusqu’à quatre mois pour ceux qui ont été en tension lors des deux dernières années. « Nous souhaiterions que cette période soit allongée à dix ans. Et, deux mois de stocks, ce n’est pas suffisant, avance Catherine Simonin. De plus, nous demandons des sanctions plus fortes à l’égard des industriels en cas de défaut de stock. »

Le ministère de la santé prévoit de mettre en place, d’ici au début du mois de février, un comité de pilotage réunissant les acteurs concernés par ces pénuries – fédérations hospitalières, industriels, distributeurs, pharmaciens et patients – « afin de lancer des travaux et de mettre rapidement des mesures en place ». « Il faudrait avoir une liste de médicaments essentiels à sécuriser, essayer de rapatrier certains produits actifs en France et en Europe, et diversifier les sources d’approvisionnement », esquisse le ministère. Le chantier est encore loin d’être achevé.

Nathalie Brafman, Delphine Roucaute et Pascale Sant