Les deserts médicaux

Le Monde.fr : A Albi, des médecins retraités en renfort : « On est là pour dépanner »

Août 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : A Albi, des médecins retraités en renfort : « On est là pour dépanner »

Dans la principale ville du Tarn, face aux tensions sur l’offre de soins qui s’exacerbent avec l’été, des généralistes se sont rassemblés en association et ont repris du service au sein d’un centre de santé à l’organisation atypique. Une réponse d’urgence à un besoin immédiat.

Par Mattea Battaglia(Albi, envoyée spéciale)

Publié le 20/08/2023

Le docteur Jean-Marie Franques ne s’étonne pas qu’on puisse lui demander son âge. « C’est une donnée de santé comme une autre », sourit-il. Depuis l’ouverture, le 5 juin, du centre de santé d’Albi, où il a pris ses quartiers – et même « repris » ses quartiers, après une année de retraite –, ce généraliste de 70 ans, dont quarante-trois ans de médecine et trente à exercer en libéral dans une commune voisine, échappe difficilement à la question : il est l’un des plus jeunes à avoir remis la blouse blanche dans ce centre de soin inauguré sous les arcades de la rue de la Porte-Neuve. L’un de ceux qui, au sein de l’Association des médecins retraités de l’Albigeois (AMRA), en ont porté le projet.

Ce dernier mercredi de juillet, il enchaîne les consultations : « On n’est jamais aussi bon que le jour où on part à la retraite, avec l’expérience, glisse-t-il entre deux patients. Et, croyez-moi, l’année 1953 est un excellent cru… » Ce n’est pas le docteur Pierre Le Tinnier, même âge, qui lui donnerait tort : « On est une génération très solidaire, on se dépanne, on se remplace, on le doit aux patients. »

Le docteur Pierre Le Tinnier, lors d’une consultation au centre de santé, à Albi, le 26 juillet 2023. ALEXANDRE OLLIER POUR "LE MONDE"
Les deux généralistes se partagent, depuis 8 h 30, les locaux flambant neufs et les consultations. Les patients sont un peu moins d’une quarantaine à se présenter, chaque jour, sur rendez-vous ou aux trois créneaux libres proposés le matin. Angine, virus, entorse et autres « petites blessures » : les maux de l’été s’invitent en salle d’attente. « La pression est constante », rapporte le docteur Franques.

Ils sont neuf médecins retraités au total à s’être portés volontaires pour assurer des vacations par tranche de quatre heures. Quatre sont en congés, les autres se succèdent, toujours par binôme dans les deux cabinets de l’établissement, si possible par demi-journée même si la journée entière s’impose, parfois. L’heure de consultation est rémunérée 50 euros net ; le tiers payant vaut pour les patients. « Nous n’avons pas eu de difficultés à recruter, l’ordre renvoie vers nous les collègues qui sont partants, explique le docteur Yves Carcaillet, 74 ans, président de l’AMRA. Bien sûr qu’on ne ferait pas ça pour rien, mais l’argument financier n’est pas premier ; nous voulons d’abord rendre service. A la rentrée, nous devrions être une douzaine à nous relayer. Et je ne mets pas de limite d’âge… tant qu’on est en forme ! »

« Pas assez d’installations »
Le ton est léger ; le constat ne l’est pas : dans le Tarn, plus de 40 000 habitants assurés au régime général n’ont pas de médecin traitant. A Albi, ils sont au moins 5 000 des 50 000 habitants ; un ratio proche de la moyenne nationale, mais qui pourrait augmenter si rien n’est fait. La principale ville du département comptait, il y a peu, 55 généralistes ; un tiers sont, comme lui, partis à la retraite en 2022, rapporte le docteur Carcaillet ou s’apprêtent à le faire. « Vu la pyramide des âges, c’est toute une génération qui s’en va, et il n’y a pas assez d’installations. »

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Une inquiétude largement relayée. « La situation n’est sans doute pas aussi critique qu’en Mayenne ou dans l’Eure, mais notre densité médicale est en tension, et la situation va se compliquer encore dans les dix ans qui viennent, observe Etienne Moulin, président du conseil départemental de l’ordre. Ça ne m’étonnerait pas qu’une initiative comme celle portée par les collègues d’Albi, pensée comme un recours ponctuel, soit amenée à perdurer. »

Il n’est pas rare que des retraités poursuivent leur activité, plutôt en libéral, notamment par des remplacements. Le cumul emploi-retraite (qui ne concerne pas ces praticiens d’Albi) les y incite face à la pénurie de soignants. Des initiatives locales ont fait – ou font – parler d’elles, parce qu’elles s’appuient sur ce vivier d’expérience, à Laval, dans le nord ou l’est de la France. A Albi, c’est un modèle particulier qui a vu le jour : regroupés en association, ces médecins ont un fonctionnement administratif et juridique qui leur permet d’être leurs propres salariés.

Montage complexe et « inédit »
Un montage complexe – et « inédit », disent-ils – qui a nécessité un an de discussions impliquant tous (ou presque) les partenaires locaux. A commencer par la mairie, qui a mis à disposition les locaux – une ancienne conciergerie – et financé des travaux à hauteur de 50 000 euros. Mais aussi l’agence régionale de santé, qui a avalisé l’expérimentation et s’est portée garante, pour deux ans, de tout éventuel déficit. L’hôpital se charge, lui, des facturations versées à l’association pour qu’elle puisse rémunérer ses membres. « Le centre de santé est ainsi, juridiquement, une annexe de l’hôpital, mais les médecins restent leur propre patron », explique Alexandre Fritsch, son directeur. C’est aussi l’hôpital qui fournit le matériel nécessaire et a dépêché trois secrétaires médicales.

Un lien hôpital-médecine de ville qui prend corps dans la salle d’attente : on y croise, ce mercredi, des patients que les personnels des urgences ont renvoyés ici. Comme Viviane (les personnes citées par leur prénom ont requis l’anonymat) et son bébé qui a fait une poussée de fièvre. « Notre médecin traitant est en congé, le pédiatre, lui, est à Toulouse… Pour nous éviter le trajet, il a conseillé l’hôpital, mais à l’hôpital, à cause des vacances, il n’y a pas de pédiatre… C’est un peu le jeu de l’oie », souffle la maman. Lola, étudiante, pliée en deux par un lumbago lié, dit-elle, à sa maladie immunitaire, raconte ses « va-et-vient ordinaires » entre Albi, Carmaux (Tarn) et Toulouse pour se soigner. Elle aussi a été orientée ici par les urgences.

D’autres se disent soulagés d’avoir pu « éviter l’hôpital », soit que leur état ne le justifie pas, soit qu’ils redoutent des heures d’attente… C’est le cas de Jérôme, cariste, blessé au genou, qui est passé récupérer une ordonnance et un arrêt de travail. Ou de Lorane, chargée de production, qui supporte depuis une semaine des maux de ventre et ne sait plus vers qui se tourner. Lui, arrivé « de l’autre bout de la France » il y a cinq mois, n’a pas encore trouvé de médecin traitant. Elle en a un, mais à quarante minutes de voiture, et ne « se sentait pas de faire la route » ; elle a appelé plusieurs cabinets médicaux, qui tous l’ont refusée.

Ici, « ça va vite »
Leurs histoires à tous se ressemblent : de longs trajets pour consulter un généraliste ; des jours voire des semaines à attendre pour un spécialiste. Et des étés plus chargés encore, quand les vacanciers s’en mêlent. C’est le cas d’Elsa et César, Parisiens débarquant au centre de santé, un peu paniqués, avec leurs trois enfants.

Ici, « ça va vite », disent les patients. « On répond à un problème immédiat, on ne refait pas tout l’historique », concède le docteur Christian Sentou, pédiatre – seule spécialité acceptée par l’association, qui ne peut employer que des généralistes. A 78 ans, ce médecin, une personnalité d’Albi, n’a jamais vraiment cessé de soigner bien qu’il soit « officiellement » à la retraite depuis 2006 : « J’ai fait des remplacements réguliers dans mon ancien cabinet, j’ai travaillé en crèche, en PMI, j’ai vacciné pendant le Covid… » Il s’inquiète des « besoins immenses » qu’il voit croître. « Nous étions dix pédiatres dans les années 1980. Aujourd’hui, il ne reste qu’une collègue installée en libéral et un collègue en clinique. Je reçois des appels tous les jours de parents sans solution… »

Le docteur Sentou était partant pour faire deux vacations par semaine. Il en prend quatre, finalement, mais compte revenir à un rythme « plus sage » en septembre. « On est là pour dépanner, pas pour suppléer le médecin de famille. » Pas non plus pour être des médecins traitants, quand bien même c’est ce dont manquent 6 millions de Français, selon l’estimation communément avancée. Un positionnement assumé. « Quand des patients me demandent s’ils peuvent en trouver un parmi nous, je leur réponds que non. Mais ceux qui ont besoin d’un suivi pourront venir, en attendant, autant de fois que nécessaire », assure le docteur Franques.

Pas un « remède miracle »
A la mairie, Gilbert Hangard, adjoint à la santé, défend le modèle qu’il a contribué à mettre sur des rails, sans cacher que l’opposition aurait préféré un centre de santé municipal. « Un système onéreux pour les villes et fragile dans son fonctionnement, car peu attractif pour les médecins, fait valoir l’élu. Et quand on parvient à les recruter, on a du mal à les garder si on ne leur offre pas une rémunération suffisamment attractive », affirme cet ancien directeur d’hôpital, président de l’association Santé, villes et territoire. On trouve déjà à Albi, rappelle-t-il, un centre de santé rattaché à un ancien régime minier.

La municipalité a beau s’être mobilisée autour du projet – le frère du docteur Franques est premier adjoint de la maire (Horizons) –, elle n’en fait pas pour autant un « remède miracle » : « L’enjeu, sur le long terme, est de soutenir l’activité de groupe et l’exercice médical coordonné [les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) que le gouvernement veut développer], de bonifier le temps médical, et, évidemment, de continuer de travailler sur l’attractivité de notre territoire », énumère M. Hangard.

La ville mise aussi sur les « incitations ». Elle vient d’aider un couple de médecins parisiens à s’installer, en les soutenant dans leurs recherches d’une maison, d’un local pour exercer, de places en crèche… Le centre de santé est une « réponse d’urgence, face à un besoin immédiat », conclut l’élu. « Si, un jour, on nous dit qu’on ne sert plus à rien, on n’aura qu’à dissoudre l’association et tirer le rideau, assure le docteur Carcaillet. On n’est pas là pour faire de la concurrence à la jeune génération. »